Todd et le vote des profs à travers le sondage de l’IFOP
Si le dernier livre d'Emmanuel Todd est une bonne démarche, et une bonne réouverture de concepts cruciaux pour envisager la suite des conflits sociaux en France, le sondage de l'IFOP sur lequel il s'appuie pour parler du vote des profs est à comprendre dans son contexte, peu représentatif du corps professoral en France.
Emmanuel Todd vient de sortir un nouveau livre, Les luttes de classes au XXIè siècle. Il faut saluer la démarche et le travail proprement dit. Malgré des défauts, des analyses un peu rapides notamment, l’idée est bien. Les idées centrales sont d’une originalité audacieuse. On en notera deux surtout : l’homogénéisation de la société française, et son essai de classification de cette société par le concept de fausse conscience.
Nous ne rentrons pas dans les détails – ce n’est pas le but de ce texte, et nous nous en tenons à quelques remarques.
D’abord, l’homogénéisation. Sur les plateaux télé, on oppose souvent à Todd les études qui montrent, au contraire, des divisions profondes dans la société française, notamment celles de Jérôme Fourquet, Thomas Piketty ou de Christophe Guilluy. En fait, leurs analyses ne sont pas si opposées, bien qu’elles se fondent généralement sur les mêmes données chiffrées. C’est surtout que leurs bases de réflexion et leurs démarches ne sont pas les mêmes.
Todd pense à partir de variables historiques de grande envergure, par trentaines d’années, parfois par siècles. Il se fonde principalement sur l’évolution des structures familiales, celle du résidu religieux (qui a presque disparu), celle du niveau scolaire, et un peu celle du niveau de revenu. Aussi, il est définitivement revenu des représentants politiques, qu’il a maintenant en horreur irréversible. Après son livre sur Charlie, il a publié un gros livre à la papa pour se réconcilier avec le public, et maintenant, il s’adresse au peuple pour lui dire : « ce que vous avez fait pendant le mouvement des Gilets Jaunes montre que vous pouvez vous unir dans la diversité ; votre courage et votre inventivité peut être le début d’une lame de fond qui fera face à la violence économique qui ne cesse de croître ; gardez ce cap, l’unité peut se faire ». Assez classe.
Fourquet, pour ne citer que lui, pense sur des échelles plus courtes, et se concentre sur la nature et la forme que prennent les divisions internes en France. Or, il est indéniable que les oppositions internes à la société sont plus tranchées qu’avant, suscitent plus de remous. Comme on dit, les gens se radicalisent. De là, Fourquet s’adresse au hommes politiques. Piketty également. Ils expliquent le creusement des inégalités et des différences et disent aux élites : « Vous avez pulvérisé la société, tant par vos réformes que par votre spectacle ; il faut maintenant refonder un système de partage des richesses qui prenne en compte la diversité française ». il faut le dire : c’est surfait.
Mais toutes ces démarches coordonnées peuvent donner quelque chose de bien, si on garde le cap de Todd.
Ensuite sur la fausse conscience. D’abord je dois faire une remarque d’ordre personnel
Je suis particulièrment ému que quelqu’un essaie de remettre à la mode cette expression. Pendant toute mes études, je l’ai défendue jusqu’à l’épuisement – j’ai même produit un petit mémoire de quinze pages sur le concept. J’avais en tête que cette idée de Marx, et conceptualisée en profondeur par Joseph Gabel, était une notion injustement oubliée et qui pouvait permettre de reprendre Marx avec des lunettes plus adaptée au monde contemporain. Proche de la tendance situationniste, j’ai toujours conçu l’idée de fausse conscience comme la clef de voûte du système libéral qui, à la fois entretient la reproduction sociale des oligarques, et à la fois maintient le peuple dans la médiocrité, qui fait tenir l’économie et le spectacle.
Maintenant, il y a des critiques à faire sur la classification proposée par Todd, mais nous ne les ferons pas dans le présent texte. Ce qui compte, c’est qu’il ouvre le débat. Maintenant, c’est à nous de proposer de nouveaux modèles, en s’inspirant, d’ailleurs, des siens.
Globalement le livre est bien, et il est toujours rafraîchissant de voir Todd sur les plateaux télés. On regrettera peut-être qu’il soit généralement seul sur les plateaux, mais on le comprendra. Il a dû lui-même demander à ne pas se trouver au milieu de débats à plusieurs invités, pour ne pas avoir à se battre, comme c’est souvent le cas. C’est ce que le spectateur – dont moi – aime, mais il faut comprendre que ce n’est pas facile à vivre du tout, même quand on réussit à moucher les adversaires avec brio.
Nous voulons néanmoins réfuter un point de son livre, point qu’il souligne presque systématiquement dans ses interventions télévisées.
Il s’agit des données statistiques sur le vote des professeurs à la dernières élection présidentielle. Todd explique, sans préciser d’ailleurs le chiffre, que les profs ont voté majoritairement pour Macron. Il illustre généralement, tout de même, avec la statistique des professeurs agrégés : 50 % des agrégés auraient voté Macron.
Eh bien, c’est faux.
Ou plutôt, on ne peut pas donner ce chiffre comme ça, et l’Ifop, qui a fait le sondage, précise que ce chiffre en particulier doit être pris avec plus de précaution que les autres. Reprenons.
Le bilan de l'étude est disponible ici : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3751-1-study_file.pdf
Le sondage a été fait par l’IFOP une semaine avant le scrutin du premier tour sur un échantillon de 1001 membres du personnels enseignants. Ce n’est donc pas une enquête à sortie des urnes, mais une enquête d’intentions de vote.
Ensuite, il a été fait à partir d’une liste de professeurs déjà inscrits sur les listes électorales, et ne tient donc pas compte de ceux qui ne sont pas inscrits, comme s’ils ne s’intéressaient pas à la politique. Et puis, comme pour les chiffres officiels, l’enquête donne un chiffre de l’abstention, mais n’en tient pas compte dans ses calculs pour les intentions de votes positifs. Enfin, la question du vote blanc n’est jamais clairement posée.
Voyons d’abord les chiffres de l’abstention. À la question « Irez-vous voter ? »1, 73 % de l’ensemble du personnel enseignant a répondu « oui ». Il y a donc plus d’un quart, 27 %, des profs qui ne sont pas allés voter. Il faut dire ici que, selon le sondage, ce sont les profs agrégés qui sont allés le moins voter. À 61 %, ils sont loin des professeurs des écoles, votant à 89 %.
Ensuite, à la question « pour qui irez-vous voter ? », les choix proposés ne prenaient pas en compte le vote blanc, comme nous l’avons dit. Dès lors, nous pouvons dire que le sondage comporte une tare importante dans la formulation de ses questions. Car celui qui a l’intention de voter blanc a répondu « oui » à la première question, mais n’a pas trouvé sa réponse à la seconde. Sachant que la règle de l’enquêteur est de ne jamais donner de précisions sur les questions formulées par le chargé d’études, on ne sait pas comment ils ont fait.
Voyons maintenant les intentions proprement dites. Parmi tous ceux qui projetaient d’aller voter, 38 % ont dit qu’ils allaient voter pour Macron. C’est donc 38 % de 73 %, c’est-à-dire 27,74 %. C’est effectivement le candidat qui a rassemblé le plus de professeurs. Nous ne pouvons nier qu’il y a là un changement historique : les professeurs, votant traditionnellement à la majorité absolue à gauche, sont maintenant divisés. Mais ils n’ont pas basculé. Car, dans le même temps, les quatre candidats de la gauche réunie, Nathalie Artaud, Philippe Poutou, Méluche et Hamon, ont fait 40 % de 73 %, c’est-à-dire 29,2 %. Autrement dit plus que Macron. Les profs restent à gauche en majorité relative même s’ils subissent une division historique. Il faut le dire, si on a foi en ce sondage (ce qui n’est pas mon cas), on pourra juste dire que les profs, dont les conditions de travail et vie se sont terriblement détériorées2, qu’ils fatiguent à l’usure, qu’ils ont eu peur du FN, et que beaucoup ont vraiment cru que Macron était à gauche. Fait révélateur qui va dans ce sens : l’ancienne ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a déclaré ce matin (Mercredi 5 Février 2020) prendre conscience que Macron n’était pas de gauche.
Ce qui nous amène à la question des profs agrégés. Car si ce sont eux qui ont fait la différence, alors notre idée de professeurs trop fatigués pour voir l’illusion de Macron ne tient pas : les profs agrégés sont normalement dans une situation assez confortable pour réfléchir avant de voter.
Le chiffre que donne Todd est celui de l’IFOP : 50 %. Mais, une fois de plus, il faut prendre en compte la forte abstention des profs agrégés, et dire que c’est 50 % de 61 %, autrement dit 30 %, ce qui réduit considérablement le chiffre. Mais le pire reste à venir.
Sur tout le découpage des effectifs de profs interrogés, la ligne des profs agrégés, comme celle des maîtres auxiliaires, contient une astérisque. Il est ainsi précisé que l’échantillon de professeur agrégé était inférieur à 40 unités, et qu’il faut donc utiliser ce chiffre avec plus de précaution que celle posée par la marge d’erreur donnée en début d’étude. Dès lors, si on reprend leurs chiffres, cela donne :
61 % de votants sur 40 unités → 24 professeurs agrégés ont déclaré vouloir voter.
50 % de 61 %, donc 30 % sur 40 unités → 12 professeurs agrégés ont déclaré vouloir voter Macron.
Doit-on préciser pourquoi ce chiffre n’est pas fiable ?
Le fait est que ce problème de représentation des professeurs agrégés, mais aussi des maîtres auxiliaires, interroge sur les quotas de l’étude. Il est dit très rapidement au début du rapport que l’enquête a suivi la « méthode des quotas », en précisant : « sexe, âge, niveau de degré d’enseignement, statut ». Le « statut », variable à laquelle appartient le fait d’être agrégé, est donc le dernier facteur pris en compte dans la catégorisation des échantillons, et si on se base sur les deux seuls échantillons précisés dans l’étude, ce facteur n'est pas accordé avec une représentativité nationale. Expliquons.
1001 membres du personnel enseignant ont été interrogés. Moins de 40 parmi eux étaient agrégés, c’est-à-dire 4 %. De même que pour les maîtres auxiliaires. Or, sur la totalité du corps enseignant français, 11 % sont agrégés. Et 7,5 % sont des maîtres auxiliaires. De tels écarts faussent complètement la représentativité, d’autant qu’on ne sait rien des autres échantillons.
La question qui se pose alors, c’est : les statuts ont-ils une importance telle qu’il faille qu’ils soient représentés proportionnellement dans l’échantillon des enseignants interrogés ?
Pour y répondre, donnons des éléments sur les différences de statut.
Les instits de bases, qu’on appelle « professeurs des écoles classe normale », commencent à 1800 euros et finissent 31003, les professeurs agrégés de classe normale commencent à 2100 et finissent à 3800 et dans les classes exceptionnelles, ils commencent à 3800 et finissent à presque 50004. Il faut aussi préciser qu’un instituteur ne fait pas de conférence, n’écrit pas de livre, ni toutes ces choses qui augmentent le revenu d’un professeur agrégé de fac, et le font évoluer dans un réseau d’une classe sociale élevée.
Réponse : oui, le statut est important quand on parle d’intention de vote. Il l’est d’autant plus quand on traite des luttes de classes. Le sondage n’étant pas représentatif du corps professoral sur ce point, il n’est pas rigoureux de s’en servir pour traiter du vote Macron selon les classes sociales.
Et disons-le : si on peut douter que les agrégés qui ont voté Macron atteignent 50% de la totalité d'entre eux, il reste possible qu'il y en ait finalement plus de 50% parmi les votants. L'échantillon étant tellement infime, nous ne pouvons avoir aucune certitude.
Enfin, le statut de professeur agrégé n’est pas homogène en lui-même. Pour étayer mon propos, je parle ici de mon expérience dans les concours de professeurs en Sciences humaines.
Depuis le début des années 2000, le recrutement à l’agrégation est devenu, pour citer le professeur Kambouchner, directeur du jury de l’agrégation de philosophie en 2008, de la « science-fiction ». Avec 20 postes attribués sur 2000 candidats, ce même directeur du jury confessait ne pas être certain de réussir lui-même le concours s’il avait été dans l’obligation de le repasser.
Pour ne pas échouer, il faut être particulièrement disponible et consacrer son année au travail préparatoire. Il est presque impossible de le faire si on doit payer un loyer, ou si l’on a des soucis d’argent. L’agrégation, en Sciences humaines surtout, est aujourd’hui devenue essentiellement un marqueur de reproduction sociale, et a totalement perdu son rôle d’ascenseur social. Plus encore, elle qualifie un individu qui a sacrifié un an à une formation scolaire hystérique, quelqu’un de brillant, très souvent, mais sans inventivité aucune.
Au contraire, dans les années soixante-dix ou quatre-vingt, n’importe qui pouvait avoir l’agrégation. BHL, Field, Finky, tous ces mecs là, qui sont, en quelque sorte, une insulte aux pauvres agrégatifs d’aujourd’hui, n’ont pas du tout le même profil que nos agrégés d’aujourd’hui. Si on met de côté ces caricatures de branleurs, on doit tout de même dire que les agrégés plus anciens sont plus inventifs et moins rigoureux. Une part non négligeable sont des enfants du bas-peuple qui, issus du baby-boom, ont réussi, voire se sont embourgeoisés jusque dans leurs mœurs. Souvent, ils voient avec tristesse le déclin de leurs temps, mais déjà un peu vieux, ils préfèrent se consacrer à leurs travaux et ne plus penser à la politique. Parfois, aussi, mais bien plus rarement, ils glissent vers une vieille droite nostalgique.
Entre les jeunes angoissés et les vieux mélancoliques, une foule de nuances dessine le corps des agrégés, bien trop hétérogène pour que le chiffre de l’IFOP ait un sens quelconque.
Tous les professeurs agrégés que je connais ont voté Méluche, ou n’ont pas voté, et j’en connais une douzaine également. Mais ils refusent tous systématiquement de répondre aux sondages. Comme probablement la majorité des profs…
1La question est plus longue et plus précise mais, c’est important de le noter, elle ne parle pas du vote blanc.
2Selon une étude de l’INSEE sorti au moment des attentats de Charlie, enseignant était la profession qui subissait le plus d’insultes, avant même les flics.
3https://www.emploi-collectivites.fr/grille-indiciaire-etat-professeur-ecoles/0/5600.htm
4https://www.emploi-collectivites.fr/grille-indiciaire-etat-professeur-agrege/0/5573.htm
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