Le viol, une arme de maintien de l’ordre
En prolongement d’un article qui se faisait l’écho des résultats d’une enquête menée en 2006 par l’Ined sur la fréquence des agressions sexuelles, les résultats confirment ce que les acteurs de terrain savaient déjà sans pouvoir convaincre. Les interprétations que l’on peut en faire renvoient tant au déni de la société qu’à une profonde méconnaissance du phénomène et de son impact sur les victimes souvent instrumentalisée par une actualité avide de sensationnel. Mais d’autres commentaires font plutôt état d’une forme de satisfaction un peu naïve.
En complément de l’article de Hanz Lefevebre Violences sexuelles : une enquête qui fait mal. L’auteur s’y faisait l’écho des résultats d’une enquête menée en 2006 par l’Ined sur la fréquence des agressions sexuelles dont les résultats furent rendus officiels en février 2008. Si les enquêteurs paraissent surpris, les résultats sont conformes aux témoignages des travailleurs sociaux œuvrant sur le terrain : une forte augmentation des délits sexuels déclarés, mais un très faible taux de déclarations en police.
Cette enquête 2006 s’intéressait aussi aux hommes, elle met plutôt en lumière une violence sexuelle dans l’enfance et l’adolescence, souvent silencieuse, car le tabou est encore fort. Les hommes éprouvent en effet les plus grandes difficultés à déclarer qu’ils ont été victimes d’abus sexuels.
Si certains commentateurs se réjouissent de l’abolition du tabou qui verrouillait la parole, il importe de revenir sur les interprétations que l’on peut donner à ces résultats.
On ne peut ignorer que pour abolir un tabou, il faut d’abord combattre socialement les barrières collectives qui verrouillent l’expression que ce tabou occulte. Si parler à un enquêteur pour un sondage demeure anonyme, porter plainte auprès de la police signe le premier véritable rapport de la victime au collectif. C’est par cet acte, accompagné d’une instruction, que la société marque la prise en compte d’une parole de souffrance de la victime. Cette reconnaissance par la société est une étape fondamentale et nécessaire au processus de réparation... Elle est d’une considérable importance au plan psychologique. Et, au plan social, elle signe un lien de solidarité avec la victime.
Or, de ce point de vue, malgré les déclarations souvent satisfaites des instances gouvernementales, voire de certains juristes, si nous ne sommes pas en pleine régression, nous ne pouvons pas parler de progrès dans la prise de conscience de la gravité des délits sexuels commis sur des adultes et des enfants. On ne peut que regretter ce décalage entre les témoignages des acteurs de terrain et le législateur ou les centres officiels.
Pourquoi si peu de plaintes enregistrées ?
La réponse à une telle question impose une différenciation entre les hommes, les femmes et les mineurs. Il existe aussi des réponses plus globales où le facteur culturel et social rencontre l’aspect psychologique et individuel.
Banalisation et désinvolture
À quoi cela peut-il tenir ? En premier lieu, il est patent que l’attitude de la police et des juges/procureurs incite les plaignants à une certaine réserve. Même si de considérables progrès sont constatables au sein de la police, même si, en théorie, chaque dossier de viol doit être traité par une cellule spécialisée, dans les faits, il en va tout autrement. J’ai recueilli dernièrement les paroles de plaignantes qui s’étaient vu devoir signifier leur plainte dans un local de police ouvert à tous et parcouru par les divers personnels et personnes concernés par d’autres affaires de police.
Je viens de recueillir le témoignage d’une maman qui a porté plainte après l’agression/viol dont sa fille a été victime (6 ans). Le procureur a décidé qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une expertise médico-légale de l’enfant au prétexte que cela serait plus traumatisant que ce qu’elle avait subi. Traduction : Moi, procureur de la République, à la seule lecture du rapport du policier chargé d’interroger l’enfant, Moi, juge et expert en psychiatrie, je décide que les sévices subis sont moindres que ne le serait une expertise médicale pratiquée par des praticiens formés et diligents...
Or, dix mois après, l’affaire est forcément qualifiée en délit... puis les choses traînant, les parents finiront par se décourager et il n’y aura plus qu’un non-lieu à prononcer, d’autant plus que l’on a dissuadé la famille de prendre un avocat... affaire classée. En attendant, une petite fille devra « faire avec ».
On est loin de la diligence et de la prudence nécessaires à ce type d’affaire. Ces méthodes bafouent volontairement ou non la fragilité des victimes. La hiérarchie policière, soit par volonté, soit par manque de moyens, traite ce genre d’affaire avec une désinvolture coupable. Bien souvent les faits sont arbitrairement requalifiés afin d’éviter l’encombrement des Assises et un viol peut donc se trouver requalifier en "attouchements sexuels", donc un délit relevant de la correctionnelle. Parfois des juges d’instruction demandent qu’une plaignante se soumette à une expertise psychiatrique au prétexte d’évaluer les dommages subis, mais l’obsession de beaucoup d’enquêteurs demeure la crédibilité des plaignantes. Pourtant de nombreuses enquêtes engagées au Canada et aux États-Unis, ont démontré que les fausses allégations sont rares. De plus, les ravages du procès d’Outreau ont rendu les juges plus que prudents. Loin de remettre en cause leurs méthodes d’investigation, leur attitude tend à se rigidifier.
Au Canada, dans des affaires de pédocriminalité, d’inceste ou de viol, les interrogatoires sont filmés intégralement. Et quand il s’agit d’une personne mineure, les éducateurs ou intervenants sociaux, qui auraient reçu un premier signalement, peuvent mener l’enquête eux-mêmes en relation avec la police. C’est impensable en Europe tant acteurs sociaux et policiers se méfient les uns des autres. Pourtant, il sera plus facile pour une jeune personne de se confier à un éducateur qu’à un policier.
Réagissant à la généralisation récente, à partir de juin 2008, de l’enregistrement vidéo des gardes à vue et des auditions chez le juge d’instruction dans les affaires criminelles (hors terrorisme et associations de malfaiteurs), Christophe Régnard, secrétaire national de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) explique pourquoi il y est hostile.
Sur 20 minutes.
Ses arguments sont purement techniques, pas un seul en rapport avec les victimes, pas un mot d’éthique. Comment, dans une société où l’information circule quasiment en temps réel, penser que le public ne sera pas sensible à cette retenue de l’autorité judiciaire, voire ce conservatisme ? Les magistrats perdent là une occasion de montrer qu’ils appartiennent à un grand corps d’État chargé de défendre les libertés et de maintenir l’équité en toutes choses et qui, parfois, notamment dans ces domaines, sort de son champ de compétence.
Hanz Lefevbre précise que « notre législation prévoit désormais l’éloignement du domicile à l’encontre du conjoint auteur de violences, sexuelles ou non ». Mais les faits démentent de telles intentions. La plupart des juges hésitent à prendre ce genre de mesure d’isolement. On sait aussi que le prédateur est un manipulateur et il s’est entouré d’un vernis de respectabilité, si, bien que, souvent, ce sera la parole de la victime contre la sienne, personnage respectable, connu pour sa probité... Le suivi régulier de ces affaires démontre, que les experts eux-mêmes se laissent facilement prendre au jeu du manipulateur et le juge, le plus souvent, suivra leurs conclusions. S’agit-il de souligner l’incompétence des experts ? Pas forcément, mais l’absence de théorie de criminologie, une méconnaissance des séquelles des traumas subis par la victime. Pour nombre de psychiatres et psychologues, la victime sera expertisée hystérique, narcissique, centrée sur elle-même. Le retard de la psychopathologie, dans ce domaine, est un facteur qui pèse lourdement dans la prise en compte des souffrances des victimes.
Auto-culpabilisation des victimes
Une autre explication ne doit pas manquer de nous interpeller. Une victime me rapportait son témoignage affirmant qu’elle n’avait parlé de son agression ni à sa mère ni à quiconque d’autre - elle avait 12 ans à l’époque des faits - car elle se sentait honteuse de ce qui s’était passé entre son agresseur et elle. On ne manque pas d’être intrigué par cette culpabilité dont témoigne la plupart des victimes de viol même quand celui-ci a été perpétré dans la petite enfance. Nombre de rescapés de l’inceste révèlent ce doute qui les a toujours assaillis sur la réalité de leur statut de victime. N’y a-t-il pas là l’expression d’une grave carence sociale. Quand un commerçant est victime d’un vol, il ne doute pas un instant de la réalité du délit dont il vient d’être victime. Pourquoi en serait-il autrement pour des victimes d’incestes ou de viol dans l’enfance ou l’adolescence ?
Il a existé un phénomène similaire dans nos sociétés : dans les premières années d’épidémie de sida, de nombreuses victimes du virus exprimaient un tel malaise coupable. Nous en étions, à cette époque, aux rumeurs malsaines qui clouaient au pilori les homosexuels, les prostitués et les Africains...
Les rumeurs naissent sur fond d’ignorance et de passions, mais pas seulement. Il leur faut des relais pour durer. A contrario, le savoir, la connaissance, l’instruction, l’information sont de puissants antidotes à la propagation des rumeurs et des préjugés. À propos du sida, c’est la communauté homosexuelle qui s’est érigée contre les préjugés et qui prit en main son propre destin, allant jusqu’à initier une relation assidue avec les chercheurs. C’est ce qui permit à cette communauté de mettre en place des outils de communication qui battaient en brèche le contenu des rumeurs... Concernant les agressions sexuelles, l’esclavage sexuel auquel de nombreuses femmes et enfants sont soumis, cette inertie de la collectivité révèle les dessous d’une conscience collective qui n’ont pas encore dépassé les mentalités archaïques de domination de l’homme et du père, dans la famille, dans la société. Cet archaïsme est fort bien perçu par l’enfant dès les premiers temps de l’ouverture de sa conscience au monde. Ajoutons à cela la persistance d’une vision tout aussi primaire de la famille qui n’a pas permis de développer des attitudes familiales adaptées au monde contemporain et ouverte sur l’extérieur. Sur fond d’individualisme, on voit trop souvent des familles crispées autour d’un noyau constitué du père-dominant, de la mère-relais de l’autorité du premier et des enfants ; dans une architecture sociale qui favorise et amplifie cet isolement, l’enfant peut se retrouver dans une prison de mots, de comportements et de fantasmes qui ne lui permettront pas de trouver une oreille attentive s’il est agressé.
La famille traditionnelle, par la multiplicité de ses composantes, offrait la possibilité, pour un enfant, de compenser les attitudes extrêmes d’un parent. Au moins, la blessure de l’inceste ou du viol dans l’enfance trouvait une écoute attentive du côté d’un oncle, d’une tante, d’une grand-mère... L’isolement actuel ne le permet pas, offrant au prédateur toutes facilités pour son œuvre malfaisante ; un des comportements habituels du prédateur consistant à isoler sa victime du monde environnant et la soumettant à une surveillance constante qui prendra des formes diverses selon le milieu social, plus ou moins brutales, plus ou moins subtiles.
Témoignages :
« Pourtant, j’avais honte, c’est stupide, honte de quoi ? C’est moi la victime ! Mais honte de m’être laissé faire, d’avoir fait des choses, d’être presque consentante même si à 9 ans je ne savais pas ce que faisais. »
[...]
« Il disait : "Il faut le dire à personne, jamais, c’est notre secret, sinon je vais aller en prison et ça serait de ta faute. Tu ne voudrais pas que Tonton aille en prison ?" J’avais 9 ans la première fois, mais je ne me rappelle plus bien ni de la date ni de l’âge que j’avais exactement. Ca a duré des années jusqu’au jour où je l’ai repoussé mais le mal était fait ! Il a continué jusqu’à ce que j’aie 16 ans. » (Valérie sur http://viol.free.fr/temoignage/t2004_valerie.htm)
« Je voudrais dire à toutes les personnes qui ont vécu des choses similaires et je sais que nous sommes trop nombreuses, qu’il faut parler et même si ce n’est pas devant la justice (souligné par l’auteur)... » (http://viol.free.fr/temoignage/t2001_carole.htm - ce témoignage recèle d’autres mots très durs sur la culpabilité ressentie par la victime qui avait 7 ans à l’époque des faits, 16 au moment du récit en 2001).
Pourquoi ce si fréquent « même si ce n’est pas devant la justice », comme si le recours à ses offices n’avait plus de sens ? Ça pose question, non ?
« Il existe peu de travaux sur le viol des hommes, mais il est important de mentionner que ça existe. Les hommes qui en sont victimes, comme les femmes, hésitent à déposer plainte, à en parler, se sentent coupables alors qu’ils sont les victimes. Le sentiment de culpabilité doit être évacué. » (http://viol.free.fr/temoignage/t2004_RS.htm)
Le sentiment de culpabilité que les victimes révèlent n’est rien d’autre que la prise en compte par elles-mêmes d’une règle archaïque et non-dite de préservation de la famille et de la prééminence du mâle. Nous vivons depuis 4 000 ans, environ, sous l’égide d’une règle qu’aucune loi ne peut encore faire reculer : l’éviction du féminin du champ social et la soumission de l’enfant... Nous nous pensons « civilisés » refusant de voir une telle réalité. Si aucune information, aucune instruction ne vient contrebalancer cette règle taboue, il n’y a aucune chance de voir les mentalités évoluer et les victimes se trouver libérées de ces sentiments troubles et sans objet : honte ou culpabilité d’être violées ou d’avoir été soumises à l’inceste.
Hanz Lefevbre persiste : L’auteur ajoute, dans un commentaire, en réponse à une lectrice : « Mais là ne réside pas la difficulté en matière de poursuite, c’est surtout le fait que les dépôts de plaintes font cruellement défaut, et on en revient au problème fondamental de la honte de la victime, ou encore de la peur qui l’empêche de révéler les faits. Par contre, lorsque les faits sont révélés, je peux vous affirmer que tant la police que la justice mènent à bien leur travail, et je parle en connaissance de cause, la délinquance, au sens large tout autant que la criminalité sexuelle, est mon quotidien professionnel, c’est en ce sens que j’employais la formule "croyez-moi". En matière d’écoute des victimes, de recueil de leur plainte, d’énormes progrès ont été réalisés. En outre, de nombreuses femmes sont aujourd’hui policières ou magistrates, ce qui change considérablement la donne, vous en conviendrez. (Tiens donc, où l’on voit apparaître le féminin ! D’où cela peut-il venir ?)
Le problème fondamental reste le dépôt de plainte, c’est donc le silence qui continue à œuvrer, mais n’y voyez aucun reproche, je mesure entièrement la difficulté pour les victimes de verbaliser, et ensuite de s’exposer à une procédure douloureuse et longue. »
L’auteur, d’après sa courte présentation, « exerce au quotidien dans le champ de la justice pénale, auprès des personnes dites placées sous main de justice et il reconnaît la difficulté pour les victimes à sortir du silence et ensuite de s’exposer à une procédure douloureuse et longue ». On croyait que la justice devait s’appliquer dans des délais raisonnables. Notons que la France est souvent épinglée pour la longueur de ses procédures judiciaires et, dans le domaine qui nous préoccupe ici, rien n’est plus préjudiciable à la victime que de telles lenteurs de procédures, accompagnées, le plus souvent, d’un accès difficile au dossier... Reposons donc la question en inversant les sujets : « Pourquoi de telles lenteurs dans les procédures sur les agressions sexuelles, notamment quand les victimes sont jeunes ou mineures ? »
C’est bien dit : « procédure douloureuse et longue », alors que la justice doit opérer dans des délais raisonnables. Mais, puisque justice et police mènent à bien leur tâche, c’est donc aux victimes que revient la responsabilité du silence. Doit-on ainsi comprendre ces propos allusifs ? Ce silence n’aurait que des causes individuelles, parce que les victimes ne savent pas, parce qu’elles doutent de leur mémoire, etc. Voilà la raison de la culpabilité de tant de victimes, qui rappelle d’ailleurs les paroles de Françoise Dolto dans un entretien avec le magazine Choisir, en novembre 1979 :
Choisir : Quand une fille vient vous voir et qu’elle vous raconte que, dans son enfance, son père a coïté avec elle et qu’elle a ressenti cela comme un viol, que lui répondez-vous ?
Dolto : Elle ne l’a pas ressenti comme un viol. Elle a simplement compris que son père l’aimait et qu’il se consolait avec elle, parce que sa femme ne voulait pas faire l’amour avec lui.
[Plus loin...]
Choisir : D’après vous, il n’y a pas de père vicieux et pervers ?
Dolto : Il suffit que la fille refuse de coucher avec lui, en disant que cela ne se fait pas, pour qu’il la laisse tranquille.
Choisir : Il peut insister ?
Dolto : Pas du tout, parce qu’il sait que l’enfant sait que c’est défendu. Et puis le père incestueux a tout de même peur que sa fille en parle. En général la fille ne dit rien, enfin pas tout de suite.
Depuis plus de trente ans, le mythe de la gamine ou du gamin consentant dure et influence les décisions expertes...
(Dolto a commis d’autres perles du même genre durant sa longue carrière à cheval entre les Évangiles et la psychanalyse.)
Si « nombre de victimes se trouvent dans une situation de terreur qui empêche littéralement le dépôt de plainte », c’est qu’il y a aussi problème du côté de la société, globalement. La victime ne se sent pas assez protégée et elle se méfie, le plus souvent à juste titre. En effet, « l’auteur a souvent une emprise totale sur sa victime qui s’en trouve inhibée » et il sait parfaitement se servir de la mollesse des enquêteurs, de leurs incertitudes et du flottement éthique.
La justice silence
Ces flottements, l’arbitraire des décisions de justice, les traitements divers des instructions et finalement soumis aux aléas locaux constituent la grande vague d’échos qui nous viennent du terrain. Cela nous incline à formuler deux remarques. La première met en évidence le conservatisme des juristes qui procède de facteurs culturels : la valorisation de l’ordre et de la sécurité au détriment du conflit à trancher, conçu comme une perturbation voire une pathologie - beaucoup de victimes en font les frais qui, à trop crier leur souffrance, se voient traiter d’hystériques et sanctionnées comme telles. La norme, les règles, la multiplication des indications réglementaires sont conçues non comme sources de confusion, mais comme nécessaires au maintien de l’équilibre de la société. La famille demeure un des piliers de l’ordre. La composante singulière de l’individu « hurleur » paraît alors bien plus perturbatrice que représentative d’une richesse nécessaire à l’ordre social.
La profusion des règles devient un facteur de sécurité, un garant contre les débordements pathologiques, même s’ils proviennent de victimes. Les variations locales de comportements, les particularismes de situations ne peuvent pas être pris en compte, d’où la deuxième remarque qui tend de plus en plus à se faire entendre : l’isolement du juriste.
En réduisant le droit à une lecture assidue des règles, le juriste s’isole de la sphère sensible du monde et de la matière, voire des sentiments - je ne dis pas de l’émotion, la différence est importante entre sentiment et émotion, distinction largement perdue de vue à l’heure de la suprématie de l’émotionnel et du sensationnel. L’exercice du droit devient une technique qui impose la froide raison face aux débordements alors qu’il ne fait que geler les ferments de l’altérité. L’énoncé de la règle surclasse son application. Nombre de juristes fonctionnent sur ce mode, quand les règles trouvent en elles-mêmes les raisons et les modalités de leur évolution. On assiste ainsi à une forme de prolifération indépendante des règles dont la finalité serait leur auto-accroissement sans fin.
Pas étonnant, donc, que l’exercice du droit - au sens large, de l’inscription d’une plainte à son instruction et au jugement/réparation, de l’inscription du droit dans nos sociétés, du sens de la justice dans les démocraties - ait pris à son compte l’antique règle d’éviction du féminin et de tout ce dont ce dernier serait porteur - dont l’enfant, mais pas seulement - règle qui fut aux sources de nos civilisations conquérantes et dominatrices. Ce ne sont pas quelques magistrates et policières qui changeront ces faits.
S’ils observaient plus concrètement leur propre société, sans doute les juristes français l’auraient mieux comprise, réalisant ainsi que les phénomènes émergents auxquels ils doivent maintenant faire face sont infiniment plus riches que ce à quoi, trop souvent, ils les réduisent.
Lire à ce sujet : Le Droit en procès, sous la dir. de J. Chevallier et D. Loschak (Paris, Puf, 1983, 230 p.)
J’ajouterais, en incise, que ce qui vaut pour le féminin s’applique aussi à l’immigré comme porteur de désordre. Il y a équivalence du féminin à l’étranger et à l’enfant, par un point commun : ce qui dérange l’ordre.
Inventaire et mutation des mentalités
L’enquête constitue un premier pas dans l’inventaire qui reste à faire sur l’ampleur des violences sexuelles faites aux femmes, aux hommes et aux enfants. On souhaiterait un peu plus de différenciation dans le choix des paramètres d’enquête. On ignore tout des violences sexuelles commises sur des enfants - sinon à les enregistrer - et, pour cause, il n’existe, à ce jour, aucune méthodologie cohérente d’investigation, de soutien et de suivi des victimes. Très peu d’études sont parues sur le mode opératoire des prédateurs pédosexuels qui opèrent au sein des familles. On en sait à peine un peu plus sur les crimes de prédateurs en série qui occupent régulièrement la une de l’information à grands coups de déclarations aussi passionnelles qu’inutiles car l’instrumentalisation politique délaisse les victimes. Or, les crimes sexuels en série sont rares (Fourniret, Guy George, Michel Louis...), quant aux délits et crimes sexuels commis par des tiers inconnus, leur pourcentage est moindre par rapport aux crimes et délits commis par des proches (17 %). On sait très peu de choses sur les « tournantes » - certains vont même jusqu’à nier leur existence, sur les crimes sexuels commis lors des fêtes de jeunes adultes et qui concernent donc des très jeunes femmes, voire des adolescentes mineures.
Une enquête sur les prédations sexuelles commises dans le milieu sportif révèle des chiffres consternants. Cette enquête test menée en Aquitaine auprès de 356 sportifs et bientôt étendue sur toute la France révèle qu’un sportif sur trois a subi des violences sexuelles. Sur 356 sportifs âgés de 13 à 23 ans, 32 % pensent ou déclarent avoir été confrontés au moins une fois à une forme de violence sexuelle. (Notons en passant que ces chiffres sont conformes à ceux des enquêtes équivalentes menées au Canada et aux Etats-Unis.)
Sauver l’enfance en danger
L’enquête a révélé le silence omniprésent fait sur ces actes prédateurs – signaler un viol, c’est risquer de voir une carrière sportive prometteuse anéantie – mais également un autre phénomène, celui de la « culpabilité » ou de « l’auto-accusation » qui explique la part importante (40 réponses) de jeunes sportifs qui ne font que « penser » avoir été victimes de violences sexuelles.
On retrouve ces deux constantes : le silence et l’auto-culpabilisation. Si le silence est interprété abondamment, l’auto-culpabilisation ne trouve pas trop d’experts pour en dire quelque chose.
Pour que les mentalités évoluent, il faudra d’abord procéder à un inventaire. Une enquête globale vient de rendre des résultats que nous savions déjà vrais. Il reste maintenant à faire l’inventaire des prédations sexuelles subies dans l’enfance, mais pas seulement. Ce n’est que quand nous aurons évalué le coût social des prédations sexuelles que la collectivité réagira car nous sommes dans une économie de marché qui abolit le facteur humain, ne tenant compte que du facteur économique. À moins que dans un pays européen l’enfant d’une célébrité ne soit la victime d’une agression. Ou bien qu’une célébrité ne révèle un jour l’agression dont elle a été victime, soulevant ainsi un tel émoi collectif que la prise de conscience se fera soudaine et atterrante – société de l’émotionnel et du maximalisme. C’est ce qui s’est passé au Canada il y a vingt ans.
Une enquête sommaire avait été initiée en 2002, depuis c’est le désert. Nous pensons que les révélations seront surprenantes tant nous savons, sur le terrain, que les sévices sexuels de l’enfance sont très répandus, et qu’ils ont un coût social gigantesque. Ce n’est qu’à partir de ce devoir d’inventaire qu’il faudra bâtir des stratégies d’informations auprès des politiques, d’abord, du public ensuite : auprès des élèves de collège, dans les universités, auprès des associations de parents d’élèves... Les associations de défense des victimes, même subventionnées, ne peuvent rivaliser face aux inerties sociales ; lesquelles découlent directement de l’impact de vieux mythes fondateurs dont les symboles ne sont plus opérants. Si la loi du pater familias eut son heure nécessaire à l’édification d’une civilisation, les mutations contemporaines nous contraignent à imaginer d’autres symboles vivants protecteurs des ferments de la société : l’interdit de l’inceste, l’interdit de la prédation sexuelle pour protéger l’individu femme ou enfant, l’imprescriptibilité des crimes sexuels en sont parmi bien d’autres.
Protéger la nature et les espèces en voie de disparition... n’est rien s’il n’y a que les yeux hagards d’enfants abusés pour en contempler les beautés.
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