Et la politesse, bordel !
L’humanité a besoin d’exécrer ses victimes...
Tout commence par une simple discussion amicale entre chômistes. On y parle
du coût des télécommunications, qui plombe le budget des précaires sans qu’ils
puissent réellement s’en passer, et des moyens de réduire la facture globale au
minimum. Bien sûr, on y parle des services dont on peut se passer, et des
choses qu’on aimerait éviter, quand le sujet revient sur le sempiternel
harcèlement téléphonique des boîtes de marketing direct.
Bien sûr que c’est gonflant quand un gars coupe votre élan créateur pour tenter de vous fourguer assez lâchement une véranda ou une cuisinière. Mais je commence à m’agacer quand un autre chômiste parle de la joie qu’il éprouve à vider les télémarkéteux comme des étrons fulminants.
Quelle étrange perversion fait que les plus mal lotis d’entre nous se plaisent à rembarrer méchamment ceux qui sont globalement dans la même galère qu’eux ? Ayant trimé huit mois dans une société de sondages par bigophone, j’ai vraiment beaucoup souffert de la constance de l’agressivité des gens, qui pensaient avoir un permis de se défouler sur plus misérables qu’eux-mêmes :
Je ne suis plus chez FT et j’ai demandé à ce que mon numéro ne soit pas utilisé à des fins de marketing. Le problème, c’est qu’il y a des sociétés pouilleuses qui n’ont pas de quoi se payer un listing de numéros et se le constituent à l’arrache en pompant les annuaires en ligne, sans se soucier des recommandations de non harcèlement.
Sachant que les types qui appellent sont des crevards comme nous, qu’ils ne sont généralement payés qu’à la com’ ou à l’entretien validé, les laisser débiter l’argu qu’on leur force à lire n’est pas très sympa : ça leur fait perdre du temps.
En plus, toujours être poli : parce que se faire insulter par les inters [petit nom doux pour désigner les personnes contactées] est une agression à ajouter à des conditions de travail vraiment pourries. Ce n’est pas parce que ces gens sont traités comme des esclaves que nous devons nous comporter comme des négriers. Juste deux phrases aimables pour leur dire que nous ne correspondons pas au profil recherché et que nous leur souhaitons une bonne continuation et plus de chance auprès du suivant, c’est un baume revitalisant dans ce genre de job, que vous ne pouvez pas imaginer. Et c’est en plus une manière de refuser les rapports de force qu’on nous impose entre gueux !
Le pire, c’est que ceux qui se font les griffes sur le
lupemprolétariat (en gros, ceux qui bossent comme des abrutis dans des conditions indignes pour des
salaires qui ne leur permettent jamais de se sortir de la pauvreté. Il existe
aussi une autre définition, plus proche des représentations sociales actuelles de cette classe laborieuse ultra pauvre : Le lumpenprolétariat forme une
masse strictement différenciée du prolétariat industriel recruté dans les bas-fonds, voleurs et criminels de toute sorte, vivant en marge de la société,
des gens sans travail défini, sans foi ni loi
. (K. Marx - Les luttes de
classes en France,1848/1850, page 216 - tome 1 œuvres complètes - édition
anglaise), cité dans Les classes sociales.) ne sont pas des salauds sans coeur, comme on
aimerait à le croire. Ils ont juste trouvé encore plus stigmatisés, plus
faibles et plus vulnérables qu’eux, et la nature humaine est ainsi faite que
c’est toujours sur les plus faibles qu’on se libère de ses propres
frustations amassées au fil des jours et des rebuffades sans fin.
Aussi, chaque fois qu’un galérien du phoning parvient jusqu’à moi, j’ai à coeur de lui répondre courtoisement, poliment, même si je compte bien faire dans la brièveté. Souvent, même, en prenant congé, je glisse un petit mot gentil d’encouragement, un petit rien qui peut potentiellement soulager, quelques instants, la tension cumulée tout au long d’une longue journée d’humiliations diverses et variées. Parce que je me souviens très bien de mes huit mois de phoning. Parce que, même sans avoir vécu ce genre de boulot, difficile le plus souvent, exercé dans une ambiance hiérarchique malsaine, il y a toujours moyen de se tenir informé des conditions de travail dans ce secteur, ne serait-ce qu’en allant lire cet excellent papier de Ron l’infirmier (dans ce registre, il faudra bien un jour que je vous raconte mon édifiante expérience de vacatrice d’enquêtes téléphoniques. Le pire, c’est que j’ai appris depuis que je ne faisais pas partie des plus malchanceux de la profession).
L’agression
Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’avoir connu dans sa chair et dans son sang un métier difficile pour se sentir solidaire de ceux qui y sont encore enchaînés. Même si ça aide bien. Même si, un peu comme les anciens fumeurs, il y a d’anciens galériens parvenus, à force d’abnégation et de soumissions, à se sortir de leur basse extraction et qui deviennent eux-mêmes des petits chefs haineux et revanchards, comme si maltraiter ceux dont ils ont la responsabilité pouvait abolir leur propre passé d’esclave, les rendre innocents par avance de toute connivence malvenue avec leur anciens compagnons de misère.
Cette haine du faible, finalement, est une chose plutôt bien partagée dans notre société prétendument avancée et civilisée.
Il faut dire que j’ai aussi bossé dans la restauration rapide. Et la rudesse
des clients y est une constante, comme si le petit uniforme
étriqué qui sent la frite était un permis de molester. Bourgeois ou
intérimaires, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, noirs ou blancs, tout le monde
s’y entend tacitement pour traiter les employés comme des chiens, participant
ainsi d’eux-mêmes à la machine à broyer les hommes et les femmes. Bourreaux
occasionnels pour s’oublier comme victimes permanentes.
Parce que ce monde, cette organisation sociale nous agresse, nous ne trouvons
rien de mieux que d’agresser en retour, comme une défense nécessaire contre la
rugosité des échanges en milieu socialisé.
La politesse, fondamentalement, n’est pas qu’une sorte de convention un peu rigide qui sert surtout à assommer les enfants, c’est le nécessaire fluide qui rend les relations humaines possibles, qui nous permet de mettre en oeuvre, chaque jour, le vivre-ensemble nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale, alors même que la densité de population, dans bien des mégapoles, met nos organismes à rude épreuve.
Le bruit, la foule, la pression constante des autres, les odeurs intrusives, les coups d’épaules involontaires dans la file d’attente perpétuelle, tout cela n’est qu’agression constante qui soumet notre corps et notre psychisme à rude épreuve. La permanence de l’agression de la masse rend continu l’impact du stress sur nos organismes et affaiblit l’ensemble de nos défenses, pourtant si bien conçues.
La politesse ritualise l’intrusion permanente de l’autre dans notre espace intime et relativise l’agression, la désamorce. Le simple fait de bredouiller une vague excuse après avoir bousculé quelqu’un par inadvertance désamorce son agressivité. Un sourire, même embryonnaire, est un signal pertinent de non-agression, et l’adrénaline qui prépare à la réaction reflue presque naturellement. Le simple fait de sourire quand vous parlez à quelqu’un, même si ce sourire n’est pas sincère, diffuse une bonne dose d’endorphine dans les organismes. Grimacer un sourire en cas de stress ralentit le rythme cardiaque...
Être poli permet de vivre en société à moindre coût de stress.
Autrement dit, la politesse n’est pas qu’une convention obsolète
appartenant à un monde disparu, aujourd’hui phagocyté par la religion de
l’ultraconcurrence, c’est un mode de survie particulièrement efficace.
Finalement, je suis polie parce que cela me fait du bien. Parce que distribuer
des sourires et des phrases gentilles, non seulement ne me coûte rien, mais en
plus me fortifie. Parce que provoquer un reflux d’adrénaline chez mon
interlocuteur est la manière la plus efficace de garantir une certaine forme de
paix sociale. Parce que cela me permet aussi de résister concrètement à
l’emprise d’un mode de vie délétère fondé sur la compétition la plus sauvage.
Car plus j’apaise mon esprit et celui des autres autour de moi, et mieux mon
organisme fonctionne. Et un organisme qui fonctionne bien, sans stress, sans
tension, peut abriter une pensée fluide, efficace et claire. Ce qui est la pire
des choses que nous puissions faire. Penser par nous-mêmes. Nous respecter les uns
les autres. Ne plus avoir peur. Nous parler. Nous comprendre.
Il est amusant de noter que la politesse, la gentillesse, sont considérées
comme des marques de faiblesse dans notre société de l’absolue efficacité. Il y
a l’idée étrange que le respect s’obtient par la crainte, que le harcèlement
est le mode de management le plus efficace, qu’il faut presser le citron pour
en sortir le jus. La politesse serait l’arme des faibles et l’agression
celle des forts. C’est une pure perversion de notre organisation
sociale, et l’attaque est la défense de ceux qui ne se sentent pas à la
hauteur.
Parce que finalement, entre celui dont les cris et les grognements traduisent
le manque d’assurance et le besoin de dominer par la peur et qui vit,
logiquement, dans la peur de l’insurrection, et celui qui soulage les tensions et
peut obtenir des autres, non pas le jus, mais le nectar, volontairement, et non
sous la contrainte, dans une coopération mutuelle et librement consentie,
d’après vous, qui est le fort, et qui est le faible ?
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