Le mythe de la valeur travail
C'est bien connu, le travail est une "valeur noble". Mais la réalité de la société reflète-elle seulement cette leçon de morale que l'on nous assène à longueur de discours ? Rien n'est moins sûr.
« Le travail est l’aliment des âmes nobles » (Sénèque), « Toute peine mérite salaire », « Il faut gagner son pain à la sueur de son front » (Genèse), voilà le genre de proverbes qui ont façonné l’éducation de beaucoup d’entre nous. Ces adages sont tellement ancrés dans l’inconscient collectif qu’il est de bon ton, notamment en politique, d’invoquer la « valeur travail », et de fustiger la paresse et sa déclinaison économique moderne : l’ « assistanat ». De ce fait, ces arguments jalonnent souvent toute discussion sur le caractère moral du revenu de base qui, en coupant partiellement le lien entre revenu et travail, serait une horrible idée parfaitement malsaine. Pourtant, la réalité contredis à bien des égards ces leçons de morale, et je dirais même, leur donne une leçon d’humilité.
Théoriquement, il est vrai qu’à chaque travail devrait correspondre une rémunération, et qu’a contrario, des efforts moindres devraient être proportionnellement moins bien récompensés. Une des grandes réussites du capitalisme, ou en tout cas ce pourquoi il s’est imposé face au communisme, c’est justement d’être parvenu à maintenir cet équilibre entre l’effort et la rémunération. En effet, marché et le libre échange sont jusqu’à ce jour le moyen le plus efficace de récompenser la prise de risque, le travail, l’effort, tandis que l’échec et l’inactivité y sont découragés. La logique libérale est que la rencontre d’une offre de travail et une demande de production – en bref l’échange, est créatrice de valeur, de richesse.
Nous avons donc ici trois éléments fondateurs de la société et de son modèle économique : le travail, la valeur, et la rémunération. Ces trois éléments sont étroitement liés entre eux : le travail permet de créer de la valeur, qui entraine une rémunération. La rémunération suscite une nouvelle demande de production qui appelle du travail et ainsi de suite.
Mais aujourd’hui, la simple observation de la société tend à montrer qu’il y a précisément un déphasage entre ces trois ingrédients de la dynamique vertueuse précédemment décrite.
Travail, rémunération, richesse : des liens complexes
Par exemple, il y a des gens qui travaillent beaucoup… pour gagner des clous. C’est le cas de la plupart des boulots pénibles physiquement ou même psychologiquement, par leur monotonie, qui sont hélas souvent peu rémunérés pour la simple raison que le chômage de masse exerce une pression à la baisse sur les salaires. Ces boulots sont pourtant en général nécessaires. Ils font l’objet d’une demande et créent donc de la richesse. Par exemple, le travail des femmes de ménage dans une entreprise permet aux employés qualifiés de consacrer leur temps sur les activités dans lesquelles ils sont particulièrement compétents, plutôt que de perdre du temps à d’autres tâches.
Dans d’autres cas, les employés ne sont pas trop mal payés, ou profitent en tout cas d’une situation stable, mais leur travail est bien peu créateur de richesse. Me viennent à l’esprit les contrôleurs de titres de transport, les « planqués » des grandes entreprises, ou encore certains fonctionnaires pris au piège de la bureaucratie rampante. Ces gens-là mettent (en général) de l’effort voire du cœur à l’ouvrage, mais in fine, celui-ci est assez pauvre en termes de richesse. Ce n’est pas le contrôleur de la RATP qui rend possible concrètement le transport d’un passager A vers un point B, c’est le chauffeur du train ou du bus, et ceux qui ont construit les lignes. Le contrôleur lui, ne fait finalement que ralentir les usagers du réseau en les importunant. En fait, l’existence même du boulot de contrôleur n’est rendue nécessaire que par l’adoption d’un certain modèle économique permettant de couvrir les coûts du réseau, et parce que tout le monde ne juge pas qu’il soit absolument immoral de ne pas payer pour pénétrer dans un métro qui roulera de toute façon, même en l’absence de voyageur. En vérité donc, on pourrait parfaitement décréter la gratuité des transports, tout en produisant le même service pour les gens, mais à moindre coût. Qui regretterait vraiment la disparition du métier de contrôleur ?
Dans d’autres situations moins glorieuses encore, des travailleurs sont payés une misère, sont parfois même sujet à de la souffrance dans le cadre de leur travail, alors même que le produit de leurs efforts crée peu de valeur dans la société. Un exemple qui me vient souvent à l’esprit est celui des salariés (souvent intérimaires) des call centers, ces centres d’appels dans lesquels des travailleurs tentent par exemple de convaincre la grand-mère un peu naïve qu’elle doit à tout prix se procurer de nouvelles fenêtres en PVC, avec un crédit à 20%. Où est ici la création de richesse pour la société ? On a bien une rémunération pour quelques uns, mais le fait de sur-vendre un bien crée surtout un déséquilibre sur le marché : la grand mère aurait certainement pu dépenser plus utilement son argent.
Par ailleurs, il existe également beaucoup de gens qui ne sont pas rémunérés et qui pourtant, créent des richesses dans la société. Un internaute qui passe ses heures à contribuer à Wikipédia crée une grande richesse pour l’ensemble de la communauté des internautes. Certains articles de l’Encyclopédie en ligne sont consultés des centaines de milliers de fois par jour, et font gagner un temps précieux à tout le monde. Pourtant, quand bien même la qualité de Wikipédia est aujourd’hui de moins en moins contestée, la plupart des contributeurs n’auront jamais touché un centime pour les nuits passées à compléter passionnément et patiemment les articles de l’illustre site. A l’inverse, d’autres sont parfois payés pour saccager leur travail ! L’exemple est naturellement valable pour les blogueurs (dont votre serviteur ?), les bénévoles d’associations, ou encore de nombreux artistes qui ne comptent pas leurs heures.
Face à tant d’énergie dépensée, on trouve ceux qui travaillent peu ou pas, mais qui vivent confortablement. Les rentiers et les « profiteurs » représentent bien entendu ici la caricature de cette catégorie de personnes. Mais ici encore, la question de savoir si ces gens créent de la valeur est pour le moins délicate : certains « profiteurs » du système social peuvent aussi faire partie de ces personnes qui produisent du « travail caché » en se consacrant à des activités non-marchandes précédemment décrites. De même, certains « rentiers » consciencieux, par leurs arbitrages entre plusieurs investissements, peuvent permettre de mieux valoriser des projets créateurs de richesse pour la société.
Mais il arrive également que la spéculation affame le monde… Que l’on produise uniquement dans l’objectif de créer du profit sans tenir compte des externalités négatives pour le reste de la société, ou encore que l’on corrompe des gens pour faire le “sale travail”. Et je ne parle pas que des malfrats, mais aussi de gens supposément érigés en modèle d’honnêteté et de bienveillance ! Tenez par exemple, on paie bien les députés avec l’argent public pour voter des lois stupides voire liberticides ! Et c’est bien là le pire dans l’Histoire : la plupart de ces gens le font en pensant œuvrer pour le bien de la société. Autant d’exemples qui montrent bien que tout « travail » n’est pas nécessairement « noble ».
Ayons enfin une pensée pour tous ces gens qui ont de brillantes idées, du talent ou des compétences, mais qui pour des raisons diverses (très souvent le manque d’argent, in fine), ne peuvent pas les exprimer. Combien d’idées innovantes, combien de chefs d’oeuvres artistiques, combien d’entreprises ne voient pas le jour à cause d’une mauvaise allocation monétaire dans la société ? J’aurais peur d’en connaitre la réponse.
On pourrait continuer longtemps cette description méticuleuse de chaque situation, et ainsi en déduire au cas par cas de la création de valeur de chacun dans la société, et ainsi punir les profiteurs tout en rétablissant l’équité pour d’autres. Ce n’est bien sûr pas l’objectif ici.
Et la valeur de l’Humilité ?
Au contraire, j’aimerais simplement que l’on puisse s’entendre, sur un principe simple : l’équation entre travail, rémunération et richesse n’est pas linéaire.
Ou dit autrement, la rémunération monétaire ne reflète pas parfaitement – loin de là – ni l’effort, ni le mérite, ni même encore la valeur apportée dans la société. De même, toute contribution à la richesse globale n’est pas toujours dûment récompensée ni même reconnue. Et oui, le travail de certains est parfois nuisible à d’autres, tandis que la non rémunération de certaines activités constitue un manque à gagner pour le collectif. En d’autres termes encore : tout cela est beaucoup trop relatif pour se satisfaire d’une définition universelle et absolue.
Ces conclusions admises, il est évident que chacun devrait faire preuve d’un peu d’humilité avant de se permettre de juger de qui mérite quoi, et au regard de quoi. Devant une telle complexité, tant d’absurdité, de désarroi, et au final, devant tant de manque de sens, je demeure ébahi que certains, qu’ils soient « de droite » comme « de gauche » continuent de nous asséner leurs leçons de (leur) morale… Et parfois, se regarder dans un miroir avant de juger de la place des autres dans la société ne serait pas un luxe.
« Que celui qui est certain d’être rémunéré à la juste hauteur de son mérite et de sa contribution à la société lui jette la première pierre » pourrait scander un Jésus des temps modernes à l’adresse des réactionnaires de tout poil qui dénoncent « le cancer de l’assistanat », ou, selon d’autres formules plus polissées, voudraient « remettre les gens au travail » et « ne pas encourager l’oisiveté ».
Ainsi, je me permets de signaler à ceux qui m’opposent ce genre d’arguments au revenu de vie, qu’ils feraient mieux de résoudre d’abord les problèmes soulignés plus haut avant de juger du caractère moral ou non du revenu de base. Lorsqu’ils auront résolu ce problème, qu’ils m’appellent, je leur file un prix Nobel direct.
« Le problème, c’est les autres »
Le pire, mais en même temps compréhensible, je crois que c’est encore l’argument des « profiteurs », qui consiste à dire que la plupart des gens (y compris soi-même, bien entendu) feront bon usage d’un revenu de base, mais que « les autres » en profiteront indument. Vous savez , tous ces gens qui « resteront devant la télé à boire des bières » alors que les autres travailleront dur comme fer…
Laissez moi vous dire un truc tout simple : les profiteurs, c’est vrai qu’ils existent, et si ça peut même vous faire plaisir, sachez qu’ils ont toujours existé et existeront toujours. Il arrive même que les plus honnêtes d’entre nous en fassent partie, mais plutôt que de le reconnaitre, il est bien sûr plus facile de rejeter la faute sur « les autres » (dissonance cognitive, tout ça). En vérité, je crois que chaque être humain est tenté de tirer avantage d’une situation lorsqu’il peut le faire sans se faire punir, et que cela ne nuit pas directement aux autres (ou qu’il n’en voit pas les conséquences). Mais puisque ce comportement est profondément humain, pourquoi diable vouloir s’efforcer de lutter contre ? La lutte contre la nature Humaine n’a jamais rien produit de bon. D’autant que même en suivant ces arguments, au nom d’une minorité de gens, nous priverions tous les autres d’une mesure véritablement émancipatrice. Ça serait dommage, non ?
Accepter le revenu de base, c’est par essence avoir l’humilité de ne pas vouloir imposer son propre jugement aux autres. C’est accepter la possibilité que l’autre crée des richesses que l’on ne peut pas voir ou comprendre par son prisme personnel. C’est accepter la possibilité d’avoir tort. C’est accepter que parfois, notre propre comportement nuit au moins autant aux autres que ce qu’ils nous font subir.
Ceux qui prétendent que toute rémunération ne peut provenir que d’un travail « officiel » ne respectent pas le principe de relativité de toute valeur. Ces gens là, consciemment ou non, voudraient imposer leur vision de ce qui mérite une rémunération ou non. Ils se croient capable de juger les autres, mais ne se remettent jamais en question. Et pour parachever l’ironie, ils seront les premiers à vous traiter d’utopiste alors que leur propre schéma de référence, fondé sur une morale bidon dénuée de toute réalité (malgré des siècles d’expérimentation), n’existe même pas.
Osons refuser en bloc ces amalgames, ces raccourcis et autres dénonciations arbitraires qui ne font qu’attiser les braises du foyer incandescent du populisme et du repli sur soi ! Ces foyers-là qui ne font que réchauffer les soupes dégueulasses des extrémismes et de la guerre civile.
Opposons à cette logique destructrice ce qu’il nous reste de notre héritage humaniste : le respect mutuel de la dignité et des Libertés de chacun et la confiance en l’Homme. Bien sûr, la société n’est pas parfaite, loin de là. Il ne s’agit donc pas de décréter naïvement la bonté de l’Homme, mais plutôt de la présumer. Car la présumer, c’est déjà lui donner une chance d’exister.
Illustrations Lenny Pichette Photography dominiqs
Un article initialement publié sur Tête de Quenelle.
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