La morale enseignée par des curés à l’école ?
En février 2008, le président de la République M. Sarkozy est revenu sur le discours [1] qu’il a prononcé à la basilique Saint-Jean de Latran en affirmant : « Jamais je n’ai dit que la morale laïque était inférieure à la morale religieuse. Ma conviction est qu’elles sont complémentaires. »[2] Selon le président, la morale laïque aurait besoin d’être complétée par une morale religieuse, elle serait donc incomplète, non suffisante. Verra-t-on bientôt des curés dans les écoles ?
Si nous considérons les morales des trois grandes religions monothéistes, ce sont des ensembles de règles qui avaient ou qui ont encore valeur de lois. Selon une conception traditionnelle récurrente, celui qui les enfreint risquerait la damnation et, au contraire, celui qui les respecte gagnerait le salut éternel. C’est souvent ainsi que la morale religieuse s’est imposée. Mais que vaut une telle morale ?
Selon
qu’on aide quelqu’un contre une rémunération ou qu’on l’aide gratuitement, il y a une différence fondamentale.
Dans le premier cas, c’est un échange « gagnant-gagnant »,
il n’y a nulle morale. Dans le deuxième, on a agit pour
l’intérêt de l’autre et ce, gratuitement. Voilà
ce qu’on peut qualifier de moral.
En
ce qui concerne les interdits, se garder, par exemple, de voler
uniquement par peur du gendarme, mais le faire en étant
certain d’être impuni (en portant l’anneau de Gygès
[3] de Platon par exemple), n’est qu’un faux-semblant de morale.
Il
en est de même pour ceux qui ont des mœurs conformes à
leur religion dans l’attente d’une rétribution divine, ils ne
diffèrent guère de ceux qui rendent des services contre
une rémunération, ils le font dans une logique
d’intérêt, il n’y a aucune morale.
Et
l’obéissance aux principes par amour pour Dieu ? La fin n’est
pas l’intérêt d’autrui mais de plaire à Dieu,
et si la foi en ce dernier ne perdurait pas, on peut se demander si
les principes seraient encore respectés ou non. Cette
obéissance ne peut donc être qualifiée de morale.
Si Dieu existe, son jugement moral est absolu, mais nous n’y avons pas
accès. Ceux qui prétendent le connaître, au
mieux, ils toléreront ceux qui ne sont pas en accord avec eux,
et ils considéreront ces derniers dans l’erreur, dans
l’immoralité. Au pire, ils seront tentés d’imposer leur
morale. Peut-on le faire ? Nous reviendrons sur ce point plus loin.
Pour
les non-croyants, il n’y a ni Dieu législateur, ni Dieu
justicier : les salauds ne seront pas punis et les justes ne seront
pas récompensés. Et pourtant, il faut bien vivre. Dans
un monde sans Dieu, la morale nous est sans doute plus indispensable
encore. Parce qu’elle est
nécessaire, la morale s’impose à nous mais ne
peut pas être imposée par autrui. En effet, peut-on
obliger un égoïste à être généreux ?
On pourrait le forcer à donner mais il ne sera pas plus
généreux pour autant. La morale n’a de sens que si on
se l’impose à soi-même. Serait-elle alors relative ? A
chacun sa morale ? Pour savoir si un acte est moral ou non, il faut
imaginer les conséquences dans le cas où tout le monde
se permettrait cet acte. Ainsi, la morale s’impose universellement :
si j’estime qu’un acte ne doit pas être commis par les autres,
je dois me l’interdire aussi. On pourrait reformuler ce principe par
l’impératif catégorique de Kant : « Agis selon la
maxime qui peut en même temps se transformer en loi
universelle. »
Ce
principe est-il néanmoins suffisant pour fonder toutes nos
actions et nos jugements ?
Il
est difficile de porter un jugement moral catégoriquement. Par
exemple, aider une personne peut en fin de compte lui faire plus de
tort qu’autre chose (en lui donnant de mauvaises habitudes par
exemple). Et chacun de nous est un individu différent, nous
avons des goûts, des préférences, des capacités
de tolérance dissemblables. Ce
qui j’affectionne peut être insupportable pour un autre et
vice versa.
Enfin,
suivant l’impératif catégorique, le mensonge serait
définitivement immoral. Mais durant l’Occupation, mentir aux
occupants allemands pour sauver des juifs, était-ce immoral ?
J’en doute.
L’impératif
catégorique est trop radical, aucun principe ne saurait être
absolu, il faut utiliser notre raison et nos sentiments (empathie,
amour, compassion) pour faire
notre jugement de chaque situation. La raison étant
universelle, un homme « moralement bon » tend, avec le
temps et la mondialisation, à avoir à peu près
la même définition partout dans le monde : c’est un homme
honnête, non violent, généreux, etc. Des valeurs
qui tendent à être universelles existent et heureusement
pour notre coexistence ! Cela n’a rien de transcendant, il existe chez
d’autres espèces des comportements « altruistes »
instinctifs [4] et des sentiments moraux (attachement, peine) sont
observables chez les singes et les cétacés par exemple.
Ces comportements « protomoraux » s’expliquent par la
sélection naturelle, l’entraide étant favorable à
la survie du groupe. L’instinct parental n’y est sans doute pas
étranger : avoir l’instinct de s’occuper de sa progéniture,
qui est indispensable à la survie de l’espèce, est un
premier pas vers la capacité d’éprouver de l’attention
pour les autres qui sont en dehors du cercle familiale, pas que
l’Homme a franchi. Ce dernier a des capacités cognitives
nécessaires pour avoir des jugements moraux basés sur
les sentiments moraux et élaborés par la raison. L’Homme
est libre de s’imposer des devoirs gratuits.
Revenons
au discours du président : tout d’abord, quelle religion
précisément pourrait être à la base de la
morale religieuse enseignée ? La religion chrétienne ? La
religion juive ? La religion musulmane ? Plusieurs religions à
la fois ? Mais que faire quand deux religions proposent des credo qui
se contredisent ?
Pour
résoudre les contradictions qui ne manqueront pas, un précepte
précis devra être choisi au détriment des autres.
En effet, faudrait-il, par exemple, préférer la loi du
Talion [5] ou suivre les paroles de Jésus [6] ?
Pour
éviter les contradictions inter-religieuses, il serait
possible de décider de ne tenir compte que d’une seule
religion mais choisir un credo auquel on se soumet, c’est encore
choisir. Nous n’échappons pas à notre liberté de
nous définir moralement.
Avoir une morale exige non pas de croire mais de comprendre. Or, l’enseignement du bien et du mal par un curé nécessite comme préalable la foi. De plus, cela poserait un problème de ségrégation vis-à-vis des athées ou des croyants d’autres confessions, à moins d’organiser des cours séparés et d’enseigner des morales différentes ?
Les religions ont marqué définitivement l’humanité pour le meilleur et pour le pire, l’enseignement de leurs histoires et de leurs credo est autant légitime que celui de l’histoire plus généralement. Dans une République laïque, ceci n’est concevable que par un instituteur qui se doit d’être neutre et objectif, critères que ne remplit pas un curé. Le discours du président de la République est non seulement une remise en cause de la laïcité mais aussi une offense envers les non-croyants, en préjugeant de la non-intégralité de leur morale. L’enseignement de la morale, telle qu’il l’a évoquée, pose des problèmes de pratique et de principe. Quelles conséquences ? Dans le meilleur des cas, elles seront nulles mais ces propos décrédibilisent le président in fine.
La morale ne se trouve pas tout faite, sous forme de règles à appliquer à la lettre, dans des livres, qu’ils soient religieux ou non. Nous devons user de notre raison et de nos sentiments moraux pour les choisir quand on nous les présente, et nous devons les inventer pour des situations inédites. Se faire son propre jugement moral est peut-être la première liberté des êtres raisonnables et moraux.
Sensibiliser dès l’enfance les individus aux problèmes moraux est louable mais il y a une nette différence entre cela et enseigner la morale religieuse qui se limiterait à transmettre des mœurs et des règles arbitraires.
Une morale laïque voire non théiste n’est en aucune façon inférieure à la morale religieuse ou théiste, Dieu n’est aucunement nécessaire à la morale. Au contraire, le concept d’une justice transcendante ou d’un Dieu qui sanctionne et qui récompense, détruit toute dimension morale aux règles qu’il imposerait. Bien sûr, Dieu n’empêche pas non plus la morale, tant que celle-ci est indépendante de lui. Une morale authentique est indépendante de Dieu, même s’il existe.
1 : En décembre 2007, le président avait déclaré que « dans la transmission et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».
http://www.france-catholique.fr/Discours-de-Nicolas-Sarkozy-au.html
2 : http://afp.google.com/article/ALeqM5iHjlyTwRk5LMggTgrhFHeckJCc0Q
« Et
jamais je n’ai dit que l’instituteur était inférieur au
curé, au rabbin ou à l’imam pour transmettre des
valeurs. Mais ce dont ils témoignent n’est tout simplement pas
la même chose. Le premier témoigne d’une morale laïque,
faite d’honnêteté, de tolérance, de respect. Que
ne dirait-on pas d’ailleurs si l’instituteur s’autorisait à
témoigner d’une morale religieuse ? Le second témoigne
d’une transcendance dont la crédibilité est d’autant
plus forte qu’elle se décline dans une certaine radicalité
de vie. »
3 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Anneau_de_Gyg%C3%A8s
4 : Une abeille par exemple ne travaille pas pour elle seule et elle est aussi capable de se sacrifier en utilisant son dard, ce qui déchire son abdomen, pour défendre sa colonie. Chez certaines espèces d’oiseaux qui vivent en groupes, il y a des individus qui alertent leurs congénères de la présence des prédateurs au risque de se rendre plus vulnérables car plus repérables. (http://www.ornithomedia.com/pratique/debuter/debut_art31_1.htm)
Par comportements « altruistes », je fais un abus de langage, je ne prétends pas bien sûr que l’abeille ou l’oiseau auraient des sentiments altruistes, ce ne sont que des comportements, a priori, instinctifs et irraisonnés.
5 :
Exode 21,23-25 : « Mais si malheur arrive, tu paieras vie
pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour
pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure,
meurtrissure pour meurtrissure. »
Lévitique, 9,17-22 : « Si un homme frappe à mort un être humain, quel
qu’il soit, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un
animal, il le remplacera - vie pour vie. Si un homme provoque une
infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu’il a fait :
fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on provoquera
chez lui la même infirmité qu’il a provoquée chez
l’autre. »
6 :
Matthieu 5,38-42 : « Vous avez appris qu’il a été
dit : œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de
ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un
te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. A qui veut te
mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton
manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux
mille avec lui. A qui te demande, donne ; à qui veut
t’emprunter, ne tourne pas le dos. »
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