Le pronostic collectif, plus fiable que les sondages
En analysant les pronostics des parieurs en ligne, les économistes ont constaté que ceux-ci étaient en général plus fiables que les sondages. Encore une belle démonstration d’intelligence collective.

A en croire les sondeurs et les médias, l’élection présidentielle va se joueur dans un mouchoir de poche et chacun a sa chance. Sarkozy peine à rassembler ; Ségolène fait du yoyo ; Bayrou brouille les cartes ; les électeurs sont indécis, volages ou rebelles... Quel suspense, que de rebondissements ! Pourtant, il est intéressant de constater que cette conclusion n’est pas du tout celle des parieurs en ligne, eux qui risquent leurs précieux deniers sur l’un ou l’autre des candidats. Pour eux, Sarkozy fait aujourd’hui la course largement en tête, avec deux chances sur trois de gagner, alors que Royal n’en a qu’une sur quatre et que Bayrou plafonne à une chance sur dix ! Selon vous, qui a le plus de chances d’avoir raison, l’éditorialiste, le sondeur ou le bookmaker ?
Depuis que, grâce à Internet, les élections sont devenues un sujet de paris au moins aussi populaire que la Coupe du monde de football, les économistes des plus prestigieuses universités américaines (Stanford, MIT, Wharton, CalTech) ont constaté que les pronostics collectifs des parieurs étaient généralement plus crédibles que ceux des commentateurs professionnels et des sondages d’opinion. Ce type de pronostic se révèle si fiable, quel que soit le sujet, que des géants industriels comme Arcelor-Mittal, Hewlett-Packard, Google et Pfizer améliorent la qualité de leurs prévisions de chiffre d’affaires ou autres variables stratégiques en organisant les paris entre leurs propres employés et cadres dirigeants !
Selon les chercheurs, les meilleurs pronostics sont obtenus quand les parieurs peuvent négocier directement entre eux plutôt qu’en passant par un intermédiaire du genre bookmaker. On parle alors d’un véritable « marché de prédictions ». On y spécule sur des pronostics cotés sous forme d’actions : si le pronostic s’avère correct, l’action sera remboursée 1 dollar, sinon elle ne vaudra rien. En attendant que la réalité décide sa valeur finale, le prix du pronostic se négocie directement entre les parieurs et il représente en gros la probabilité que le pronostic se réalise.
Par exemple aujourd’hui, sur NewsFutures, vous pouvez acheter des actions « Bayrou président » au prix de 10 cents (ce qui veut dire une probabilité de 10% qu’il soit élu). Si Bayrou gagne l’élection, ces actions vous seront rachetées 1 dollar chaque, et vous aurez fait un joli profit. En revanche, si Bayrou perd, vous aurez perdu votre investissement. Mais vous n’êtes pas non plus obligé d’attendre le jour du vote pour revendre vos actions ; vous pouvez les revendre à n’importe quel moment tant qu’il y a des acheteurs prêts à payer le prix que vous en demandez. Ainsi, ceux qui avaient acheté du Bayrou pas cher du tout en janvier, disons autour de 8 cents, ont pu les revendre mi-mars autour de 20 cents avant l’éclatement de la « bulle béarnaise ». Moins chanceux, ceux qui ont acheté des actions Ségolène au plus haut, à 52 cents lorsqu’elle caracolait dans les sondages en novembre-décembre, sont peut-être soulagés d’avoir pu limiter la casse en les revendant à 25 cents la semaine dernière...
Amusant, certes, mais pas frivole pour autant. Le premier marché de prédictions fut mis en ligne en 1988 (d’abord par email, puis sur le Web) par le département d’économie de l’université de l’Iowa pour permettre aux étudiants de parier sur le vainqueur des élections américaines. Depuis, l’Iowa Electronic Market (IEM) bat systématiquement les sondages à chaque élection présidentielle, avec une erreur moyenne de seulement 1,37%. De même, lors de l’élection présidentielle de 2004 puis des législatives de 2006, les parieurs d’Intrade, un site irlandais, ont correctement prédit le résultat du vote dans chacun des 50 Etats américains. Grâce à ces belles performances, IEM et Intrade sont devenus, outre-Atlantique, des références incontournables dans les grands médias à chaque rendez-vous électoral américain, au même titre que les principaux instituts de sondages.
Plus proche de nous, en Hollande, un marché que NewsFutures avait mis en place pour le grand quotidien de Volkskrant lors des élections parlementaires de novembre dernier a non seulement battu les sondages mais a aussi deviné, dès que fut connu le résultat du vote, quelle coalition tripartite allait parvenir à former le nouveau gouvernement. Après quelques semaines de négociation, les chefs de partis durent se résoudre à former la coalition que les parieurs avaient pressentie. (voir ici.)
Ces performances sont d’autant plus étonnantes que, contrairement aux sondages, aucun effort n’est fait pour que l’échantillon des parieurs soit « représentatif » de la population des électeurs. Au contraire, les quelques centaines de participants à l’IEM sont très majoritairement blancs, mâles, jeunes, matheux, conservateurs, plutôt aisés et originaires de l’Iowa... Ceux d’Intrade sont plutôt des golden boys de Wall Street et de la City, et ceux de NewsFutures sont simplement des internautes passionnés d’actualité, qu’elle soit politique, sportive ou générale.
Alors, comment expliquer que les marchés de prédictions rivalisent en précision avec les sondages ? D’après les économistes, il y a trois raisons principales. Premièrement, la transparence : la question posée aux parieurs - « Qui sera élu le jour du vote ? » ou bien « Quel sera le score du candidat X le jour du vote ? » - est directement reliée à ce que l’on cherche à prédire, c’est-à-dire le résultat du vote. Ce n’est pas le cas du sondage d’opinion qui ne renseigne que sur les intentions de vote aujourd’hui. Or, non seulement le vote n’a pas lieu aujourd’hui, mais en plus, l’extraction d’une intention de vote globale à partir de quelques centaines d’intentions de vote personnelles requiert une alchimie délicate, particulièrement créative, qui s’accomplit selon des formules encore plus secrètes que celle du Coca Cola. C’est la porte ouverte à toutes sortes de manipulations ou d’aveuglements. Les parieurs, eux, négocient le pronostic en toute transparence.
Deuxièmement, l’appât du gain : les parieurs s’investissent, littéralement, dans leurs pronostics. A la différence des sondés, ils prennent un risque, et chacun prend ce risque en proportion de sa certitude. Du coup, ils sont très friands d’analyses judicieuses et d’informations fiables, et le prix auquel s’échange un pronostic est généralement déterminé par ceux qui, à chaque instant, sont les mieux informés et les plus certains d’avoir raison. Ceux qui ont tendance à se tromper souvent ne font pas de vieux os et perdent vite leur influence... Et cela reste vrai même quand les paris se font avec de l’argent virtuel (monopole de la Française des jeux oblige), comme l’a montré une expérience menée conjointement par NewsFutures, Wharton et Yahoo ! sur toute une saison de pronostics sportifs (voir ici). Les lots que l’on peut s’offrir avec ses profits virtuels, et surtout la « réputation » que l’on acquiert (ou que l’on perd) dans la communauté des parieurs suffit à motiver les participants et garantir la fiabilité des pronostics.
Troisièmement, l’efficacité de la fameuse « main invisible » : chaque spéculateur est naturellement enclin à vouloir profiter avant les autres de toute nouvelle information susceptible d’influencer le prix du pronostic. Si le prix actuel lui semble trop bas ou trop haut, l’appât du gain l’incitera à acheter ou vendre jusqu’à ce que le prix s’accorde mieux avec son opinion et qu’il n’y ait plus, selon lui, d’opportunité de profit. En conséquence, le prix du marché incorpore à tout moment l’ensemble des informations et des analyses disponibles dans les cerveaux des parieurs. Les biais et les erreurs, en quantité égale de chaque côté de la vérité, s’annulent pour ne laisser que le meilleur « signal », le produit dynamique d’une intelligence collective sans cesse mise à jour.
C’est donc tout cela qui contribue à rendre le pronostic collectif non seulement plus crédible mais aussi plus stable, moins facilement victime des modes passagères et du bruit médiatique que les projections que l’on extrait des sondages.
Un exemple ? Le passage célébré de Ségolène Royal sur TF1 le 19 février aura temporairement boosté les intentions de vote en sa faveur au premier comme au second tour - CSA et IFOP la replaceront soudain à égalité avec Sarkozy - alors que sa cote sur NewsFutures restait relativement stable, un peu en dessous de 40% de chances de gagner. Autre exemple, l’insoutenable suspense entretenu pendant des semaines par tous les médias, et l’intéressé lui-même, sur la candidature de Jean-Marie Le Pen : Aura-t-il ses signatures ? Pendant ce temps-là, sur NewsFutures, le prix de l’action « Le Pen candidat » continuait d’osciller autour de 90% de probabilité. C’était un peu comme si on vous avait dit la fin du film avant que vous ne l’ayez vu...
Alors, les sondages sont-ils voués à disparaître ? Évidemment pas, car mesurer les intentions de vote à un instant t sera toujours informatif, ou au moins distrayant. Mais pour ce qui est de pronostiquer le résultat d’une élection, on voudra plutôt faire confiance à l’intelligence collective des électeurs-parieurs, ces « meilleurs experts » du vote populaire.
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Pour en savoir plus :
1. La page wikipediawikipedia sur les « prediction markets »
2. Workers, place your bets - BusinessWeek, juillet 2006.
3. The Wisdom of Crowds - James Surowiecki (2004).
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