En astronautique, on en revient aux vieilles recettes
La lancement (raté) d’un satellite nord-coréen est un événement, mais pas uniquement pour la peur un peu irrationnelle qu’il représente. A l’analyse, ce lancement n’a rien de véritablement surprenant, tant les technologies utilisées sont anciennes. La Corée du Nord vient de lancer son V-2 amélioré, surnommé le Paektusan (du nom du sommet le plus élevé du pays), et n’a donc plus que 64 ans de retard en recherche astronautique sur les allemands, devenus dés 1945 américains ou russes, comme nous avons déjà pu le spécifier ici naguère pour les premiers. Aujourd’hui, je vous propose de vous intéresser aux seconds, tant le modèle Glouchko semble être celui qui, au fil des temps, aura marqué la recherche spatiale depuis son apparition. Glouchko est resté dans l’ombre de Korolev (sinon davantage encore, car il a connu le goulag !) et n’a eu droit qu’à des honneurs posthumes, lui aussi, c’est pourquoi nous allons profiter du lancement de cette fusée nord-coréenne pour le saluer davantage, lui à qui on doit le véhicule le plus efficace et en même temps le plus rustique jamais créé, j’ai nommé la R-7, la fusée qui a lancé aussi bien le Spoutnik, premier satellite de tous les temps et les vaisseaux Vostok, Voskhod et Soyouz. Aujourd’hui encore, si les cosmonautes peuvent effectuer des aller-retours vers la station orbitale, c’est grâce à cette fusée, qui a donc dépassé aujourd’hui la cinquantaine d’années d’existence. On n’a pas fait mieux depuis. Et aujourd’hui, si la Corée parvient à satelliser quelque chose (ce n’est pas concluant à cette heure !), c’est grâce à un moteur signé de l’équipe Von Braun et retouché par Glouchko, mais ce n’est pas pour autant celui utilisé en 1957 par le lanceur de Spoutnik. C’est simple à résumer : la Corée du Nord à beau se vanter de posséder un lanceur de satellite, elle n’y est pas encore, au niveau de 1957 chez les soviétiques !
Les rares photos que l’on possède de l’engin nord-coréen Taepodong-1, modèle similaire au Taepodong 2 du jour, nous démontrent tout de suite sa filiation. C’est bien un Shahab 6 bis ! Comme pour son homologue iranien, l’héritage soviéto-chinois est patent. Même la fixation des deux premiers étages par un croisillon de tubes ouvert à l’air libre est symptomatique de la touche soviétique. En 1954, sur la Place Rouge, le même engin circulait déjà, attaché sur sa remorque de transport. Couché au sol, c’est exactement comme pour le lanceur Iranien qui présente la même rusticité : il y a des détails qui ne trompent pas (comme l’épaisseur de peinture chez les iraniens ?). Si l’on examine en effet quelque peu les clichés à notre disposition, on découvre très vite autour de la tuyère centrale unique, un arrimage de quatre ailerons stabilisateurs aérodynamiques de petite taille, mais aussi quatre déviateurs de jets "mordant" sur le flux sortant de la tuyère. C’est la marque de la plus ancienne technologie existante pour diriger une fusée : celle d’une tuyère fixe, non orientable, dont le jet est dévié par des palettes en graphite actionnées par des vérins classiques. Les schémas de l’époque de la V-2, dessinés par Von Braun précisaient bien le procédé. "The main engine uses graphite steering vanes for directional control, which is a crude mechanism compared to a gimballed main engine, with negative implications on efficiency, control authority and accuracy of the rocket" précisent les spécialistes. Depuis, des tuyères orientables ont été élaborées, mais elles nécessitent des technologies bien plus sophistiquées, essentiellement liées aux canalisations, qui, à un endroit au moins doivent être souples, ce qui n’est pas une mince affaire quand on connaît le comburant. De l’oxygène liquide, le carburant étant de l’alcool méthylique (du méthanol) pour le V-2.
Pour son moteur RD-103M (8D52 officiellement) copié sur celui du V-2 (de sa vraie appellation A-4), Glouchko avait enfin réussi la prouesse d’autoréguler le débit de sortie, ce que les allemands n’avaient jamais réussi à faire, mais en gardant la direction rustique par déviateurs de jets graphités. Les A-4 (V-2) capturées étaient devenues en URSS des RD-1 : les russes en lancèrent onze avant de réussir à contrôler leur tuyère efficacement. Avec un corps cylindrique, plus facile à fabriquer, la première fusée moderne était enfin née, fin 1952 : l’engin devint très vite alors la base du missile R-5 Pobeda de 27 tonnes marchant à l’alcool et au célèbre "Lox", de l’oxygène liquide là encore. Ce fut le tout premier missile russe à être équipé d’une tête nucléaire de 1500 kg environ, et la première fusée à dépasser les 450 km d’altitude en 1958. Un engin efficace et fiable (sur 182 lancements il n’y aura que 11 échecs, soit un taux de réussite de 93, 96%), qui restera actif pendant trente années, jusqu’en 1983. L’engin sera copié par les chinois avec l’accord des russes sous le nom de DF-2/CCS-1, et sera lancé pour la première fois de Chine en 1962. Sur les photos, la filiation R-5 est bien directe.
Une Chine qui ne n’a pas hésité à vendre sa technologie, et cela on semble bien l’avoir oublié, à... l’Arabie Saoudite en 1980, alors que ce pays avait entre temps largement contribué financièrement à la réalisation de la bombe pakistanaise (et donc de l’obtenir en échange, à tout parier). L’achat de 60 missiles CSS-2 Dong-Feng 3 ("Vent d’est 3") chinois, pour 3,5 milliards de dollars, lui a certainement offert les vecteurs d’une bombe qu’elle doit aussi posséder depuis près de 30 ans maintenant. Mais de cela, nul ne veut parler : à focaliser sur la Corée du Nord, on en oublie d’autres détenteurs d’engins de mort qui n’ont jamais déclaré en avoir, tout en ayant signé les traités de non-prolifération nucléaire ! Pourtant, installés à Al Sulayyil, connus de tous, ces missiles peuvent atteindre eux aussi...Israël !
Au Etats-unis, c’est le Redstone datant de 1953 (!) qui lui est comparable, et qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, lui aussi est directement issu des V-2. Von Braun s’en servira pour venger l’affront soviétique et lancer le premier satellite US et pour lancer les deux premiers cosmonautes US, Shepard et Grissom, qui n’orbiteront pas. Comme la Redstone, qui en a lancé 4, la R-5 a aussi servi de transporteur de bombes nucléaires lors d’essais dans le pacifique ou même en altitude sur le territoire américain. On comprend pourquoi les américains craignent tant le missile nord-coréen ! Enfin, on peut ranger dans la même catégorie les célèbres Scuds (plus petits) de la première guerre du Golfe : eux aussi présentent le même procédé de guidage par palettes de graphite en sortie de tuyère, procédé retenu par leur concepteur Victor Makeev. Comme propergols, c’étaient en ce qui les concerne de l’acide nitrique et du kérosène, plus faciles à produire et à stocker que l’oxygène liquide. L’engin volait lui aussi dès 1953. En Iran, le lance-satellite Shahab est visiblement dans la droite ligne des engins de Glouchko ou de Makeev. Le NoDong-A, qui a servi de base au Taepodong qui lui sert de second étage étant visiblement lui aussi un Scud bis...
Mais pour leur Spoutnik, avec la R-7 les russes choisirent donc tout autre chose : des tuyères fixes toujours mais accompagnées cette fois de 12 petites tuyères-verniers oscillantes et non plus de palettes déviatrices. Et inventèrent surtout le concept génial de cluster de corps de fusées et de boosters accolés, un véritable faisceau de cinq corps tous porteurs de 4 tuyères d’éjection pour servir de premier étage à une fusée surpuissante pour l’époque. Une conception de génie signée Korolev : les américains resteront de 1957 à 1961 bouche bée en voyant l’incroyable progression des charges successivement satellisées par les russes par la même fusée : de Spoutnik I au Spoutnik II (avec la pauvre Laïka) à Lunik I, II et III on passe déjà de 83 kg à 508 kgs, puis à 1,5 tonne très rapidement, ce qui implique qu’un vaisseau de 5 tonnes peut être lancé en orbite basse par cette fameuse R-7 Semiyorka, ce qui effraie les autorités américaines, éprouvées par leurs échecs consécutifs de lancements. Le Vostok avec Gagarine pèsera effectivement 4725 kg et consacrera la défaite véritable de l’astronautique américaine le 12 avril 1961, des USA qui répondront faiblement par les sauts de puce de Shepard et de Grissom, John Glenn étant le premier américain à orbiter le 20 février 1962 seulement. Dans un engin bien exigu de 1300 kg seulement en orbite.
Mais c’était trop beau, et l’avance russe fondit comme neige au soleil dès la décision de Kennedy de rattraper le retard américain, une chose dont va s’occuper avec brio Von Braun, aidé par des moyens financiers sans limites. Les russes ne sauront jamais réaliser les pompes à haut débit et les tuyères monstrueuses de la Saturn V. La décision malheureuse d’équiper à la place leur fusée lunaire N1 de plus de 100 m de haut d’une infinité de tuyères tournera au cauchemar. L’électronique russe, très en retard, s’avérera incapable de synchroniser correctement les 30 sorties d’éjection. La fusée volera, mais toujours de guingois. Quatre modèles de cette fusée monstrueuse en feront les frais et seront détruites en altitude ou après quelques secondes de vol seulement. On découvrira les images de leurs explosions en vol ou sur le pas de tir vingt ans après seulement. Pendant vingt ans les russes diront "nous n’avions aucun projet lunaire humain. Jusqu’au jour où on découvrira le LEK, le clone du LEM, que devait piloter (seul !) le grand (très grand !) Alexei Leonov. Avec les débris des explosions, les habitants voisins du pas de tir ravagé de Baïkonour feront des garages ou des kiosques à musique ! Glouchko avait refusé de travailler sur le projet, c’est Kuznetsov, le fabricant de moteurs d’avion qui s’y était collé. Sans visiblement parvenir à résoudre le problème de son périlleux décollage. Les russes perdront ainsi la bataille de la conquête lunaire, après avoir mené la course pendant 10 années.
La technologie nord-coréenne, comme l’iranienne est donc passablement dépassée dès sa naissance. Mais elle marche, ou presque (le troisième étage a foncé dans le pacifique avec son satellite, aux dernières nouvelles !) car c’est sa rusticité qui est à noter, celle héritée directement du V-2. L’engin est présenté partout comme étant un missile balistique : certes, il peut désormais atteindre plus de 6000 km de portée, mais presque à l’aveugle (la Corée ne possédant pas assez de radars de poursuite). Mais ça n’en fait pas un aussi redoutable vecteur guerrier qu’on voudrait nous le laisser croire. Si les russes, comme les américains se sont contentés de missiles à propergols liquides dans les premiers temps de la conquête spatiale, très vite ils se sont aperçus que des fusées semblables comme missiles balistiques relevait de la gageure. A moins de les enterrer profond dans des silos coûteux à entretenir, en effet, leur mise en place et leur remplissage est une période longue et périlleuse qui les expose à l ’adversaire durant tout le temps des préparatifs. On a bien vu que durant toute la semaine qui a précédé le lancement, on pouvait suivre au jour le jour l’érection de la fusée nord-coréenne sur son pas de tir. En cas de conflit, il va falloir procéder autrement. Les fusées à propergols liquides ne peuvent raisonnablement pas devenir des menaces sérieuses : seules les fusées à propergols solides le sont : elles peuvent rester pendant des années au même endroit et être tirées en quelques heures voire quelques minutes. Or, aujourd’hui, la Corée a pris le chemin le plus traditionnel et le plus simple pour fabriquer des fusées : celui des engins à propergols liquides, justement.
En choisissant le système le plus éprouvé, comme a pu le faire également l’Iran, le dictateur nord-coréen nous rappelle deux choses : qu’il voudrait bien passer pour quelqu’un de dangereux, mais qu’il n’en a pas encore tous les moyens, loin de là. La gesticultation mondiale autour du lancement est donc exagérée. Celle d’un Obama comme celle d’un Sarkozy : les militaires français, qui ne sont pas des imbéciles, savent pertinemment que la technologie nord-coréenne a plus de cinquante ans de retard. Et qu’à moins de réussir à ériger en un temps record une fusée semblable dissimulée dans un des nombreux tunnels du pays où dorment de vieux avions eux aussi dépassés, le danger que représente ce lancement n’est pas tout à fait ce qu’on nous claironne. Même à moins de six heures de déploiement, ce qui est une prouesse véritable pour la mise au pas de tir et le remplissage des réservoirs, l’engin serait détruit avant même d’avoir quitté le sol. Le seul danger potentiel de la Corée du Nord et sa technologie primitive réside dans le contrôle de la fabrication d’étages de fusée à poudre. Or elle ne semble n’avoir fait aucun progrès dans ce domaine. C’est le flou total à vrai dire : dans l’arsenal de missiles du pays, seul le Taepodong-1 semblait posséder un étage de ce type. Or la fusée a été testée à un seul exemplaire voici plus de 10 ans, en 1998, son troisième étage a explosé, et on n’en a plus entendu parler depuis. Son successeur actuel ne semble pas posséder de troisième étage similaire, et n’a pas fonctionné correctement non plus. La fusée actuelle est donc bien un premier étage neuf, un missile Nodong (Shahab-3 chez les iraniens) comme second étage et un troisième qui serait passé du carburant solide au liquide, mais dont on ne sait qu’une chose : après 10 années de recherche, il ne fonctionne toujours pas.
L’événement coréen, que l’on peut trouver surmédiatisé dans le sens d’effrayer les populations pour condamner une nouvelle fois le pays et son régime, est donc à remettre à sa place exacte, celle d’un gargarisme de dictateur ; celle d’un homme éperdu de pouvoir cherchant encore une fois à se lustrer le poil en annonçant à sa population qu’un satellite tourne autour de la terre en chantant des hymnes à sa gloire, alors qu’il gît au fond du pacifique, collé au troisième étage de la fusée qui n’a pas réussi à tenir toutes ses promesses. Les nord-coréens s’en fichent un peu, de toute manière : pour le vérifier, il faudrait des récepteurs radios à ondes courtes. Une denrée interdite dans le pays ! Kim II Sung a donc bien réussi un coup médiatique, mais ce n’est pas dans son pays, habitué à ses frasques. Quant à l’astronautique, c’est clair : la phase d’innovations pure des années cinquante et soixante est passée, aujourd’hui on en revient partout aux recettes éprouvées. Les russes gardent leurs Proton en attendant leur tout aussi classique Angara comme lanceur privilégié, et les américains, pour se rendre à nouveau sur la Lune, vont monter un meccano intitulé Ares, constitué de boosters de navette spatiale accouplés à un étage drivé par des tuyères datant d’Apollo V... A Kourou, la France fignole un tout nouveau pas de tir pour lancer des Semyorkas de 1957, surmontées d’un Soyouz ou d’une charge utile.
Non, décidement, en astronautique, on en revient partout aux bonnes vieilles recettes, et la Corée du Nord n’échappe pas à la règle. Mais avec un retard évident sur la concurrence.
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