L’affaire Finkielkraut : les limites d’une censure
À voir les très nombreux commentaires, toujours tranchés et passionnés, qu’elle a suscités, il nous faut revenir sur l’affaire Finkielkraut, comme notre ex-nouveau philosophe la définit lui-même. Elle vient d’avoir son prolongement (hélas) naturel par une pétition de quelques censeurs en mal de notoriété demandant son éviction de France Culture. On espérait un peu mieux des « personnalités » pétitionnaires comme Didier Eribon, Mgr Gaillot ou Emmanuel Pierrat.
Par ailleurs, Alain Finkielkraut devait participer à un colloque sur la laïcité à Lyon. Devant la levée des protestations, il a été contraint d’y renoncer. Il a eu tort, rejoignant en cela ses contestataires pour qui la liberté d’expression consiste à faire taire ceux qui ne pensent pas comme eux.
Car notre moraliste ne se répand pas qu’en propos ségrégationnistes. Ce qu’il dit de la Shoah, du culte de la victime, cette nouvelle pythie des temps modernes, ou de l’égalitarisme, méritent notre attention. Se contenter de jeter l’anathème sur sa personne, au lieu de discuter ses idées, relève de la lâcheté, au sens où Sartre l’entendait.
Nous aurions tort de minimiser ses paroles. Leur retentissement et l’adhésion qu’elles rencontrent dans une partie de l’opinion publique imposent de s’y arrêter, et de se demander comment et pourquoi nous sommes arrivés à de telles outrances.
Il fut un temps où l’enquête précédait les discours de ceux faisant profession de penser. Je me souviens d’un Michel Foucault militant au sein du groupe d’informations sur les prisons, confrontant ce qu’il observait et entendait avec ses recherches historiques pour, ensuite, nous donner à lire Surveiller et punir. C’est en partant de faits constatés, de réflexions longuement mûries et discutées, que l’interrogation philosophique acquiert sa pertinence.
Or, à part le périmètre de son pavillon de la banlieue sud de Paris, ignorée des émeutes, Alain Finkielkraut ne s’est nullement coltiné au tangible des cités. Il ne s’est jamais rendu sur le terrain, n’a aucunement cherché à dialoguer avec ces jeunes qu’il cantonne dans un « pogrome antirépublicain » et dont il fustige le vocabulaire, qualifié de sabir, mot dont il ne peut en ignorer le double sens : langue française mêlée d’arabe, de berbère, d’italien qui était pratiquée en Afrique du Nord au temps de la colonisation, mais aussi charabia.
Ce qu’il a vu et lu dans les médias a nourri ses vaticinations. Il n’a pas cherché à les confronter à la réalité, car elles correspondaient parfaitement aux affres de son propre questionnement et à celui de son temps : « Je l’ai dit, mais tout le monde le pense. »
Son appétence pour la chose médiatique a fait le reste. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » nous avait appris Lacan. Mais Finkielkraut n’est pas de cette école, ni de celle des sciences sociales, et encore moins de la sociologie.
Un destin singulier
Emmanuel Levinas avait donné du judaïsme cette belle définition : « Le destin singulier qui, par-delà les malheurs d’un peuple, enseigne l’incompatibilité foncière du spirituel et de l’idyllique ». Elle semble être le prisme par lequel Alain Finkielkraut entrevoit le monde et le conduit à une radicalité peu propice aux affaires humaines.
Malheureusement le vulgum pecus, dont l’auteur de La défaite de la pensée ne fait manifestement pas partie, a reçu ses jugements comme parole d’Évangile, avec d’autant plus d’empressement qu’une béance était à combler dans la vacuité intellectuelle caractérisant ce début de siècle.
Il est assez piquant de constater que ce sont des hommes de l’ombre, les renseignements généraux, qui ont fait jaillir la lumière. Le caractère ethnico-religieux des émeutes, la main des islamistes et des caïds, relèvent du fantasme. C’était la condition sociale d’exclusion de ces populations qui était à l’origine des violences.
Il n’est pas sûr que nous soyons aptes à l’entendre. Ce qu’énonce Alain Finkielkraut est la réaction contre une société dont les mutations nous échappent et que, de ce simple fait, nous ne saurions admettre. Aussi, l’histoire nous enseigne-t-elle ces retours vers des valeurs d’un ancien temps que nous figeons dans le présent, convoquant le passé, revisité à l’aune de nos peurs, afin de nous prémunir d’un futur inconnu à nos songes.
Finkielkraut ne fait que cristalliser, et verbaliser, notre hantise d’un monde en mouvement abandonnant nos traditions judéo-chrétiennes, pour embrasser une problématique multiculturelle que nous refusons de percevoir. Il ne peut, de ce fait, que recevoir une très large adhésion.
En situation dans son époque
Mais ne recommençons pas la même erreur qu’avec Jean-Marie Le Pen. Pendant des années, nous avons stigmatisé son discours et nié sa parole, y compris au sein des instances parlementaires. En 2002, ils nous ont explosé en pleine figure ; aujourd’hui, ses convictions reviennent par la grande porte et servent de référence à une droite qui se veut républicaine, au point que nous peinons à entrevoir une différence entre les diatribes du leader de l’extrême-droite et les propos du ministre de l’Intérieur.
Censurer Alain Finkielkraut n’est pas la solution. Demander la suppression de son émission « Répliques » est une parfaite balourdise, dont on aurait pu croire épargnés les thuriféraires de la liberté de penser. Ce qu’il faut, c’est débattre publiquement et contradictoirement avec lui, confronter ses imprécations, argumenter ensemble, et non se réfugier, chacun, dans l’unilatéralité d’un discours.
« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. » Ce qu’écrivit Sartre dans le premier numéro des Temps modernes reste aujourd’hui d’une cruelle actualité. Aussi, notre journaliste philosophe ne peut-il, non plus, se soustraire à la polémique, se retrancher derrière un lynchage dont il serait l’objet, ou jeter, à son tour, l’opprobre sur les journalistes qui ont recueilli son témoignage, comme il l’a fait dans son émission hebdomadaire du 4 décembre sur Radio J.
À défaut de se parler, les propos des uns et des autres, y compris les siens, tomberont dans la glossolalie qu’il dénonçait, avec un certain bien-fondé.
Donner du sens au monde qui nous entoure, afin de retrouver le « vouloir vivre ensemble » cher à Hannah Arendt et à Alain Finkielkraut, tel est le destin d’un intellectuel, auquel il ne saurait se dérober, au prix d’une confrontation avec l’Autre.
Photos : Motrach - Ben Tableau : La morte di Socrate (G. Diotti)
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