Cher Frédéric Alexandroff,
Je viens de lire votre article sur le Prophète, intitulé « Portraits d’Islam (1) : Mahomet, le Conquérant de l’Arabie »
Aussi, je vous répondrai, ici-même sur Agoravox, d’écrivain à écrivain. Avant toute chose, je prends acte de votre intention, que vous formulez abondamment dans ce court papier. Sortir des préjugés, en finir avec les propos de caniveau et les calomnies que de prétendus intellectuels se sont fait un devoir de répandre dans la presse, sur le Prophète. Cette intention, à elle seule, vous honore.
Néanmoins, en dépit ou à cause de cette intention, de profondes réserves s’imposent, quant au contenu de votre article. Plusieurs erreurs et omissions, y figurent. Je tâcherais d’y répondre de manière synthétique.
Votre première erreur, Frédéric, est l’emploi nominal du fondateur de cette religion, que vous présenter sous le nom propre de Mahomet. Mahomet n’est pas le nom du Prophète. Vous le savez et tous le savent. Mohamed ou Muhammad est la transcription phonétiquement correcte du nom du Prophète. J’ajoute que ces transcriptions sont largement employées lorsqu’elles désignent des homonymes contemporains. Ce n’est pas un simple détail. Depuis, le Moyen-âge, les français emploient le nom propre Mahomet, qui est une construction linguistique, une déformation calomnieuse, opérée dans un contexte historique qui s’y prêtait volontiers. Lisez mon article sur le sujet
http://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/mahomet-est-une-caricature-36569 et vous saisirez les raisons qui ont déterminé cette déformation linguistique, celles précisément qui doivent nous convaincre de laisser au Moyen-âge ce qui lui appartient. Et de rendre à Mohamed, ce qui lui appartient : son identité.
La seconde erreur est votre interprétation des persécutions que le Prophète subit de la part de Qoraysh. Vous les présenter de la manière suivante : “ses prêches lui valent également bon nombre de railleries, puis l’hostilité pure et simple de nombreux habitants de La Mecque, notamment parmi la classe dirigeante qui redoutait sans doute de voir le prédicateur isolé se muer en un chef politique de premier plan. ” .
Vous semblez oublier ou ignorer un célèbre épisode de la vie prophétique (Sira) ou l’un des notables mecqouis, Otba ibn Rabia, vint voir le Prophète, au nom de Qoraysh et lui proposer de renoncer à sa mission prophétique. Il lui proposa l’argent, le pouvoir politique et même la royauté. Le Prophète l’écouta attentivement, refusa ses propositions et en guise de réponse, lui récita la sourate 41, versets 1 à 5. Visiblement touché par cette récitation, Otba s’en revint voir ses compagnons et tenta de les convaincre de renoncer à leurs persécutions. Ce qu’ils refusèrent.
Religion et politique
Concernant vos propos sur le rôle politique du Prophète, en particulier lorsque vous écrivez ceci :
“Chef politique, car il était le seul à pouvoir jouer le rôle d’arbitre, susceptible de garantir l’équilibre entre les différentes composantes de cette communauté : musulmans mecquois chassés de leur ville, bédouins de Yathrib convertis et clans juifs "associés" aux destinées de la nouvelle entité, prémisse de l’État musulman à venir.”,
des réserves s’imposent. De manière générale, le ton que vous donnez à votre article est problématique puisque le tableau que vous peignez semble davantage conforme à l’idée que vous vous en faîtes, qu’à la réalité. Ce qui vous fera comparer Médine à une république du désert1. Si le Prophète a bien été chef de guerre et chef politique (je ne le nie nullement et cela n’est pas, en soi, problématique. Moïse le fut également), il n’a pas été que cela et il n’a pas été, surtout, cela. L’essentiel et la plus grande partie de la réforme religieuse du Prophète Muhammad fut doctrinale (dogmatique), spirituelle et morale. Elle fut également sociale, économique, politique, mais à un autre niveau. Pour revenir à votre passage, l’union entre émigrés mecquois et ansars (médinois) fut un acte d’amour et de fraternité, avant d’être une alliance politique. Cette union fut scellée par un pacte de fraternisation, tout juste antérieur à la Constitution de Médine, qui pour sa part, est bien un document politique régissant les rapports de l’ensemble des médinois.
Les propos suivants : “et cette amertume nourrissait son ambition de reconquérir sa ville natale “ vont dans le même sens et induisent que le Prophète fut un homme belliqueux, dominateur et conquérant, comme vous le titrez maladroitement. Autant d’affirmations qui ne concordent pas avec le portrait et le profil psychologique du Prophète. Ni la violence, ni l’injustice, ni le mépris, ni même l’ambition politique ne furent les ressorts de son âme. Seule la Révélation le guida dans son oeuvre et ses compagnons, qu’il ne cessait de consulter, avant chaque décision. Sa vie entière en témoigne. Encore faut-il avoir la constance et fournir l’effort de lire et d’étudier cette vie, en entier, comme il se doit 2.
Concernant le passage suivant : “ Mahomet se retrouva, effectivement, dans l’obligation d’avoir recours au pillage, dans le double objectif de gêner le commerce des Mecquois et de récupérer une part de leurs profits à son propre avantage” , vous ne restituez pas le contexte historique, ce qui déforme considérablement la présentation des faits. Ces détournements de caravanes correspondaient à deux objectifs. Restituer aux mouhajjirouns (les émigrés mecquois) leurs biens matériels dont les mecquois de Qoraysh s’emparèrent, des biens qu’ils durent laisser derrière-eux, à leur départ et qu’ils perdirent définitivement. Riposter aux politiques d’embargos économiques décrétées par La Mecque. Par conséquent, ces détournements de caravanes étaient légitimes et représentaient la seule alternative de survie, pour la nouvelle communauté de Médine.
Au sujet des relations du Prophète avec les juifs, vous parlez à juste titre, d’une détérioration progressive de ces relations. Hélas, vous évoquez, avec beaucoup de légèreté et sans mentionner de quoi précisément il s’agit, ces propos : “De fait, impitoyable, Mahomet le fut sans aucun doute, et à partir de cette époque le divorce fut consommé entre musulmans et juifs “.
Impitoyable, le Prophète ? Sans pitié, celui que ses prisonniers de guerre, admiraient pour son pardon et venaient grossir les rangs de sa oumma ? Sans pitié celui qui décréta, lors de son retour victorieux et triomphant à La Mecque, après 23 ans d’exil et de souffrances, l’amnistie générale et l’abandon de toutes poursuites contre les fauteurs de troubles, la population mecquoise ?
A la lumière de sa biographie, vos propos résonnent comme une injustice flagrante. Cela dit, je présume, et vous me le confirmerez, que vous faites référence à l’épisode qui a entrainé l’exécution de la tribu juive des Banu Qurayzah. Cet épisode ultime doit être jugé et évalué à la lumière de l’ensemble des relations judéo-musulmanes, de cette époque. De ces relations, on peut dire qu’elles évoluèrent de l’invitation au message divin, de son refus par les tribus juives (Banou Nadir, Kaynouka, Kourayzah), de la signature de pactes de non-agression, trahis pour la plupart d’entre eux par ces tribus qui préfèrent s’allier au puissant voisin mecquois, des multiples tentatives d’assassinats envers le Prophète, qui aboutirent toutes à un pardon de sa part, enfin du combat armé, dont l’une des batailles se solda par un siège et une défaite des Kourayzah. Ce siège fut décidé en réponse à la trahison des tribus juives de Médine qui étaient liés par un pacte d’assistance mutuelle avec les musulmans contre les mecquois, pacte qu’ils trahirent en se retournant contre eux, au moment de la bataille dite du Fossé. Vaincus, le sort des Kourayzah ne fut pas déterminé par le Prophète mais par un arbitre, Sa’d ibn Mu’âdh, d’une tribu allié des Kourayzah. Ces derniers acceptèrent cet arbitrage. Sa’d décida que les juifs de Kourayzah seraient jugés selon leur propre loi, celle du Pentateuque (Deutéronome, XX, 10-14), soit la peine de mort pour les hommes et la captivité des femmes. Le Prophète regretta la sévérité de ce jugement, mais il s’en était remis à cet arbitrage. On voit donc que la vérité historique est plus complexe que les récits simplificateurs qu’on en donne, parfois, dans la presse.
Enfin, concernant le changement d’orientation de prière, de Jérusalem à la Mecque, il intervint antérieurement, quelques années avant ces évènements (dix-sept mois après l’hégire) et n’est donc pas la conséquence de cette évolution négative. Il correspond lui-même à un changement de paradigme spirituel, révolutionnaire, au sens ou il fait retour à la foi d’Abraham, qui construisit la Kaaba. J’ajoute que le monothéisme n’est pas une invention israélite mais est beaucoup plus ancienne, que les fils d’Israël. Ni Noé, Ni Enoch, ni Abraham, pour ne citer qu’eux n’étaient juifs. Le monothéisme n’a pas commencé, ni ne s’est terminé avec le judaïsme.
Le dernier des monothéismes
Vous dites encore que “moins de dix ans furent donc nécessaires à Mahomet pour imposer l’Islam à l’Arabie tout entière” et qu’il fut le “créateur d’une nouvelle religion”.
Rien n’est moins vrai que cela et je regrette de vous dire, Frédéric, que l’expression imposer l’islam est en tout point étrangère à la philosophie religieuse de l’islam qui considère que la contrainte annule la foi, qu’elle ne peut produire que de l’hypocrisie religieuse, ce qui la condamne, aux yeux des textes sacrés, plus encore que l’athéisme. Si elle est étrangère à cette philosophie, elle l’est aussi en la personne de son Messager. Je vous renvoie encore, à ce sujet, aux références et aux sources biographiques.
L’islam n’est pas une nouvelle religion, ni le Prophète un innovateur. L’islam se présente dans le Coran lui-même comme la confirmation des Ecritures précédentes, un retour vers le monothéisme abrahamique. Seules quelques prescriptions légales et rituelles en forment la caractéristique, dont l’universalité de son statut.
Dernier point que je vous conteste, Frédéric, vos affirmations selon lesquelles, “le refus de la séparation du spirituel et du temporel fut, du temps de Mahomet, davantage le fruit des faits et de la situation politique arabe, puis après sa mort, de la pratique, notamment avec l’instauration du califat, que la conséquence délibérée d’un Islam "englobant", véritable idéologie à tendance totalitaire”.
Si les circonstances historiques jouent toujours un rôle majeur dans le destin d’un homme ou d’une religion3, elles ne déterminent pas tout et n’éludent en rien les choix, les décisions et les orientations de ces acteurs privilégiés de l’histoire.
La dimension politique du Prophète est un fait. Le califat qui fut établi par le Prophète lui-même est une invention politique, une institution, qui n’existait pas auparavant. Elle fait donc partie de l’héritage et de la réforme prophétique au même titre que l’ensemble de son oeuvre, quoi qu’à un niveau de moindre importance sur l’échelle des valeurs.
Cette globalité du message coranique, que l’on nomme shumuliyya l islam, n’infère en rien un totalitarisme, comme vous le dites. Le totalitarisme est avant toute chose un système bureaucratique , technologique et politique qui obéit à une volonté de contrôle absolu des individus. Il n’est pas déterminée fondamentalement en amont, dans une idéologie. Toute idée qu’elle soit politique, économique, religieuse ou philosophique, peut mener à ce totalitarisme. D’ailleurs, pensez-vous Frédéric, que ce n’est pas déjà le cas, au vu du fichage et du flicage permanent que nous subissons en Europe même ? Et, en dehors d’Agoravox, où aurions-nous pu mener ce débat, franc et courtois ?
1- Si votre comparaison part d’un bon sentiment et est dans son esprit positif, elle ne convient pas à la nature, ni idéologique, ni historique de l’islam. Elle traduit, en outre, un ethnocentrisme courant qui tend à projeter sur l’islam, la relation et le rapport au christianisme et de manière générale, à l’histoire européenne. Les choses ne sont pas vraiment comparables.
2- Il existe de nombreuses biographies écrites sur le Prophète. Voir “Le Prophète de l’islam, sa vie, son oeuvre”, en deux volumes du professeur Muhammad Hamidullah ou encore “La vie de Muhammad”, d’Etienne Dinet, pour en citer deux, parmi les plus prestigieuses.
3- Les circonstances historiques de la Révélation (asbab-an nuzul) représentent un département d’étude à part, dans les sciences du Coran, preuve qu’elles sont intégrées dans sa compréhension.