Les pratiques de l’Eglise ont toujours été ambiguës. "Le plus beau témoignage de la Passion" ainsi que Jean-Paul II qualifia, avant sa datation, le linceul exhibé à Turin, illustre la façon sournoise dont elle entretient un mythe.
Ce suaire, qui aurait drapé le corps du Christ, est l’objet d’une bouffonnerie très particulière. En 1983, don de la Maison de Savoie, l’Église romaine hérite de cette embarrassante relique à l’authenticité contestée. Elle souhaite que la lumière soit faite à son sujet. Dès 1986 des démarches sont effectuées en vue d’établir un protocole réglant les opérations pour dater le suaire par la méthode du carbone 14.
Cette datation doit être incontestable et l’ensemble des opérations contrôlées par un expert neutre. Un docteur du British Museum jouera le rôle d’arbitre. En octobre 1987, le cardinal local désigne les trois laboratoires retenus pour l’expertise, ceux d’Arizona, Oxford et Zurich. En janvier 1988, une conférence réunit les intéressés pour établir la procédure de prélèvement des échantillons et de traitement des résultats.
Pour garantir l’objectivité de la datation, les mesures seront effectuées sur quatre échantillons de tissu anonymes numérotés, l’échantillon du suaire et trois dont l’âge est connu. Les trois échantillons de référence proviendront de pièces de lin à la texture la plus voisine possible de celle de la relique. La dimension et le poids des échantillons seront précis et identiques.
Quelles raisons l’Eglise a-t-elle de douter de l’objectivité de trois laboratoires éparpillés sur la planète ? Aucune ! Pourquoi vouloir à tout prix préserver l’anonymat de la pièce de tissu prélevée ? Mystère. L’important semble d’abord de mettre en avant la bonne volonté et le souci de vérité ecclésiastique.
Le 21 avril 1988, le prélèvement a lieu dans la sacristie de la cathédrale de Turin. Auprès de son Éminence, se trouvent deux experts (le premier du Centre International d’Étude des Textiles Anciens de Lyon, le second de l’Institut Polytechnique de Turin). Bien entendu, le docteur du British Museum, les représentants des laboratoires et les caméras de la télévision assistent à l’opération. Un assistant découpe une bande d’environ 10mm de large et 70mm de long à l’aide d’une paire de ciseaux. Elle est divisée en trois morceaux d’environ 50mg chacun. La précision prévue au protocole laisse un tantinet à désirer. Les échantillons sont emportés dans une pièce attenante. Sous le contrôle du docteur britannique, ils sont enveloppés dans du papier d’aluminium et scellés dans des tubes d’acier inoxydable numérotés. Deux des trois tissus de référence sont emballés de la même manière.
Chacun des laboratoires reçoit trois tubes dont l’un contient l’échantillon du suaire. Le troisième tissu de référence est fourni sous forme de fils dans une simple enveloppe. Phase d’emballage exceptée, elle pourrait renseigner les laboratoires, des prises de vues vidéo documentent les faits. Toutefois, si les laboratoires ignorent quel tube abrite l’échantillon du suaire, la caractéristique de son tissage, connue par des images publiées en 1973, permet de l’identifier. A quoi bon cette dissimulation si elle n’assure pas l’anonymat de la pièce, raison de cette mise en scène ?
Afin de mesurer le rayonnement des atomes de carbone du tissu, et seulement du tissu, celui-ci doit être parfaitement propre. Tout pollen, tache, poussière ou dépôt de matière organique modifie l’intensité du rayonnement. De cette opération de nettoyage dépend la qualité de la mesure. Elle est très délicate avec un morceau d’étoffe et plus encore avec des fils. Pour simplifier ce traitement préparatoire, disent les experts, il a été jugé préférable de courir le risque de l’identification.
Voilà la thèse officielle ! Elle est publiée par le magazine scientifique Nature qui suit toute l’opération et rend compte de sa conclusion. Lorsque les résultats sont publiés : le monde apprend avec étonnement que le suaire est un faux réalisé au Moyen Age et plus exactement au XIVème siècle !
Une décennie après la datation, un microbiologiste du Texas, en mal de prix Nobel, n’a pas lu ou cru le magazine Nature. Il affirme en toute ignorance de cause que c’est la poussière et non l’échantillon du tissu qui a été datée par les trois laboratoires ! Ebloui par ses convictions religieuses, ce scientifique n’a pas approfondi ses recherches.
Des observateurs avertis qui savent tout mieux reconnaissent, sur le suaire, l’empreinte de pièces de monnaie du temps de Pilate. "A l’époque, disent-ils, on avait coutume d’ensevelir le corps avec des pièces pour assurer le bien-être du défunt !" Une coutume à laquelle sacrifia, à son tour dit-on, le regretté Jean Paul II. Sait-on jamais ! En Pologne aussi, le paradis a son prix.
Le spectacle continue et l’illusion récidive.
Le suaire n’échappe pas à la résurrection. L’Eglise s’enhardit. Après avoir pris ses distances vis à vis de la prétendue relique, elle flatte le fétichisme des croyants. Elle méprise la datation moderne, la position de ses ancêtres et les écrits de ses serviteurs. D’avril à juin 1998, elle expose le corpus delicti avec tous les honneurs en la cathédrale de Turin. Portés par la foi, les visiteurs se prosternent et lui adressent leurs prières. Parmi les représentants du Corps Sacerdotal, présents à l’inauguration, un évêque souriant confie aux journalistes, ouvrant la porte au doute : "Vrai ou faux ? Peu importe ! Le suaire montre bien la passion du Christ !"
Si cette éminence ne dit pas toute la vérité elle en transmet une jusque là tue par ses pairs. Le supplicié, représenté sur le pseudo-suaire, a bénéficié de toutes les versions de la fable. Après examen de photographies réalisées par Enrié en 1931, un chirurgien français de l’Hôtel Dieu a identifié « le coup de lance au cœur » donné par le garde dans l’évangile de Jean. Il a compté les traces de soixante coups de fouet. Le crucifié du suaire a été flagellé et non battu de verges.
Dans les Evangiles, seul le Christ de Marc est flagellé, seul celui de Jean reçoit le coup de lance. Si ce n’est que Jean ne parle pas de linceul mais de bandelettes, l’image présente sur le suaire mélange la fin des quatre récits.
Afin d’éliminer la contradiction que créent les bandelettes de Jean avec le récit de ses trois confrères où il est question de linceul. Certaines versions modernes de la Bible, revues par des clercs, les métamorphosent en linges.
La télévision et les journaux s’emparent une fois de plus de l’affaire, les pour et les contre s’expriment, le doute subsiste malgré la datation. Les chrétiens du 3ème millénaire ont bien du mal à assumer les curiosités de leurs écritures saintes et leurs docteurs les manipulent. En 2010, le suaire est à nouveau exposé à Turin.
Pourtant, l’histoire de ce « suaire » est bien connue du clergé. Dès le début du XXème siècle le Père dominicain Henri Leclercq la publie en détail dans le Dictionnaire de l’archéologie chrétienne et la liturgie.
En 1353, dans le but d’y attirer visiteurs et pèlerins pour en financer l’équipement, la relique est offerte à l’église collégiale de Lirey, diocèse de Troyes, par Geoffroy de Charny, son fondateur. Selon son fils, Geoffroy junior, le sieur de Charny l’aurait reçu en cadeau, selon sa fille, Marguerite, c’est un butin de guerre. Peu importe ! Geoffroy senior compte sur sa présence pour assurer le renom et les revenus de sa collégiale en provoquant la visite et la générosité de nombreux pèlerins.
Henri de Poitiers, évêque de Troyes, s’inquiète. Le suaire de Lirey, est-il l’original de celui exposé à Rome en 1350 dont le culte se propage, traînée de poudre fétichiste, par le biais de multiples duplicata à travers l’Europe ? Provenant des reliques confiées à Charlemagne par les Byzantins, un autre Saint Suaire offert par Charles le Chauve en 877 à l’abbaye Saint Corneille de Compiègne est-il faux ?
Est-ce vraiment l’un de ces objets, appelés achéiropoïètes, qui, en contact avec le Christ, en ont préservé l’image, tel ce linge d’Edesse, dont l’histoire est dénichée par Eusèbe de Césarée ?
Dans ce récit fabuleux, Abgar V, roi de la cité atteint d’un mal incurable, écrit au Christ pour solliciter sa visite dans l’espoir d’une guérison. En réponse, il reçoit un courrier poli en syriaque. Puis, "la 43ème année"- on y ignore de qui ou de quoi – sur les instructions du Christ ressuscité, lui parvient le linge qui épongea le supplicié lors de la Passion et sur lequel, par transfert, rayonne son divin visage. Guéri, à la vue de ce portrait insolite, Abgar rend grâce à son sauveur. Il expose la relique dans une niche à la porte de la ville. Un de ses successeurs la fait emmurer pour la protéger des invasions et pillages. Quelques siècles plus tard, les citadins la redécouvrent. Prodige ! La lampe à huile qui l’éclairait, brûle encore et la relique est intacte. L’étoffe est miraculeuse !
Cet acheiropoïète serait le voile conservé à Jaen, en Espagne. Selon la tradition espagnole, c’est le tissu avec lequel Veronica, inconnue des évangiles, a tamponné le visage du Christ sur la Via Dolorosa et dont nul ne sait plus quand il arriva dans la cité. Gênant ! Sans parler du Saint Suaire de l’abbaye Saint Corneille de Compiègne, désagrégé lors d’une lessive vers 1840, aujourd’hui encore, en Italie on présente le Saint Voile du Christ à Manopello et le Vatican expose, une fois par an, un troisième voile de Veronica !
Au Moyen Age la copie-manie des reliques est répandue. Henri de Poitiers, évêque de Troyes le sait, soupçonneux, il fait examiner le suaire de Lirey. Le rapport des experts constate qu’ « il porte une peinture toute récente » et conclut qu’ « il s’agit d’une des reproductions du suaire exposé à Rome. » Le prélat interdit de le présenter aux pèlerins comme le saint suaire ayant recueilli le corps du Christ. 36 ans après l’interdiction épiscopale, profitant de la visite du légat du pape Clément VII, Charny adresse une demande d’ostension à Sa Sainteté. Dans sa requête il est question d’une représentation du suaire du Christ et non de la relique authentique. La demande est accordée.
Pierre d’Arcy, évêque de Troyes en exercice, voit rouge. Il interdit d’exhiber la supercherie. Geoffroy de Charny se plaint auprès du Vatican. Le pape, comprenant les soucis financiers de la collégiale, intervient à nouveau. Sans désavouer l’évêque, le 6 janvier 1390, il confirme son autorisation sous réserve que : "l’étoffe soit présentée sans solennité et en avertissant à haute voix les fidèles qu’il ne s’agit pas du suaire qui recouvrit le corps du Christ mais d’une peinture faite pour le représenter.". Avec une telle annonce, le succès escompté auprès des croyants laisse à désirer.
En 1418 afin de soustraire le prétendu suaire aux troubles engendrés par la guerre civile qui gronde en Champagne, il est confié à Humbert de la Roche, gendre de Geoffroy de Charny junior. Après un séjour dans le diocèse de Liège ou l’évêque, Jean de Heisberg, le dénonce pour faux, il entre, en échange de quelques ducats, en la possession de Louis Ier, Duc de Savoie, et de son épouse, Anne de Lusignan.
Considéré par ses nouveaux propriétaires comme authentique, il est conservé, plié dans un coffret d’argent, à la Sainte Chapelle de Chambéry où un incendie l’endommage. Il est réparé par les clarisses et reste dans la ville jusqu’en 1578, année de son transfert pour Turin.
Le suaire dit de Turin est un artifice abusant les croyants. Si, à sa manière, il illustre le récit évangélique, il n’a jamais enveloppé le corps du Christ. L’Eglise le sait depuis le XIVème siècle. Profitant de la curiosité et du trouble des scientifiques, elle ne leur a, semble-t-il, jamais révélé complètement son histoire. Quoique publiée dans une œuvre ayant reçu l’imprimatur de l’église gallicane, elle continue de taire les conclusions de l’enquête commandée par Pierre d’Arcy, la demande d’ostension du Sieur de Charny et la réponse du Vatican. La vérité est toujours splendide. Elle est quelquefois fabuleuse. Aveuglé par sa foi ou les intérêts de l’Eglise qu’il était chargé de conduire, Jean Paul II n’a pas dénoncé le suaire de Turin. Il s’est prêté au théâtre de la datation puis, 10 ans plus tard, a cautionné la réhabilitation morale du suaire. Benoît XVI a visité récemment l’étoffe pour inaugurer le vernissage de sa nouvelle exposition à Turin. Alors doit-on en déduire qu’aujourd’hui encore les successeurs de Saint-Pierre continuent de berner leurs fidèles ?