L’impasse nationaliste
L’idée de nation est une très vieille dame, mais elle n’a pas totalement perdu ses charmes. Voilà ce que je me dis souvent en lisant les articles ou commentaires de certains agoravoxiens. Or, parmi ces derniers, il n’y a pas que des inconditionnels de Marine Le Pen. Que signifie cet attachement à la nation ? S’agit-il de la persistance d’une illusion ? S’accroche-t-on à la nation comme à un bout d’épave après un naufrage ? Faut-il voir au contraire dans le nationalisme la seule posture réaliste, le seul antidote efficace contre la mondialisation ?
Une notion très ambiguë
Une des difficultés du problème, c’est que le mot « nation » a au moins deux significations. Il peut désigner une ethnie, c’est-à-dire un groupe d’hommes liés par certains traits culturels communs : langue, coutumes, traditions artistiques, éventuellement religion. Mais le mot « nation » a aussi un sens politique. Il renvoie alors au peuple (mot bien ambigu lui aussi !) au sens de la totalité des citoyens. La nation, de ce point de vue, c’est un ensemble de gens qui veulent vivre sous les mêmes lois et un même gouvernement. En ce sens, ils constituent ce qu’on appelle parfois un État-nation. C’est ainsi qu’on peut parler d’une nation suisse, bien qu’il s’agisse d’un État multiethnique. Inversement, on a pu parler d’une nation allemande ou d’une nation italienne avant même que l’Allemagne ou l’Italie ne forme une unité politique et territoriale.
Tout serait encore assez simple si les deux significations du mot « nation » étaient clairement distinctes. Or, il existe des liens étroits entre elles. Avant même de prendre la forme d’un État, une ethnie peut avoir la volonté de constituer une entité politique. Avant l’unification de l’Allemagne et de l’Italie, les peuples allemand et italien n’avaient pas seulement une homogénéité culturelle (toute relative, d’ailleurs) : ils avaient la volonté de se rassembler en un État. Ou, plus précisément, une partie importante des Italiens et des Allemands avait cette volonté. De manière générale, on peut dire que les États-nations ont souvent été précédés par des mouvements nationalistes. Le mot « nation », même quand il désigne une ethnie, a presque toujours une connotation politique.
Inversement, la nation au sens politique du terme a bien souvent une relative homogénéité ethnique. Il y a au moins deux raisons à cela. La première c’est que les citoyens ne peuvent être unis s’ils ne se comprennent pas. Il faut donc qu’il y ait une langue dominante, comme en France, ou qu’il y ait un bilinguisme de la plupart des citoyens, comme en Espagne ou en Allemagne, où l’existence de langues régionales ou de dialectes n’empêche pas les citoyens de parler correctement l’espagnol ou l’allemand standard. Par ailleurs, il est impossible que des citoyens vivent sous des lois communes si leurs coutumes sont par trop différentes. Il peut bien y avoir une certaine autonomie coutumière ou juridique des différentes régions d’un État, mais cette autonomie doit être encadrée par des lois nationales, qui elles-mêmes supposent une relative homogénéité des mentalités et des manières de vivre. Même dans une vaste fédération comme les États-Unis, la diversité culturelle et juridique n’empêche pas un fort sentiment national, lié entre autres à l’existence d’une langue commune (malgré des variantes importantes et la concurrence de l’espagnol dans certains États) et à un attachement quasi religieux à la constitution fédérale.
Les deux nationalismes
Comme on vient de le voir, la nation a deux aspects liés : un aspect politique et un aspect ethnique. Cependant, pour liés qu’ils soient, ces deux aspects n’en sont pas moins distincts. Aussi est-il possible de privilégier l’un par rapport à l’autre. Il y aura donc deux grandes manières de définir la nation : l’une mettant l’accent sur l’identité ethnique, l’autre sur la volonté populaire des libres citoyens.
À ces deux conceptions de la nation correspondent deux types de nationalisme. De manière générale, le nationalisme est un attachement – plus ou moins passionné, plus ou moins exclusif – à la nation. Même quand il n’est pas agressif ou expansionniste, il vise à maintenir la souveraineté du peuple contre l’appétit de pouvoir des puissances étrangères. Seulement, ce nationalisme peut prendre des formes très différentes suivant la manière dont il définit le « peuple » ou la « nation ».
Pour la droite la plus conservatrice, c’est l’ethnie qui prédomine. La tradition, le culte des ancêtres, l’idée que la Nation forme une grande famille, tout cela caractérise généralement la pensée d’extrême droite. C’est ainsi que la Révolution française, qui fut pourtant à l’origine du nationalisme, est souvent vue d’un mauvais œil au Front National, parce qu’elle a prétendu rompre avec tout le passé glorieux de la France du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Ancien régime. Si la bataille de Valmy a été célébrée en 2007 par les amis de M. Le Pen, ce n’est pas parce qu’elle a été menée par une armée révolutionnaire et démocratique : c’est parce qu’elle symbolisait la puissance et l’unité de l’éternelle Nation française.
À ce propos, je ne peux m’empêcher de vous renvoyer au site de Pascal Erre, conseiller général FN, secrétaire général du FN dans la Marne et nostalgique de l’Ancien régime :
« Comme disait Jeanne d'Arc, à l'assaut d'Orléans, "Tout est à vous !".
Oui, tout est à nous, que ce soit la France d'avant 1789, ou celle d'après 1789. Nous sommes à la fois les fils de Jeanne et les fils des soldats de Valmy !
Pour stopper l'envahisseur étranger, Kellermann cria "vive la nation !" pour galvaniser ses troupes. C'est là la vieille tradition des Français qui ont toujours voulu être reconnu comme corps politique, "empereur en son royaume", depuis les origines, et ce bien avant 1789 et VALMY ! »
Jeanne d'Arc, icône d'un certain nationalisme
À cette conception ethnique de la nation, on pourra préférer une conception républicaine – celle de Rousseau qui, n’en déplaise à l’inénarrable M. Erre, est en parfaite contradiction avec l’Ancien régime. Selon cette conception, la nation est d’abord le rassemblement de gens qui décident de vivre ensemble et de participer activement aux affaires publiques. Cette conception me paraît préférable pour deux raisons. La première, c’est que la liberté est sans doute le bien essentiel de l’homme. Ce dernier n’a donc pas à être l’esclave de traditions et de coutumes. Il doit, en devenant citoyen, prendre en main son destin et accepter de rompre avec une « identité nationale » figée et morbide. Cela ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il faut rejeter toute tradition. Même la société la plus démocratique a besoin de traditions – ne serait-ce que de traditions démocratiques ! De plus, la rupture révolutionnaire ne signifie pas le rejet total du passé pré-démocratique. L’instauration de la république en France n’a pas jeté aux oubliettes de l’histoire toute la culture du Moyen âge, de la Renaissance et de l’Ancien régime. Au contraire, cette culture fait aujourd’hui partie du patrimoine transmis, tant bien que mal, par l’école républicaine.
La deuxième raison pour laquelle la conception traditionaliste de la nation n’est pas recevable, c’est qu’elle est tout simplement fausse. Elle substitue à l’histoire un roman national, c’est-à-dire un mythe destiné à gommer les ruptures historiques et à exalter une anachronique « identité nationale », qui existerait depuis Jeanne d’Arc, voire depuis Charlemagne, Clovis, Vercingétorix, Lascaux… Dans certains cas, ce culte de l’autochtonie va jusqu’au racisme. Le bon Français (comme le bon Allemand, le bon Géorgien, etc.) ce n’est pas seulement celui qui est imprégné de la culture dominante de son pays : c’est aussi celui qui est de la bonne « race ». Cette confusion entre ethnie et « race » vient en partie d’un manque de culture historique : faute de connaître les profondes mutations de leur propre pays, beaucoup de nationalistes ont l’impression que leurs traditions existent depuis toujours, donc qu’elles sont naturelles et par conséquent liées à certaines caractéristiques biologiques.
L’illusion nationale
Je viens d’opposer deux conceptions de la nation. L’une, conservatrice ou réactionnaire, insiste sur les racines ethniques du peuple, parfois même sur la pureté de la « race » ; l’autre, républicaine, issue de la Révolution française, voit dans la nation une libre association de citoyens unis par un projet commun, par une même volonté de vivre ensemble, indépendamment de leurs origines ethniques. Pour dire les choses un peu schématiquement, la première conception de la nation est tournée vers le passé (un passé d’ailleurs largement mythifié) tandis que la seconde est tournée vers l’avenir.
Cependant, on pourrait se demander si ces deux idéologies ne sont pas les deux faces opposées d’une même médaille. Toutes les deux ont en effet un point commun important : elles font de la nation une totalité indivisible, un grand corps animé par une même volonté. Toutes les deux privilégient l’unité par rapport aux conflits sociaux. N’y a-t-il pas là une illusion ? C’est évidemment le cas dans les nationalismes d’extrême droite. Le fascisme, le nazisme, le franquisme comme le pétainisme, malgré leurs importantes différences, ont la plupart du temps nié les conflits de classe et cherché à fédérer le peuple autour d’un même parti et d’un même chef. S’il y avait une composante anticapitaliste dans le nazisme, elle a été réprimée dans le sang lors de la nuit des longs couteaux.
Mais n’y a-t-il pas également une illusion dans le nationalisme républicain, celui qui s’inspire de Rousseau et de la Révolution française ? Rousseau lui-même l’avait dit dans le Contrat social : une République digne de ce nom suppose une relative égalité économique. Lorsqu’il existe de trop grands écarts de richesses, certains citoyens peuvent en acheter d’autres et le contrat social est rompu. L’égalité juridique n’est plus alors qu’un leurre, destinée à masquer des rapports de domination : « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n'est qu'apparente et illusoire, elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. D'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop. » (Du contrat social, note à la fin du livre I)
Ainsi, on n’a pas besoin d’être marxiste pour suspecter le nationalisme d’être une illusion. Il suffit de lire attentivement Rousseau et de comparer l’État idéal qu’il appelle « République » avec la république réellement existante, telle qu’elle existe en France ou dans les autres pays démocratiques. Partout l’on voit une petite minorité de privilégiés – tant sur le plan financier que sur le plan culturel – diriger les affaires publiques, les grandes entreprises, la finance et les médias. Partout l’on voit une oligarchie « décomplexée » faire passer son intérêt particulier pour l’intérêt général.
Et ce phénomène n’est malheureusement pas nouveau : déjà en 1914, les conflits de classe ont été soigneusement étouffés au nom de l’ « Union sacrée ». Même les partis sociaux-démocrates – alors révolutionnaires et marxistes – ont sacrifié leur internationalisme sur l’autel de la Nation. Or, cette « nation » n’était qu’une idole, une image d’Épinal, une fiction pour laquelle on a broyé les citoyens réels. Ces derniers ont été envoyés au casse-pipe par centaines de milliers, et parfois pour regagner seulement quelques mètres de terrains. Et, comme de par hasard, ceux qui étaient les plus exposés à ces grandes tueries étaient issus des milieux populaires. Certes, il y eut des morts parmi les soldats et officiers issus des classes privilégiées, mais il n’en demeure pas moins qu’une bonne partie de la bourgeoisie a su tirer son épingle du jeu et est restée « planquée » à l’arrière.
Double impasse
Faut-il alors définitivement abandonner l’idée nationale ? Fallait-il applaudir l’intellectuel Antonio Negri, lorsqu’il a souhaité la victoire du « oui » lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, ce dernier étant à ses yeux susceptible de « faire disparaître cette merde d'État-nation » (Libération, 13 mai 2005) ? (Source : Wikipedia) Je ne le crois pas. Car si le nationalisme est une illusion, on peut en dire tout autant de l’internationalisme. La IIIème Internationale, la seule internationale ouvrière qui ait jamais joué un rôle décisif dans l’histoire, n’a dû son efficacité qu’au fait qu’elle était solidement implantée dans quelques « merdes d’États-nations » (Russie soviétique, Italie, France…).
Il semble donc que le nationalisme comme l’internationalisme soient deux impasses, en tout cas si on les prend abstraitement, en prétendant les séparer radicalement. Pour rénover la politique dans un sens authentiquement républicain et démocratique, il faudrait comprendre comment nationalisme et internationalisme peuvent s’articuler l’un à l’autre. Question hautement difficile, qui fera l’objet d’un prochain article.
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