L’image du corps
Le concept d’image du
corps est né dans les années 30, au siècle dernier, du neuropsychiatre
viennois Paul Schilder. Selon lui, notre image du corps se construit
autour des sensations que nous en tirons, stimulations fortes des zones de
contact, silence du ressenti de nos organes internes, sauf pathologie.
Mais l’image du corps n’est pas simplement une construction individuelle
auto-centrée, c’est un fait social, collectivement élaboré, et
c’est d’autant plus vrai pour les femmes. La femme,
symboliquement ou non, est soumise aux canons de la beauté, canons de la beauté
qui sont plus l’expression des fantasmes masculins, de la normalisation sociale
du corps, reflet des préoccupations d’une époque que le fruit de l’image que la
femme peut avoir d’elle-même.
Cette soumission du corps de la femme au social ne date pas d’hier. La Vénus Grimaldi, sculpture paléolithique, représente une femme aux attributs maternels exacerbés : hanches très larges, ventre très rond, ce qui peut refléter la préoccupation de l’époque : se reproduire pour lutter contre l’extinction du groupe (système social de type clanique, petites communautés humaines dispersées dans de très vastes territoires, très faible densité de population). Les sculptures de la période grecque classique montrent des modèles masculins et féminins convergents, un culte du corps musclé, athlétique. La femme du Moyen Âge est une petite créature gracile, soumise à la protection du mâle tout-puissant. C’est l’influence des idéaux bourgeois pénétrant la société monarchique finissante qui arrondit, engraisse les femmes, leur teint pâle et leur joues flasques évoquant l’abondance, l’accumulation et marquant la distinction d’avec le peuple, soumis à la malnutrition chronique et hâlé par les travaux des champs.
Cette volonté de distinction est la marque des représentations
corporelles bourgeoises, phénomène décrit jusque dans les plus petits
des comportements sociaux par Pierre Bourdieu [1]. Et ce sont les représentations
bourgeoises qui dictent les canons de la beauté dès le XIXe siècle.
Ainsi, le développement des bains de mer dans les classes oisives met au goût
du jour le teint hâlé. L’accès du monde ouvrier aux plages marque le retour à
un teint plus pâle. La libération de la femme, portée par la révolution plutôt
petite-bourgeoise de Mai-68, marque l’affranchissement des corps du carcan
vestimentaire, mais, hélas, expose directement les femmes dans leur chair. La
société de consommation apporte à tous
l’abondance, la nourriture se démocratise, les corps grossissent, les modèles
féminins s’anorexisent.
La distinction se fait aujourd’hui par le bistouri et
la lampe à bronzer en hiver. Et l’explosion de la presse féminine livre les
femmes à la dictature de l’image du corps, à l’obligation de paraître.
Le carême perpétuel
Prisonnières de leur corps, les femmes doivent le soumettre
à tout prix aux diktats de la mode, celle-ci s’inscrivant moins dans le
vêtement que dans le corps [2].
L’abondance de nourriture se transforme alors en tentation permanente, tant par
la facilité d’accès à des mets nombreux et variés que par la voix des médias qui, largement arrosés par les industries
agroalimentaires, à longueur de journée, appellent à manger. La
sur-sollicitation va de pair avec la dictature du mince :
qu’importe qu’elle soit jeune ou vieille, grande ou petite, callipyge ou
garçonne, la femme doit être mince, absolument et totalement mince, et
qu’importe le prix à payer.
L’idée même de régime est prégnante dans la presse féminine et le
discours des femmes depuis une trentaine d’années. Mais il ne s’agit
pas là du régime alimentaire, basé sur la constance d’une alimentation variée,
en qualité et quantité suffisante, accompagné d’une hygiène de vie saine. Non,
il s’agit d’une sorte de régime-pénitence, régime-punition,
régime-privation, chemin de croix de la faim de celle qui a péché par
gourmandise : l’absolution se trouve dans le maillot de bain !
Sous l’influence malsaine de la presse féminine et d’un grand nombre de
nutritionnistes peu scrupuleux, épaulés par l’industrie de la mal-bouffe, la
femme, presque à longueur d’année, subit, dans un monde d’abondance et de
sollicitation, la sous-nutrition épisodique, comme une rédemption de
ses mauvais penchants gastronomiques et se jette sur le moins, moins
de gras, de sucre, de morceaux, de goût, de joie, de plaisir. La
nourriture devient le siège de pulsions malsaines et incontrôlées. La femme est
coupable de ses appétits, coupable d’aimer les bonnes choses, de
croquer la vie à pleines dents. Elle doit expier dans l’allégé et le substitut
de repas et, régulièrement, se purger dans le jeûne, la privation. Elle
doit ressentir la faim, quand tout est fait pour la faire
"craquer".
On ne peut que remarquer que tout le discours sur l’alimentation,
aujourd’hui, est imprégné d’une dimension quasi religieuse, tout à
fait dans la lignée chrétienne qui veut que la rédemption passe par la
souffrance, la pénitence. Ainsi, le régime alimentaire, tel qu’il est
imposé aux femmes actuelles, non seulement n’a pas de sens en termes de
bien-être et de santé, mais il est la source de nombreux désordres alimentaires
nouveaux qui conduisent de plus en plus de personnes sur la voie de l’obésité,
laquelle, si elle est désastreuse en termes de santé publique [3], s’annonce absolument
juteuse pour les industries pharmaceutique et agroalimentaire.
Le régime alimentaire n’est pas restrictif et ponctuel, c’est une
manière de se nourrir et de vivre qui est globale et permanente, c’est un style
de vie. Le régime restrictif, dont nous parlons ici et qui est le seul
prôné par la presse féminine devrait être réservé, sous contrôle médical, à
ceux qui souffrent réellement de grands problèmes de poids ou de comportement
alimentaire. Le vrai régime alimentaire, c’est l’équilibre, la variété, la
satiété et le plaisir de manger, tout au long de la vie. Alors que le
modèle alimentaire proposé au plus grand nombre, ce sont des périodes de
goinfreries coupables entrecoupées de séances de mortification, ce qui évacue
totalement la dimension du repas socialement partagé, du plaisir de la
dégustation de l’aliment, et de la relation raisonnée à la nourriture.
L’alternance de périodes de diète avec des périodes de compensation est
un facteur aggravant de l’obésité. Le corps, vivant plutôt mal
l’alternance de privations et d’abondance, a tendance à améliorer ses capacités
de stockage après chaque carême (principe du pondérostat [4]),
ce qui conduit à prendre toujours un peu plus de poids en régime "normal" et à
en reperdre toujours un peu moins pendant la "purge" : à long terme ce
mode de vie déstructure complètement le comportement alimentaire et fixe le
surpoids de manière durable
Alors Mesdames, ce printemps, laissez tomber le carême perpétuel et apprenez à oser enfin être vous, et seulement vous, à la plage !
A lire en plus :
Rapport "Pour une politique nutritionnelle de santé publique en France"
Gros.org