Voies et chemins de l’argent dans le monde de l’islam
Me voilà à arpenter les pays les moins intégrés à la globalisation, les bas-fonds les plus infréquentables, les ruelles les moins éclairées et les bazars les plus tortueux, à l’affût du non-dit, des ombres fuyantes qui constituent notre réalité. Plus une négociation est truffée de non-dits, plus elle m’attire. Plus un produit se situe dans les limbes de l’informel, plus il est invisible et plus je le vois.
À étudier l’économie, à interpréter des mots et des expressions de consonance parfois poétique - souvent barbare - et victimes de malformations sémantiques, comme « fiduciaire », « obligataire », « transfert », « empilage », « special purposes vehicles » (intraduisible si l’on exclut la mauvaise foi). Et bien d’autres, plus exotiques et tout aussi hermétiques dont on partira maintenant à la recherche, comme le hawalla (cousin germain du « transfert » mais aussi des pâtisseries orientales) ou le hundi, sans oublier le zakât (aumône), le ribât (une sorte de fortin mélangeant la caserne, l’école coranique et le motel qui, le temps aidant, s’est transformé en fatwa eschatologique)... Au sein du marché de soieries de Samarkand, dans les dédales du bazar d’Alep, chez les bouttriers de Zanzibar et les grossistes de Saint-Louis, ces mots finissent par devenir des histoires (et surtout pas des concepts). Ils sont répétés à l’infini, enrichis quotidiennement par des détails interprétatifs, accompagnés par des mythes dignes de la gorgone et de sa rencontre avec Alexandre le Grand - Iskender (qui fait, lui aussi, partie du lot). Les enfants les connaissent par cœur. Et les situent partout au sein de l’umma, dans cette géographie approximative de l’œucumènè de l’islam. Commençons donc par elle. Au centre, les Empires, Bagdad puis Constantinople. En fait, cette métropole n’a pas changé de nom, comme on voudrait le croire, à l’arrivée des Ottomans ; les Grecs l’appellent tout simplement « Poli », la Cité. (Is tin poli : à la ville : Istanbul). C’est dire à quel point nous sommes dans la continuité byzantine. À l’Ouest, les cavaliers ivres de Dieu, à la recherche de l’espace vital. Le glaive, les cités et les pirates mauresques, l’accumulation d’un capital foncier et conquérant. Ce monde côtoie et combat un autre, bien connu, celui des royaumes chrétiens. Quand tout va bien le commerce s’installe. Quant tout va mal, les pirates prennent le relais. Cordoue ou Alger, au choix. À l’Est, Simbad le marin, les cordages, les coques fragiles, les routes de la soie, les aventures à n’en pas finir. Le commerce-roi. À l’Ouest, on se déverse sur des territoires semi-désertiques, des anciens comptoirs, des dynasties chancelantes, des terres abandonnées des dieux (qui furent grecs, romains ou phéniciens) et des hommes. Le désert. Un environnement connu, maîtrisé, proche de l’Arabie, qui ne devient « autre » qu’aux confins de la péninsule ibérique. Relativement facile à conquérir, mais difficile à contrôler. Le djihad est né dans ces espaces et qui signifie « protection des routes de la foi ». Routes réelles, bien avant que celles-ci ne deviennent métaphysiques. Le ribât aussi y trouve ses racines. C’est un fortin refuge, tenu par des moines soldats et qui protège les routes de la foi. À l’Est, le Nouveau Monde, le vrai, celui que cherchait Christophe Colomb : les Indes et surtout un monde îlien immense, qui prend racine à Mascate et se perd quelque part à la mer des Moluques. Un espace gigantesque, chaotique, dangereux, vert et bleu, loin des sables familiers et de la Mare Nostrum, déjà saturé par une myriade de peuples de langues et de civilisations, entrecoupé de détroits hostiles, de pirates aguerris, de vents soudains et d’accalmies fatales. Face au danger, le marin, le commerçant, fait à Dieu, une promesse de don. S’il s’en sort, une partie de ses gains ira aux pauvres. Il fait cela en bonne et due forme, sur papier et devant témoins. Ce papier, très vite, aura une valeur marchande, une valeur d’échange. Les premières lettres de crédit (ou de change) sont nées. La religion dans tout cela ? Qu’est-ce qui différencie un marchand arabe d’un marchand chinois ou malais (avant que ce dernier ne soit converti) ? Le waqf. La notion du « bien dormant » et de son imposition au profit des plus démunis. La promesse de don s’inscrit dans cette logique. Pour le musulman, la quittance est à double usage : envers les hommes, mais aussi envers Dieu. Sa valeur est unique. Elle représente, non seulement une quantité d’argent, mais aussi de détresse. Plus son montant est élevé, plus son émetteur a rencontré le danger, et s’en est sorti vivant. Cette lettre est le contraire du bien dormant. Elle sacralise l’argent comme symbole du risque, tout en limitant son utilisation. Car avec le temps, cette promesse de don écrite remplace l’argent sonnant et trébuchant. Elle s’échange comme tout autre produit. Elle devient le précurseur du chéquier. Et ce, un millénaire avant les assignats et quinze siècles avant les bons du trésor anonymes. Arme redoutable, d’autant que les « infidèles » -même s’ils tombent dessus - ne peuvent pas l’utiliser. Après tant de voyages et autant de lieues traversées entre l’Est et l’Ouest, après que cette promesse écrite sera mille fois échangée, qu’elle ne soit plus qu’un papier jauni et déchiré (à l’image du marchand aventurier), elle sera enfin honorée. Elle finira, à l’Ouest dans une Ribât, pour faire vivre les moines soldats protecteurs du djihad que serpente le caravanier. Et à l’Est, chez l’Emir qui officialisera le don en distribuant l’argent aux ayants droit, et en donnant en contrepartie au marchand un reçu. Ce dernier sera un document de valeur qui prouvera la foi et la qualité de bon musulman du marchand au même titre que le certificat du voyage à la Mecque. L’Emir et la Ribât deviennent, eux, des sortes de banques, réglant, eux aussi, leurs obligations financières au moyen des promesses de dons recyclés par l’intermédiaire des marchands ou par leurs propres messagers. Ainsi se créent des relais, des clans, des dynasties politico-religieuses et financières qui gèrent à l’infini les transferts d’argent des promesses de dons. D’autant plus aisément qu’ils en tirent un bénéfice. En effet, la liste des « ayants droit » à l’argent des promesses de dons, (le zakât) inclut aussi bien ceux qui « ont la charge de la distribution de l’aumône » que les « défenseurs du djihad ». D’emblée donc, « système bancaire » et religion forment un monde unique. Quittons « les histoires », pour faire une comparaison. À l’époque, en Occident chrétien, l’argent sert au rachat des péchés. Le « banquier », quant il existera enfin, s’appellera Fugger, il sera non - chrétien, juif de préférence, et ne financera que les princes, leurs palais et leurs conflits. L’Eglise le méprisera, tout en l’utilisant. Il faudra la Réforme, la ligue hanséatique, la naissance des cités néerlandaises, pour atteindre, des siècles plus tard, des pratiques commerciales de l’islam maritime. Mais même alors, la symbiose, entre l’autorité politico-religieuse et l’argent, n’existera point. À la découverte de l’Amérique, le handicap occidental est toujours flagrant. En opposant Dieu à l’argent, il faudra, en fin du compte, attendre Descartes pour que l’homme occidental, s’affranchissant de Dieu, permette à l’économie de s’affranchir. Mais revenons au mythe et aux légendes accompagnant l’islam marchand. Car eux seuls survivront, avec les textes coraniques, lorsque, des siècles plus tard, l’occident s’emparera des richesses et des espaces de l’océan Indien ne laissant intacte que la religion et les épiceries, qui, entre-temps, avaient en partie conquis les populations îliennes. Car, face aux religions sur place (indouisme surtout), fondées sur les castes et la prédestination, l’islam apparaissait comme libérateur et égalitaire. La diaspora indienne, quant à elle, qui se déversera en Afrique, au Pacifique et, dans une moindre mesure, aux Amériques, sera essentiellement musulmane reprenant le flambeau de l’islam marchand. C’est à ce moment, un moment de repli, qu’apparaissent le Hundi et le Hawalla. L’histoire ne se répétant pas, ne reste, à la place de l’Emir, que l’épicier musulman. Cependant, être épicier n’est pas la moindre des choses. D’autant plus qu’aux épices, au riz et au sucre s’ajoute l’or à destination des populations locales, et que la vie économique, exception faite des monocultures, des grandes plantations et des mines (qui ne concernent qu’une économie de comptoir visant l’Occident), gravite autour de l’épicier. Ce dernier ne tardera pas à devenir le banquier (et souvent l’usurier) des humbles. Les conditions d’une sous-répétition du modèle mythique du waqf sont réunies. Les clans se reforment, l’islam en donne la garantie morale, les promesses de dons une dynamique nostalgique, l’or les possibilités de transactions universelles. Le système de transferts dits informels, appuyés sur les familles diasporiques, est né. À la même époque, les Compagnies, précurseurs des banques occidentales, s’installent à peine. Mais elles ne sont plus en retard. Simplement elles participent d’une économie duale. L’indigène, comme on dit alors, ne les concerne pas. Et ne les concernera jamais. Ainsi, depuis le XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, les « banques informelles » fiables et ethniques continueront à répondre aux besoins des « pauvres », même quand ces derniers cesseront de l’être. Ouvrons ici une autre parenthèse. L’islam n’a pas de hiérarchie religieuse. Le doyen d’une mosquée est souvent le membre le plus respectable de la communauté, donc un marchand qui a réussi. C’est souvent lui et l’infrastructure de son commerce qui serviront à la communauté de « banque » et c’est lui qui se chargera des transferts d’argent de sa communauté. Mais il s’agit d’une communauté diasporique, qui, généralement, vient du même endroit, voire du même village. Ainsi chaque communauté possède ses propres facilités bancaires et dont les échanges, un peu comme dans les cités grecques, concernent, essentiellement la diaspora et son lieu d’origine. Pour pallier ce défaut « localiste » - car les combinaisons diasporiques se multiplient -, se mettent en place des réseaux des « banquiers informels » qui agissent entre eux comme les diasporas avec leur banquier. Ces réseaux informels constituent à la longue un système financier parallèle qui finit par couvrir l’ensemble du monde et qui, aujourd’hui, utilise en tandem, puisque les sommes sont désormais « importantes », le système financier « formel » c’est-à-dire celui de l’Occident. L’épicier musulman gère les besoins d’une communauté. S’il inscrit son action au sein d’un « informel » ce n’est plus qu’une question pratique et qui s’inscrit dans la logique de la « double comptabilité » régissant son propre espace : les banques et entreprises qui y sont installées gèrent quasi exclusivement une économie qui ne concerne pas les populations locales. Par contre, le commerçant - voyageur, lui, intègre l’informel, les frontières, les différentes interprétations de la légalité (que l’on pourrait qualifier de contrebande), comme autant d’écueils faisant partie des « dangers » qui justifient ses bénéfices, les dons qu’il fera (au sein de sa communauté) aux plus pauvres et son action même. Ainsi, un haoussa nigérian ou un mouride sénégalais se trouveront beaucoup plus à l’aise à Madagascar, adossés à une mine sauvage infestée de prédateurs d’Ilakaka (saphirs) ou d’Andilamena (rubis), qu’il échangera avec des habits destinés aux « creuseurs » achetés à Bangkok et qu’il vendra à New York. Ce commerce « triangulaire », des propres dires du marchand, « fit much better with my religious convictions and my hope for better benefits ; still, my community will be much more beneficiary from that trade ». Autant acheter un sac de mil et le revendre sur place à son double prix est une action condamnable, autant traverser des milliers de kilomètres, dans des pays « étrangers et dangereux » et multiplier par 1 000 ses bénéfices est respectable. Les marchands de l’Ouest africain sont en effet les derniers représentants de ce « commerce héroïque » et leur étude serait en soit un outil fondamental pour interpréter le commerce arabe d’antan. La fiabilité - et les garanties d’une commercialisation équitable d’un bien -, au sein même d’une confrérie musulmane agissent comme un bouclier, mais aussi comme un aspirateur, faisant du concept de « l’islam commerçant » un outil d’intégration perène, voire d’un levier de conversion. Les confréries des marchands de l’Afrique de l’Ouest ne sont pas les seules à faire de l’islam marchand un mode de vie protégeant et attirant à la fois. Une des discussions les plus intéressantes sur l’islam marchand (c’était, pour mes interlocuteurs, un pléonasme), sur le zakât, le waqf ou la Ribât je les ai eues en Tanzanie, à Musoma sur les bords du lac Victoria. Mais j’aurais pu aussi bien les mener à Kampala en Ouganda, que cette famille d’indo-pakistanais (avec cent mille autres) avait dû quitter en vingt-quatre heures, pour éviter le massacre programmé par Amin Idi Dada (pourtant musulman lui-même). Comme si c’était hier, le patriarche de la famille me racontait la construction du chemin de fer, les villages mobiles chaque semaine reconstruits, la conquête de la forêt vierge, les lions et les hippopotames, le travail forcé et l’argent envoyé au pays, « comme aujourd’hui ». Villa, piscine, club très british, ont à peine entamé l’identité du marchand, qui se croit toujours être son grand-père, et qui raconte son histoire comme si c’était la sienne. À l’époque les lettres de change et les promesses de dons voyageaient dans les clippers, cousus dans la veste « occidentale » ; aujourd’hui par le mail de l’épicerie. Toujours les mêmes envoyeurs, toujours les mêmes destinataires, toujours les mêmes roupies. Mon interlocuteur était content. Il en avait envoyé deux millions à son village en Inde victime d’un tremblement de terre. Il était quitte pour trois bonnes années... - Tu comprends, dans des situations pareilles, on calcule les bénéfices à venir. - Et si on se trompe ? - Dieu le saura... - Toujours le Hawalla ? Un petit sourire... - Quel Hawalla ? Tu parles de ces gâteaux dégoulinant de sirop ? Ici, le système bancaire n’est pas fiable. Cher et étatisé. Il y a un contrôle des changes, on ne peut envoyer chez nous que des clopinettes... En Ouganda, quant on voulait nous racketter, on organisait des milices d’autodéfense, comme au Cap aujourd’hui. Ce n’est pas différent des Ribât, on n’a pas besoin de murs pour protéger les voies de Dieu et nos familles... Mais à Mousoma tout cela n’est que souvenir. Car tu sais, nous ici, on n’est pas très fervents pour le « petit djihad », on vit en paix avec tout le monde et toutes les religions. Ce qui importe c’est le « grand djihad », celui qu’on mène contre ses propres faiblesses, contre soi-même. Cependant, nous sommes solidaires avec nos frères palestiniens. À eux, on ne leur laisse que le petit djihad. Ils n’ont ni les moyens ni le temps ni l’esprit d’y mener le grand. - Il y aurait donc plusieurs djihad. ? - Bien sûr : celui qui est censé protéger les routes et les chemins de Dieu. Celui qu’on mène avec soi-même, pour trouver en soi la voie juste. Celui qu’on lève contre les infidèles. - Ce dernier est un djihad aussi ? Peut-il être financé par le zakât ? - Tout dépend de l’objectif. Saladin, qui part à la reconquête de Jérusalem, oui. - Et Ben Laden ? - C’est plus compliqué. Lui il parle de souillure. Il mène, avec des moyens modernes une guerre contre la souillure des lieux saints. Ce n’est pas un djihad à proprement parler, ce n’est pas non plus une reconquête. C’est plus près de vos guerres de religion. On pourrait comparer les attaques à Nairobi et Dar el Salam à votre Saint-Barthélemy. Le symbole prime. À mon avis, au fond, c’est une guerre dynastique. Tu sais, comme les Bourbons et les Habsbourg ? Je ne me rappelle plus très bien... Le monde musulman en a eu beaucoup. En tous les cas, ce n’est pas aux pauvres de financer les riches. Moi, mes quittances envers Dieu vont aux plus démunis. Au même temps que la thalassocratie musulmane s’effrite à l’Est et que l’Occident - s’étant déjà emparé d’El Andalous - s’infiltre puis s’installe sur les terres de l’islam à l’Ouest, la nostalgie de cette géographie héroïque se noie et se disperse au sein des aspirations nationalistes et identitaires qui finissent par s’emparer du IXe et XXe siècles. Discours (colonial, impérial, capitaliste, etc.) mais aussi anti-discours (anticolonialisme, anticapitalisme, marxisme, etc.) trouvent leur racine en Occident. La géographie mythique et approximative de l’umma fond comme une peau de chagrin, se fragmente et s’effiloche. Les routes caravanières et maritimes, les Ribât, dépérissent, la mémoire d’un monde, d’un olos, basculent dans le monde imaginaire et mythique perdant les relais qui les rattachaient au réel. Le réel, quant à lui, utilise les mêmes outils (waqf, zakât), mais ces derniers ne sont plus l’outil de l’universel. Le monde se globalise et l’islam se fragmente. Puis, vient l’argent. Non pas l’argent mercantile, commerçant, aventurier et téméraire dont les derniers vestiges sombrent dans les guerres du Liban, mais l’argent rentier, concentré, dynastique, celui des pétrodollars. Cette mutation, qui déplace les métropoles mythiques du Centre vers l’Arabie, occulte une différence de taille : les richesses accumulées ne sont plus le produit du risque, voir du djihad (dans tous les sens précités), mais celui de la rente. On revient à un statut du monde arabe antes Mahomet. Lorsque le puits (qui ne sera plus celui de l’eau mais des hydrocarbures) déterminait le territoire et celui-ci le clan. Il y a en effet une grande différence avec la Porte Sublime, Bagdad, Cordoue, voire Samarkand, bâties sur un élan de conquête et enrichies par le commerce, et Riyad la cumularde. Cette dernière doit justifier et transcender une richesse « mal acquise », un « bien dormant » jamais égalé, qui ne tombe pas du ciel mais tout simplement des besoins toujours inassouvis du monde impur. Le commerçant musulman de jadis côtoyait l’autre et rachetait ses connivences par le risque. Ses promesses de dons et le zakât rachetaient son statut d’intermédiaire. Ce double rachat devient impossible. Ne reste aux dynasties arabiques que le zakât, la redistribution d’une partie de leurs biens dormants. Mais le risque ? La défense des voies de dieu ? Il existe donc aujourd’hui, en terre d’islam, ce qu’on pourrait appeler des « néo-conservateurs » qui puisent leur pouvoir (et leur action normative) sur toutes les terres de l’oumma, par le seul fait d’être « choisis ». Un jeune militant du Hezbollah mauricien souligne cette singularité, à sa manière : « il faut bien que Dieu aime les Arabes, qu’il aime les Saoudiens, pour qu’il dépose tout ce pétrole sous la Mecque ». Pour contourner les règles fondamentales de l’islam concernant l’argent tout en étant en accord avec son environnement rigoriste, le musulman s’octroie cependant un droit à l’interprétation et à la variabilité des concepts (qu’il s’interdit partout ailleurs). Ainsi le prêt avec intérêt interdit (ribaa) sera remplacé par le bashin ruwa en ce qui concerne le coreligionnaire : ce n’est pas le prêteur qui exige un bénéfice pour le prêt de l’argent mais le bénéficiaire qui « apprécie » la confiance du prêteur à son égard. Un autre concept concerne essentiellement l’autre (qui n’est pas de la même religion ou tout simplement du même clan), le riiba (prêt légal, à un « non fiable », par ce que non tenu par la sacralité de la religion ou du sang). Nous revenons, dans ce cas, à la notion de risque et cela explique en partie l’attraction des capitaux musulmans par des investissements sur des terres « infidèles ». Dans ce cas, le zakât suffit comme expiation morale. Mais celle-ci prend désormais l’aspect d’un outil institutionnel. Il devient une arme gouvernementale - dynastique, et parallèlement un produit financier. L’Emir ne gère plus les fonds des « promesses de dons » mais les plus-values rentières des hydrocarbures. Cette situation nouvelle, que d’autres ont surnommé « islamisation de la modernité » aura deux conséquences. La création des banques islamiques et l’institutionnalisation (et transformation en entité de financière) des organismes nationaux de financement du voyage à la Mecque. La première de ces décisions fut prise à l’initiative des émirats du golfe en 1974, au lendemain de la première crise pétrolière. Le sommet à Lahore de l’Organisme des États islamiques (OEI) décide la création de la Banque islamique de développement (BID), organise l’emplacement de son siège social à Djedda et jette les bases juridiques de son fonctionnement, selon les règles de la Charia. La seconde fut un processus plus lent ; le nombre croissant de pèlerins permit la mise en place de « caisses d’épargne » qui finirent par fonctionner comme les fonds de pension américains, devenant des institutions financières solides qui élargirent leurs activités finançant des grands projets immobiliers. Le métro de Kuala Lumpur par exemple a été quasi exclusivement financé par le « Fonds malais du pèlerinage à la Mecque ». « Un produit financier islamique se gère de la même façon que tout autre produit financier » nous indique Ahmed Jabir, responsable de la section « produits islamiques » du fonds malais du pélèrinage à la Mecque à Kuala Lumpur. « Mais, bien entendu, les spécificités de ce produit ont trait aux relations particulières que l’islam entretient avec l’argent. Le marché obligataire, par exemple, est un bon produit pour une banque islamique. Car il comporte la notion du partage des risques. Il n’est donc pas assujetti au zakât. Par contre, les bons du Trésor sont considérés comme un bien dormant. Et encore, il y a autant de règles que de pays musulmans. C’est une des difficultés que nous rencontrons durant un montage financier. Ce qui est permis en Malaisie ne l’est pas forcement en Arabie saoudite, il existe des nuances, des interprétations, souvent c’est l’imam ou toute autre autorité religieuse qui siège au conseil d’administration de la banque qui tranche. Or, il existe autant d’opinions que d’imams. Ce n’est pas simple. Pour résoudre le problème, dans certains pays comme le Pakistan ou, ici, en Malaisie c’est désormais l’autorité religieuse suprême qui siège au conseil de la banque centrale du pays qui tranche en dernière instance ». - Mais cela demande du temps - Oui, mais de toute façon un montage est toujours une opération compliquée. Chez-nous elle l’est un peu plus qu’ailleurs. Mais ça fonctionne. - Pourquoi ? - Par ce que, ici, il y a pléthore de capitaux non utilisés. - Est-ce que votre banque s’occupe du zakât ? - Oui, c’est un problème purement comptable. Chaque banque islamique a une section de comptables qui calculent chaque année les biens dormant de leurs clients. - Est-ce qu’il y a des « arrangements » ? - Oui et non. Oui dans le sens où nous cherchons l’interprétation la plus favorable pour le client. Non, dans le sens que personne ne conteste la volonté de chaque musulman de s’acquitter de ses obligations religieuses dans la compassion et la générosité. - Vous touchez de l’argent pour ce service ? - Bien entendu, nous sommes un des destinataires officiels du zakât. - Vous la payez vous-mêmes, sur ces bénéfices ? - Tout dépend ce qu’on en fait. Si ça reste inexploité, on la paie, comme tout le monde. - Ne trouvez-vous pas que le sens premier, « purification » du zakât est devenu sa seule justification ? Il sourit : - Vous voulez dire qu’on oublie qu’il s’agit d’un prêt à Dieu qui le rendra au quintuple ? - Non, cet aspect spéculatif pourrait être oublié. Je parle plutôt de « légaliser » des biens acquis sans risque... - Oui, vous avez raison, mais, d’une part, le risque existe, il a pris des formes plus modernes et, d’autre part, vous devez le comprendre, il y a tant de souillures dans le monde d’aujourd’hui. - Vous ne ressentez pas que justement le principe du zakât n’est plus qu’un problème comptable, un peu comme notre TVA ? - Je suis un banquier, je ne ressens pas... - Mais, vous qui avez étudié à Oxford, vous parlez de souillure, de purification, quelle différence avec l’hubris ressentie par Ben Laden concernant la présence des troupes américaines en Arabie ? - L’Arabie saoudienne est loin, et très différente de nous. Regardez, tous nos Premiers ministres sont de souche étrangère. Le premier Premier ministre de la Malaisie était un Thaï. Et il a été élevé dans un palais en Thaïlande. Le deuxième Javanais, le troisième un Turc, et le quatrième de l’Asie du Sud. Nous, nous savons cohabiter. Cohabiter, ça veut dire que malgré le fait que j’ai des préjugés bien enracinés contre vous, et que vous ayez des préjugés bien enracinés contre moi, que vous faites des choses que je trouve incompréhensibles et, moi, je fais des choses que vous devez trouver absolument absurdes, il faut que vous viviez avec moi. Et moi avec vous. Chaque enfant malais, ainsi que chaque adulte malais, connaît ceci depuis sa naissance jusqu’à la tombe. Non, quand je parle de souillure, on devrait dire schizophrénie. Nous deux on parle de la charia, mais quand vous partirez, j’irais à côté voir CNN et HBO. Notre, mon identité est constamment niée, et le pire c’est qu’elle est niée par moi-même. C’est là que se place la souillure. C’est pour cela que le zakât ne sera jamais une TVA. S’impose ici une dernière parenthèse qui, dans cette histoire, fait figure de digression occidentale. L’Europe se plaît à définir l’âge d’or de l’islam comme étant celui d’Averroès. Il est en effet plaisant de se dire que la pensée aristotélicienne a joué un rôle majeur dans le monde musulman éclairé, qui plus est, une fois empruntée, lui a été rendue, pour la gloire de Kant et des Lumières. Il n’est donc pas étonnant qu’exception faite d’Aristote, les œuvres maîtresses d’Ibn Rushd (portant sur la théologie musulmane ou sur le bien-fondé et le droit de philosopher), n’ont jamais été traduites en latin. La question n’est peut-être pas de se dire si l’islam a été émancipé au point d’emprunter à la pensée grecque, mais pourquoi cette pensée a servi exclusivement pour l’organisation juridique et eschatologique d’une religion gérant la métropole dynastique. En effet, au Levant, qu’il soit proche (Constantinople) moyen (Damas et Bagdad) ou Bactrianique (Samarkand, Kaboul), les contacts avec la pensée grecque, furent moins sélectifs et plus précoces. Ils portaient aussi bien sur la philosophie, principalement les penseurs de l’Asie mineure, - les Cyniques en particulier -, et qui précisément disparaissent à l’Ouest andalou au profit d’Aristote ; aux poèmes homériques et, bien entendu, Alexandre qui reste, encore aujourd’hui, l’homme (et le mythe) le plus populaire de l’Asie centrale. Cette osmose avait des dénominateurs communs : le détachement des choses matérielles, le goût du risque, l’importance de la vie et de l’aventure, le défit au destin, le marchandage avec le sacré. Il suffit pour cela de reprendre une cantique soufi de la Bactriane qui fait écho aux défis d’Ulysse : « même si j’étais sûr d’aller au paradis, je prierais Dieu de m’y laisser aller par les chemins les plus longs »... En opposant Averroès (et Aristote) d’alors au wahhabisme d’aujourd’hui, on voudrait opposer le droit de la cité musulmane éclairée à celui du fondamentalisme. Tandis que la rupture principale se situe entre un islam marchand et spirituel d’une part et, d’autre part, un islam rentier qui transforme sa mauvaise conscience en rigorisme.
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