Storytelling et autres digressions sur l’avènement de l’homme-histoire
En anglais, histoire se dit story. En Français, l’Histoire avec un H majuscule désigne la totalité d’événements se déroulant dans un lieu et dans le temps. L’Histoire de l’Empire romain, de la ville de Marseille, de la France, de la Chine... sans majuscule, l’histoire désigne une situation vécue par un ou plusieurs individus dans une période donnée. C’est aussi un récit ; qui peut être la narration d’un vécu ou bien le fruit de l’imaginaire. L’Histoire appartient par convention aux historiens et les histoires à la littérature. Néanmoins, l’Histoire sert aussi les politiciens, les hommes d’Etat, les héros nationaux. On a pu voir surgir récemment des controverses animées portant sur l’enseignement de la colonisation, avec une intervention du législateur qui a fait débat. Mais c’est surtout lors de la dernière campagne électorale que l’Histoire s’est invitée à travers les discours servis par l’actuel président de la République. A l’âge démocratique qui, paraît-il, se dessine comme a-historique, les histoires prennent place, autant sinon plus que la grande Histoire ; et sont évidemment présentes dans le champ politique. Du moins aux Etats-Unis où une nouvelle notion a été forgée, le storytelling, autrement dit, l’art de raconter des histoires.
Les Etats-Unis disposent d’une littérature vivace et originale. Par ailleurs, raconter une histoire est un art fort apprécié, surtout si on est scénariste à Hollywood. Et l’on connaît le foisonnement de ces séries américaines, vendues sur le globe et réputées parce qu’elles racontent avec talent des histoires diversifiées et originales. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce volet culturel très développé soit aussi un ingrédient de la vie politique américaine. Dans un article paru dans Le Monde diplomatique de novembre 2006, Christian Salmon s’est livré à une analyse de ce phénomène qu’est le storytelling dans la sphère politique étasunienne. Les stratèges du camp démocrate ont interprété la défaite de John Kerry en incriminant un déficit en storytelling. « A good story », c’est ce qui a manqué au candidat démocrate, alors que l’un des conseillers de Bill Clinton n’avait pas hésité à déclarer que n’importe quel acteur de Hollywood pourrait être élu à condition qu’il sache raconter une histoire qui dise au pays ce qu’il est et comment il le voit. En fait, le storytelling remonte un peu plus loin, à l’époque de Reagan où il a fait son apparition. Les stories ont alors commencé à remplacer les arguments raisonnés, les statistiques et les programmes dans la vie politique américaine. Et en 1985, dans une intervention publique, Reagan ne s’est pas privé de raconter l’histoire d’une Viêtnamienne arrivée en ignorant la langue nationale, puis devenue diplômée d’une école militaire et considérée de ce fait comme une héroïne par le président. La politique est devenue alors l’activité permettant à chacun, s’il y met de la bonne volonté, d’inventer son histoire, la réaliser, voire l’améliorer. Si à l’ère historique les héros faisaient l’Histoire, à l’âge démocratique et post-historique, chacun peut devenir le héros de sa propre histoire.
Le storytelling est comme on le voit un outil assez efficace en politique. Vu la connivence entre les mondes de la gestion publique et privée, on ne sera pas étonné de voir apparaître cette technique humaine dans le champ du management. Motiver un employé, telle est la préoccupation du manager qui use lui aussi du storytelling, technique éprouvée pour susciter le vote de l’électeur. Le principe étant le même. Une histoire entre plus aisément dans l’esprit de l’individu, parle à son entendement bien plus que des chiffres et des idées rationnelles. On peut également mobiliser les émotions. La clé repose sur le langage et sur une forme de poétique capable de fluidifier l’esprit afin de contourner les rigidités. Ainsi, une culture du travail et de l’entreprise se transmet, un peu comme dans les mythes anciens. C’est une manière d’affronter la complexité et de rendre mobile ce qui semble bloqué. Le secret du storytelling est connu depuis l’Antiquité. Il suffit de relire la Poétique d’Aristote. Libérer les émotions. Catharsis comme on dit. Libérer les énergies pour la production, l’investissement du travailleur, la croissance. Dans un autre domaine, il s’agira de rendre populaire une entreprise en narrant son histoire. C’est plus efficace qu’un spot publicitaire ou un logo. On vend mieux grâce à une success story que par le biais d’arguments rationnels décrivant les atouts d’un produit.
La tendance depuis dix ans est à l’usage du narratif, dans de multiples domaines ; journalisme, entreprise, médecine, politique, sociologie, droit, psychologie. Et bien évidemment, le blog doit son succès à ce désir de se raconter, se livrer et par ce biais, se prouver à soi-même et aux autres qu’on compte, qu’on a de la valeur. Etre, c’est avoir été à travers une histoire, c’est avoir une expérience synthétisée en composition du temps, avec des séquences, des événements, un cheminement, des émotions, une évolution si c’est possible.
Les rationalistes pur jus verront dans ce phénomène une régression, une démission face à la raison. Mais une étude plus élargie et moins partisane, d’un point de vue philosophique, verra dans le « récit telling » une autre forme de raison, un autre mode de relation entre les consciences, plus fluide, plus efficace dans certains champ mais tout aussi légitime et pas plus traître que la rationalité. Ce ne sont pas les moyens qu’il faut jauger et juger mais les fins. La narration n’est qu’un outil, plus en phase avec l’époque que la rhétorique rationnelle. Sans doute son secret réside dans le rapport au temps qu’elle entretient et qui semble faire commerce avec l’esprit, plus que les vérités de raison qui sont intemporelles et donc, moins opérantes pour mobiliser les passions et émotions.
L’histoire personnelle, plus que la raison des Lumières, définit la condition universelle de l’homme au 21e siècle. Cela, on le voit se dessiner à travers le storytelling, les discours politiques américains, ceux de Sarkozy, les tendances actuelles en matière d’usage du récit. Et comme la raison, le récit est un Janus, à double face, propulsant les individus vers un destin radieux de liberté ou bien les enfermant dans une geôle où ils sont piégés par d’opportunistes profiteurs d’humanité. Le récit est aussi une valeur pouvant rivaliser avec la propriété. Les gens se comparent à travers les expériences vécues. Et se complaisant dans le narcissisme, l’exhibitionnisme pour les uns ; l’envie, le ressentiment, la mélancolie pour les autres. Sans parler de l’usage politique, assez bien compris par Sarkozy du reste, de la gestion du temps qui, en vérité, n’est qu’une métamorphose du doublet volonté-représentation. Sarkozy sait parfaitement que l’essentiel se joue dans l’esprit, avant de se développer dans le monde de l’action. Cet esprit qui possède l’essence du Temps. L’anarque de Nietzsche ou Jünger entretient lui aussi un rapport intensif au temps. Il dispose de la force pour faire de son destin une suite de passages et de ruptures, en décalage neutralisant avec la société et l’Etat. Il est libre et n’est pas récupéré par la société contrairement à l’individu cible du storytelling qui est convié, au nom de la docte servitude, à coopérer dans une histoire dont il n’est pas le scénariste alors qu’il croit être l’auteur inconditionnel de son destin.
A travers ces tendances nous voyons se dessiner la figure d’un homme presque nouveau, ou du moins d’une nouvelle universalité, revisitée mais pas inédite, pas inattendue, cette figure de l’homme-histoire, homme-livre, qui se livre, sur les blogs, dans les médias, dans les alcôves, dans les discussions. Une nouvelle figure à dessiner dans un beau livre de philosophie qu’un universitaire ou un essayiste connu publiera. Pour ma part, je pourrais écrire ce livre mais la réalisation de ce projet suppose une rencontre avec un éditeur. Une attention, une présence, une patience et surtout une confiance. Ce vœu est gratuit, ne servant qu’à expliciter la condition de l’homme-histoire, qui ne peut se réaliser et devenir lui-même qu’en interférant avec d’autres hommes-histoires. Les destins personnels se décident en jouant de l’audace et de la confiance. Celui qui ne parie pas reste l’esclave de la répétition de sa condition. Le storytelling décline des situations dans une vaste gamme de contextes où ces audaces peuvent être pariées mais attention, ceux qui empochent la mise ne sont pas nécessairement les joueurs. Rien d’étonnant, le temps est un Janus. Mais le jeu vaut la peine d’être vécu !
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