L’anniversaire raté du TGV
Un site internet et un centre d’appel hors d’usage, des dizaines de milliers de personnes se bousculant dans les gares et les boutiques SNCF... Il était midi le 21 septembre 2006 : la SNCF fêtait les 25 ans du TGV.
Des files d’attentes interminables, une tension palpable, des évanouissements, les forces de l’ordre pour canaliser la foule, des tickets distribués pour fixer l’ordre de passage, comme à la boucherie... Inévitablement une vieille dame, trop digne pour s’asseoir à même le trottoir comme ses voisines trentenaires, fait le rapprochement avec d’autres images, d’un autre temps. Celles des queues d’après-guerre, des cartes de rationnement, du dénuement d’alors. Mais si on doit se rappeler le passé, alors on pense inévitablement à la récente condamnation de la SNCF pour son rôle dans la déportation des juifs. Cela n’a rien à voir bien sûr, mais ce que l’on a vu ce 21 septembre 2006 n’avait certainement jamais été vu en France depuis un demi-siècle et a directement plongé les plus vieux de nos concitoyens dans la période la plus dure de leur vie. Il est certain que ce ne sont pas ces images que le service marketing de la SNCF souhaitait voir surgir à l’esprit de ces clients, mais elles sont pourtant bien là.
Si la cause est aujourd’hui moins grave, les rapprochements factuels suscités portent tout de même à s’interroger. Il y avait donc file d’attente comme pour un produit de luxe avant pénurie (seulement 50 000 billets proposés à la vente et ils sont partis en quelques dizaines de minutes). Mais pourquoi cette incroyable affluence ? Pour Ouest France du 22 septembre, « les mêmes scènes, hier matin, dans toutes les gares. Des queues de plusieurs centaines de personnes. Cosmopolites. Etudiants, personnes âgées, jeunes de banlieue... Certains sont arrivés dès 6h30 ». Ce sont en majorité les personnes les moins favorisées de notre société, pour qui se déplacer en TGV est inaccessible usuellement, au même titre que prendre l’avion, qui étaient au rendez-vous. L’offre anniversaire de la SNCF leur a paru un eldorado. Ce qui laisse sous-entendre que le TGV est certainement trop cher pour beaucoup de Français. L’anniversaire du TGV nous a permis de découvrir qu’il y a une France ferroviaire à deux vitesses.
Pour vous montrer que la comparaison avec la pénurie d’après-guerre n’est pas déplacée, devinez ce qu’ont fait une partie des heureux acheteurs de billets à 5 euros ? Ils les ont immédiatement mis aux enchères sur eBay, perpétuant un marché noir au service des plus aisés.
Combien cet anniversaire raté a-t-il coûté à la collectivité ? Les débordements ont nécessité l’intervention des forces de l’ordre aux abords des gares. A Lyon, Le Progrès rapporte que la Direction départementale de la sécurité publique a dû mobiliser des renforts en gare de La Part-Dieu, et que les heures d’attente et les bousculades ont causé des malaises, obligeant les pompiers à installer « sur place un mini-hôpital de campagne ». Ce qui a été constaté à Lyon l’a aussi été dans les autres grandes gares. L’Etat et les départements vont-ils facturer la SNCF défaillante qui n’avait pas mis en place les moyens d’accueil et de sécurité adéquats ?
La SNCF a déclaré n’avoir pas imaginé que la demande serait aussi forte. C’est à mourir de rire, quand on sait que la Gare Saint-Lazare, qui n’est pas la plus grande de la capitale, voit passer chaque jour plus de 270 000 voyageurs ! Combien y avait-il de guichetiers en poste à midi le 21 septembre ? D’après le Quid la France comptait 4575 gares en 2003. Comme beaucoup de gares comptent elles-mêmes plusieurs guichets, donc autant de guichetiers, auxquels il faut ajouter les boutiques en ville de la SNCF et les téléopérateurs du 3635, le service de commande par téléphone, il y avait certainement entre 5000 et 10 000 agents SNCF ayant accès au logiciel de billetterie. Pour 50 000 billets à vendre, soit entre 5 et 10 billets à distribuer par agent. Et sans vouloir culpabiliser les guichetiers, il est fort probable qu’ils se soient servis en premier eux-mêmes pour satisfaire leurs proches, ce qui est finalement le moins grave dans l’histoire. Dans ces conditions, comment la SNCF pouvait-elle annoncer que l’opération durerait certainement trois heures ?
« Il n’y a eu aucun bogue alors que tous nos canaux de distribution ont été très sollicités », se vante Mireille Faugère, directrice voyageurs France-Europe de la SNCF. Le site Internet de la SNCF complètement fermé dès avant midi pour cause de saturation, alors même qu’il était prévu comme un moyen de délivrance des billets, en est un contre-exemple, la saturation du serveur téléphonique en est un autre. Comment la SNCF pourtant pionnière dans les usages marchands du Net n’a-t-elle pas imaginé que des millions de travailleurs ne pouvant quitter leur poste se rueraient sur le site ?
Tout cela dénote un profond manque de respect de la SNCF envers ses clients et les autres, les exclus du TGV qui avaient fondé des espoirs de voyage inespéré. Avec « l’anniversaire raté du TGV », comme l’a titré dès le lendemain Le Progrès, la SNCF a failli à sa charte de service public, par laquelle elle affirme s’engager « pour l’équité et la solidarité : traiter tous les voyageurs sans discrimination (âge, origine...) et améliorer constamment l’accessibilité des trains et des gares en relation avec les autorités et acteurs concernés. Assumer une responsabilité sociale particulière en œuvrant à des actions de solidarité, de prévention, d’insertion et de lutte contre l’exclusion ».
A qui ont profité les 200 000 billets à 5 euros ? A la SNCF bien sûr ! Le Parisien n’a pas manqué de rapporter que la SNCF avait limité les places délivrées « à des jours et des horaires pas toujours très commodes », afin de « remplir des places qui, en temps habituel, auraient été inoccupées. Les 200 000 billets n’ont donc rien coûté à la SNCF, qui a tenté de s’offrir une opération marketing d’une ampleur jamais vue (personne n’a pu y échapper) et à la vitesse foudroyante (retombées nationales instantanées), la complaisance des grands médias aidant (« Il est très dur pour une entreprise comme la SNCF de mener à bien une campagne d’une telle ampleur », pour France Info). Mais malgré son coût quasi nul, cette opération s’avère contre-productive car bien au contraire de ce qu’a déclaré Mireille Faugère, les clients qui étaient là, et les autres, ont bel et bien été frustrés.
La SNCF devrait à l’avenir s’interdire ce genre de démarche qui ne sert à rien ni à personne, ou presque. Il serait plus juste pour les usagers qu’elle applique une grille tarifaire moins complexe et aléatoire. La SNCF doit relever enfin le défi de respecter ses clients et se montrer à la hauteur du monopole qu’elle possède sur le transport ferroviaire de personnes en France.
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