Créationnisme versus évolutionnisme, Bergson et la voie du milieu
Un petit hommage à Henri Bergson, dont la pensée vivante et humaine est un bain de jouvence au milieu du combat (stérile à mon sens) qui oppose le créationnisme à l’évolutionnisme.
Nous assistons aujourd’hui à une sorte de guerre entre les tenants de l’évolutionnisme (1) et les tenants du créationnisme (2). Outre le fait qu’à l’instar de toutes les guerres, celle-ci est inutile, cette stigmatisation des deux courants a tendance à placer le penseur qui existe en chacun de nous dans un camp, ou dans l’autre (quoi qu’il en soit, je n’ai rien contre les créationnistes ni les évolutionnistes)...
N’y a-t-il pas d’alternative ? Dois-je, si je remets en question ne serait-ce qu’un peu l’omnipotence de la théorie darwinienne être taxé de créationniste, et si je doute du dessein divin et de son impact sur la prédestination humaine, dois-je pour autant être considéré comme un évolutionniste ?
Dois-je me regarder dans la glace et me dire "Eric, tu ne crois pas que le destin est écrit... tu dois être un sacré évolutionniste !", ou bien "Eric, toi qui pense que tout ne vient pas des gènes, te voilà embarqué dans le plus pur des créationnismes".
Franchement, c’est bien là une réduction tellement stupide qu’on se demande pourquoi elle fait tant de remous.
Bien entendu, le fait que le corps humain se soit construit selon un schéma génétique qui remonte au plancton, n’exclut absolument pas qu’un autre facteur soit à l’œuvre, celui-là fut-il divin ou spirituel. Et le fait qu’on considère qu’une force, qu’on la nomme Dieu, Saint Esprit, souffle sacré, élan vital ou autre dénomination, existe, n’exclut pas le fait que cette force ait utilisé l’évolution telle que la décrit Darwin pour réaliser ses desseins (si tant est qu’elle en a).
En fait, il y a chez nous, en France, un philosophe qui reste l’un des plus célèbres philosophes français, qui a déjà évoqué ce dilemme au début du siècle dernier. Henri Bergson.
Né en 1859, Bergson fait son entrée en philosophie en plein développement du matérialisme et des courants mécanistes. Il sera un philosophe courageux et nécessaire, finalement en avance sur son temps.
Il était aussi diplomate et fut particulièrement engagé dans la lutte pour la paix dans le monde et l’utilisation de l’éducation comme parade à la nécessité de la guerre.
Alors, que disait Bergson des théories mécanistes et évolutionnistes, et que disait-il des théories finalistes ?
Eh bien, alors que les mécanistes proposaient un monde produit à partir de la matière et de ses évolutions, et faisaient de l’âme un sous-produit des interactions de l’univers physique, Bergson réfutait que la pensée puisse être un produit des cellules.
Et lorsque les finalistes proposaient un monde et une évolution suivant une finalité divine et immuable, Bergson réfutait aussi cette vision du monde en y opposant la spontanéité et en démontrant l’absolue nécessité de la spontanéité et du libre arbitre. Pour lui, l’existence du temps était une preuve de la possibilité d’un libre arbitre.
Dans "L’évolution créatrice", il écrit : "Le mécanisme radical implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité, et où la durée apparente des choses exprime simplement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois. Mais la durée est bien autre chose que cela pour notre conscience, c’est-à-dire pour ce qu’il y a de plus indiscutable dans notre expérience. Nous percevons la durée comme un courant qu’on ne saurait remonter. Elle est le fond de notre être et, nous le sentons bien, la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication. En vain on fait briller à nos yeux la perspective d’une mathématique universelle ; nous ne pouvons sacrifier l’expérience aux exigences d’un système. C’est pourquoi nous repoussons le mécanisme radical.
Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inacceptable, et pour la même raison. La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais, s’il n’y a rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’univers, le temps devient encore inutile. Comme dans l’hypothèse mécanistique, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n’est qu’un mécanisme à rebours. Il s’inspire du même postulat, avec cette seule différence que, dans la course de nos intelligences finies le long de la succession toute apparente des choses, il met en avant de nous la lumière avec laquelle il prétend nous guider, au lieu de la placer derrière. Il substitue l’attraction de l’avenir à l’impulsion du passé."
Finalement, mécanisme ou finalisme ne mènent qu’à une négation du libre arbitre, celui-ci ne pouvant exister que si l’on reconnait à l’esprit son essence spirituelle (ce qui est une évidence par définition soit, mais certains ne s’embarrassent pas de définitions pour parler d’un esprit cellulaire). Dans une perspective divine, sans accorder ne serait-ce qu’une parcelle de la divinité à la nature de l’esprit humain, celui-ci ne se retrouve-t-il pas esclave d’un dessein qui lui échappe, comme il l’est de la matière lorsque celle-ci prend la place de Dieu ?
C’est tout de même cette possibilité de donner à l’âme humaine une origine et une nature divine qui pousse Bergson à concevoir que le finalisme pourrait tout de même évoluer vers plus de vérité, s’il sortait de sa ligne réductrice :
"Toutefois le finalisme n’est pas, comme le mécanisme, une doctrine aux lignes arrêtées. Il comporte autant d’infléchissements qu’on voudra lui en imprimer. La philosophie mécanistique est à prendre ou à laisser : il faudrait la laisser, si le plus petit grain de poussière, en déviant de la trajectoire prévue
par la mécanique, manifestait la plus légère trace de spontanéité. Au contraire, la doctrine des causes finales ne sera jamais réfutée définitivement. Si l’on en écarte une forme, elle en prendra une autre. Son principe, qui est d’essence psychologique, est très souple. Il est si extensible, et par là même si large,
qu’on en accepte quelque chose dès qu’on repousse le mécanisme pur."
Car ce qui anime Bergson, c’est la vie. Et tout ce qui réduit la vie à une succession d’erreurs, ou une succession de hasards matériels, ou une succession d’évènements planifiés qui écartent la possibilité créatrice de l’esprit, la possibilité d’action de l’homme en tant que spontanéité et décision auto-déterminée, apparait à Bergson comme une impasse tant philosophique qu’existentielle.
Il est le père de "l’élan vital", ce principe créateur présent dans chaque organisme, et source de l’évolution. Cette chose qui différencie la vie de la matière. Cette chose impalpable qui est la cause de toute vie.
A ceux qui voulaient faire surgir l’élan vital du cerveau, il disait :
"Que nous dit en effet l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c’est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience."
C’est un petit hommage que je voulais rendre à Bergson, parce que je pense que dans la vie, ça fait une sacré différence de savoir que nous sommes cet élan vital qui est à la source de nos actions, plutôt que de penser que nous sommes les boulons de la grande usine mécaniste ou certains voudraient nous plonger. De savoir que bons ou mauvais, nos actes sont sous notre responsabilité, ne serait-ce que parce que le libre arbitre existe, alors que d’autres aimeraient nous faire penser qu’un dérèglement chimique a causé tout ce foin...
Et Bergson, pour moi, fait partie de ces gens qui avaient à cœur le bonheur de leurs pairs. Et aussi de ces gens qui font progresser l’humanité vers plus de vie, plus de responsabilité.
1. Évolutionnisme : doctrine selon laquelle les espèces ont évolué au cours des âges selon un schéma génétique de nécessité.
2. Créationnisme : doctrine selon laquelle les espèces ont été créées par volonté divine dans l’état ou elles sont aujourd’hui (pas d’évolution).
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