Pourquoi l’anticomplotisme est-il en échec et doit y rester 1re partie
Le complotisme est en fait un processus d'empowerment, c'est-à-dire de réappropriation du pouvoir personnel, tant intellectuel que politique.
La "sortie" du documentaire Hold up, et sa très large diffusion (plus de 6 millions de vues la première semaine), refont jaillir les textes et vidéos sur le complotisme, pour une condamnation unanime des médias mainstream et une déconstruction pédagogique des mécanismes de ce type de supports, d'autant plus que ce documentaire a une audience bien plus large que la "sphère complotiste traditionnelle".
Le clivage complotistes/anticomplotistes s'accentue, autour d'un sujet aux enjeux bien plus lourds que "A-t-on marché sur la Lune ?" : le pourquoi et le comment de la crise sanitaire actuelle. Dans quelle mesure ce clivage n'est-il pas révélateur des tensions internes à notre société ?
Le complotisme, une erreur de raisonnement ?
Les médias main stream et autres sites anticomplotistes expliquent doctement que l'on reconnait une vidéo complotiste à l'utilisation d'un certain nombre de procédés, ainsi que l'expose par exemple Partager c'est sympa
Le plus révélateur serait le
Mille-feuille argumentatif
C'est-à-dire le fait de juxtaposer des arguments de toute nature, trop d'arguments, trop vite, trop longtemps, pour provoquer une sidération qui facilite l'adhésion. Et effectivement, les 2h30 d'Hold up Covid y excelle.
Mais, si l'on prend un peu de recul, ne peut-on penser que tous les médias aujourd'hui font du mille-feuille ?
Que penser de l'info en continu de BFM ? Est-ce que ce n'est pas précisément un mille-feuille, même pas argumenté ?
Et si l'on regarde un large panel de vidéos Youtube à volonté vulgarisatrice, ne font-elles pas exactement la même chose ?
Plus fondamentalement, cette impression d'avalanche d'informations n'est-elle pas le quotidien de tout lycéen ou étudiant ?
Et, au fond, toute argumentation n'est-elle pas un mille-feuille ? Certes, une argumentation de qualité est un cheminement mais en rencontre-t-on souvent ?
La norme de l'exposition d'informations EST le mille-feuille et en faire un critère de reconnaissance de complotisme est au mieux inefficace, au pire... Condescendant ?
Parce que, au fond, ce qui différencie un mille-feuille jugé complotiste d'un mille-feuille jugé fiable ce n'est pas sa structure, ce sont ses sources et la réputation de ses experts. Les anticomplotistes pointent l'utilisation de
L'argument d'autorité
Les vidéos complotistes feraient appel à des experts qui n'en sont pas, dans le but de "faire le buzz/faire de la propagande". Cet argument pose au moins deux problèmes :
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aujourd'hui, l'immense majorité des médias veulent vendre donc... faire le buzz... Et les liens des médias avec les grandes entreprises les éloignent de l'objectivité pour les rapprocher de la propagande. La publicité elle-même est perçue par certains comme de la propagande. Si bien que ce reproche-là aussi est perçu comme injustifié
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La remise en cause de la fiabilité des experts est elle aussi difficilement convaincante. En effet, toutes les chaînes d'info font appel à des experts, toujours les mêmes et les raisons pour lesquels ils seraient plus fiables que d'autres sautent d'autant moins aux yeux que ces experts répètent le même discours dominant. Ils créent l'impression d'être fiables parce qu'ils disent ce qui est attendu. Ainsi, naît l'idée que l'on ne peut être un expert si l'on tient un discours minoritaire.
Une idée validée par le fait -réel- que la qualité d'un expert, tient in fine à sa validation par ses pairs. -
Cette validation dépend du respect du protocole scientifique et de la critique des sources, qui est le 3ème point d'achoppement du complotisme
Respect du protocole scientifique et critique des sources
Le respect du protocole scientifique ne peut plus aujourd'hui passer pour une preuve absolue de vérité. Toute personne ayant fait des études secondaires a intégré que les connaissances évoluent, que des certitudes se révèlent finalement fausses avec l'évolution de la recherche. Et même que ce tâtonnement est l'essence même de la méthode scientifique qui fait donc une large part... A l'erreur ! Une thèse n'est acceptée que tant qu'il n'y en a pas de meilleures.
"La plupart des autres primatologues, pourtant peu enclins à accepter l'explication de l'automédication, se sont montrés incapables d'avancer d'autres explications convaincantes" et ont donc (provisoirement) admis cette thèse.
K. Glander, cité dans Biomimétisme de J.M. Benyus
En outre, la validation par les pairs, base du protocole scientifique, se heurte aujourd'hui à la marchandisation des revues et au monopole de quelques grands groupes d'édition scientifique qui filtrent et donc biaisent cette validation, ainsi que l'explique bien ce Datagueule
L'opinion publique s'est donc faite à l'idée que la vérité est relative, même en sciences, même en respectant scrupuleusement les méthodes scientifiques.
Ce doute est encore plus vif quand on sort du domaine des sciences dures et l'enquête journalistique, si bien argumentée soit-elle, ne peut plus prétendre présenter une vérité. Ou, à tout le moins, elle a beaucoup perdu en confiance... Puisqu'il n'y a pas de certitudes, pourquoi les thèses qu'on me désigne complotistes le seraient-elles ?
Au final, les critères de reconnaissance formels des vidéos complotistes ne sont pas convaincants parce qu'ils sont largement partagés ou proches de tous les autres médias. Comme l'écrit Frederic Lordon, économiste certes hétérodoxe, les vidéos complotistes partagent
"les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là."
Et donc, ce qui serait le plus caractéristique du complotisme serait la nature et la structure de la thèse elle-même, pas la forme mais le fond, ainsi que le résume cette infographie tirée d'un site gouvernementale, explicitement intitulée On te manipule
Cette réflexion sur les critères de reconnaissance du complotisme, et autre méthode de "débunkage", a tenté d'expliquer pourquoi ils échouent souvent à convaincre le public acquis à ces thèses.
Au fond, les dites méthodes de débunkage ne prennent pas en compte les effets de l'avènement de
La société de la connaissance, telle que définie par le journaliste, professeur de management Peter Drucker.
"Les médias ont modifié la perception de la réalité"
Les médias et leur massification ont modifié, en l’occurrence, la perception de la vérité et de ses garanties, la perception des figures d'autorité et même de ce qui peut sembler (in)vraisemblable. En multipliant les informations, les analyses, les experts, ils ont réduit la confiance que le public leur accordait.
La démocratisation de l'enseignement, la hausse globale du niveau de qualification de la population a aussi modifié le sentiment de compétences des lecteurs/spectateurs qui se sentent plus sûrs dans leurs opinions qu'il y a 50 ans. Après tout, ils ont fait des études et sont qualifiés.
Et donc si les médias échouent aujourd'hui à convaincre une partie des spectateurs étiquetés complotistes, c'est parce qu'ils ne prennent pas en compte les modifications profondes des structures de la connaissance. Mais, c'est aussi et peut-être surtout parce qu'ils ne répondent pas aux besoins REELS de ces spectateurs, faute de chercher à les identifier.
La suite de cette analyse s'intéresse essentiellement aux thèses complotistes autour du COVID parce qu'elles passent avec succès toutes les premières étapes du décodeur ci dessus, ce qui est aussi un des facteurs explicatifs de son audience bien supérieure à la moyenne. A la fois plus complexes et plus écoutées, elles répondent sans doute à des besoins sociaux plus importants qu'il est intéressant et important d'élucider.
Le complotisme COVID, réponse à des besoins fondamentaux et mis à mal par la crise sanitaire
Hold up COVID pose en effet tout haut les questions que tout le monde se pose (de moins en moins) tout bas :
Pourquoi ce virus ?
Pourquoi cette gestion de la crise ?
Qu'est-ce qu'il y aura après ?
Ces questions sont profondément anxiogènes et existentielles... d'autant plus qu'aucune réponse apaisante et crédible n'est apportée.
Certes, on peut se dire, avec Michel Rocard, que tout ceci n'est que le fruit de l'incompétence
"Toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare."
Michel Rocard
Mais cela augmente plus l'angoisse que cela ne la réduit : nos conditions de vie se sont brutalement dégradées à cause de la connerie de quelques-uns... Et ceux qui nous dirigent seraient des cons, incompétents que nous avons toutefois élus et qui dirigent nos vies et décident de notre avenir : bonjour l'angoisse !
Le complotisme COVID, réponse au besoin de sens et de cohérence
Il est clairement plus rassurant de penser qu'ils ont un plan, si pernicieux soit-il. Les thèses complotistes séduisent parce qu'elles fournissent des réponses rassurantes parce que cohérentes, à des questions existentielles angoissantes, ou, pour reprendre le mot de Simone Weil, vertigineuses...
Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; […] [l]es termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige
S. Weil
Finalement, les thèses complotistes COVID se rapprochent dans leurs finalités de la religion. C'est un dogmatisme (qui certes ne s'assume pas totalement) Et il remplit les missions qui furent longtemps celles de la religion : il donne des réponses cohérentes aux besoins de comprendre. La thèse du complot remplace la volonté divine pour expliquer les malheurs du monde. C'est irrationnel mais au moins... Il y a une raison et c'est ce qui importe ! Elles s'appuient sur le même archétype fondamental de pensées.
La posture athée n'est en effet pas facile à tenir, comme le disait déjà Blaise Pascal
"Athéisme, marque de force d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement"
Le complotisme COVID répond aussi aux besoins de lien et de pouvoir
En outre, en apportant cette réponse, et comme la religion, ce documentaire crée un sentiment d'appartenance qui lui aussi rassure. Il y a ceux qui y croient et les autres. A l'heure de la distanciation qui affaiblit le lien social réel, une appartenance qui ne tient qu'aux idées et passe par les écrans est fortement séduisante... Et rassurante : elle rompt ce sentiment d'isolement confiné.
Enfin, les thèses complotistes COVID nourrissent aussi le besoin de pouvoir par la connaissance. Et, à l'heure des suppressions des libertés sans consultation, à l'heure des attestations, le besoin de pouvoir a bien besoin d'être nourri et tous les moyens sont bons.
Donc, on peut expliquer le succès de Hold up COVID parce que ses thèses nourrissent des besoins de cohérence, d'appartenance et de pouvoir particulièrement malmenés par le crise sanitaire et absolument ignorés par les médias mainstream. Elles les nourrissent d'une façon qui se rapprochent beaucoup des systèmes de croyance religieux.
Mais, on ne stigmatise pas les croyants en répétant à l'infini combien leurs croyances sont irrationnelles ou, au moins, depuis 2 siècles de combat laïc, on a compris que la meilleure façon de les faire changer d'avis est d'apporter une réponse plus convaincante (scientifique ?) à leurs questions existentielles... Et de tolérer que les croyants résistent à ce qui peut aussi bien être vu comme du prosélytisme et gardent leurs croyances.
En effet, tout comme l'athéisme est une posture intellectuelle minoritaire, l'anticomplotisme traduit un clivage de classe, voire un mépris de classe.
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