L’information quantique et le secret de l’univers

Malgré des siècles d’investigation scientifique, la compréhension du réel échappe aux savants. Les raisons sont multiples. Je verrais volontiers dans la spécialisation une des raisons expliquant pourquoi le réel nous échappe. A force d’étudier un objet aux propriétés observables définies et donc limitée, on perd de vue l’insertion de cet objet dans un entrelacs de relations et processus. Pour saisir le réel, il faut sortir du cadre et même de tous les cadres, autrement dit explorer des savoirs portant sur des objets assez éloignés dans la chaîne des êtres ainsi qu’aller spéculer sur ce qui se trame derrière les formes observables du monde. Dans un petit mais néanmoins original essai, le physicien Vlatko Vedral nous invite à faire ces voyages en commençant par pointer quelques traits communs reliant des phénomènes aussi éloignés que les molécules dans un système thermodynamique, le vivant, la société, l’économie. Le trait commun qui justifiera plus tard la thèse de Vedral, c’est information. Un concept fondamental dont on peut suivre les contours en parcourant Decoding reality (V. Vedral, Oxford University Press, 2010), un petit traité nous invitant peut-être pas à tout décoder mais à en savoir un peu plus sur le tissage de la nature et l’univers avec des systèmes, objets et phénomènes pouvant être rassemblés sous ce concept d’information qui bien qu’étant trivial, n’explique rien si on ne précise pas ce qu’est l’information et qu’on en reste à des approximations sémantiques comme on a pu en lire dans beaucoup de livres scientifiques. La lecture de la première partie offre quelques réflexions dignes d’intérêt sur les « jeux » de l’information dans différents domaines et de ce fait, se place dans le sillage des publications transdisciplinaires telles qu’on a pu les lire dans les années 1970 et 80 et qui plaçaient l’auto-organisation comme fil conducteur. Les secondes et troisièmes parties sont bien plus audacieuses car elles pensent la question de l’information en liaison avec la physique quantique. Je crois avoir percuté sur quelques ouvertures permettant de saisir le réel grâce aux réflexions et spéculations de Vedral.
Limites et conformismes
Dans le premier chapitre, Vedral décrit non sans ironie les tentatives de conceptualisation du « Tout universel » menées en vain par ses confrères. Lorsqu’il lit des ouvrages de philosophie ou de théologie, il ne peut s’empêcher de constater trait commun avec les livres scientifiques. Notamment le réductionnisme visant à ramener la réalité à quelques principes ou constituants simples. Ce serait Dieu pour les théologiens, la substance pour les philosophes, les gènes pour les biologistes, les forces fondamentales pour les physiciens. Deux raisons expliquent cette situation. D’abord le fait que les humains limitent souvent leur imagination, usant d’un stock d’idées disponibles pour concevoir et interpréter le réel en les exploitant au maximum, que ce soit dans le domaine des religions, de la philosophie, de la science ou de l’art. D’où l’allusion à la boutade de Maslow sur les problèmes qui finissent par ressembler à des clous parce que les gens ne disposent que d’un marteau. Les limites des concepts sont liées également à l’observation du réel dont seulement une partie entre dans les mailles expérimentales si bien que celui qui veut unifier le tout se trouve bien démuni car il lui manque certainement des briques pour réaliser son intention. A ces deux limitations s’ajoute une seconde raison, plus sociologique. L’humain, qu’il soit artiste, prêtre ou scientifique, est un animal social qui partage ses idées, ses conceptions du beau et de la vérité, si bien que par la loi universelle de la convergence, les gens finissent par suivre la même route. Sauf quelques-uns qui sont capables d’ouvrir d’autres voies. Ce qui est certainement le cas de Vedral dont les intentions sont claires sur ce point. Après, on ne sait pas si la réussite sera au rendez-vous. Mais on suivra avec attention ce voyage dans l’information qui selon l’auteur, représente un principe universel, sorte de graal ontologique comme le fut la substance aristotélicienne.
Le jeu et la règle du jeu
Le chapitre 2 évoque une nouvelle d’Italo Calvino et un étrange jeu de cartes qui sert de fil conducteur à l’auteur pour de savantes digressions sur le sort de l’information dans le monde. Dans cette nouvelle, les cartes servent de métaphore à l’existence et ses aléas. Les joueurs essayent de raconter leur vie mais sans user du langage. Ils disposent d’une série de cartes contenant une image, auxquelles ils peuvent ajouter quelques mimiques, gesticulation et autres grimaces. Vedral tente alors de nous convaincre que la signification des cartes et le jeu ne sont pas si différents d’un autre « jeu » plus savant, celui consistant à conceptualiser la réalité. Chaque carte est à l’image de notre dialogue avec la Nature et chaque joueur autour de la table symbolise un aspect de la réalité. La Nature utilise elle aussi des cartes et c’est l’information. Le jeu peut ensuite se dérouler et chacun se doit d’interpréter les cartes qui sont abattues progressivement, en sachant que l’on accède à la vérité ou bien que les choses sont travesties. Lors du dialogue avec la Nature, celle-ci peut occuper la place de l’observateur alors que vous devenez la chose observée (sans doute un clin d’œil au Tao que l’auteur semble apprécier). D’où le troisième enseignement tiré de cette nouvelle. Il est impossible de jouer à la table en étant uniquement un observateur qui n’influe par sur le déroulement du jeu. Quatrième enseignement, une carte possède une signification qui varie selon les cartes abattues en même temps. Ce qui signifie que l’information n’est pas brute mais contextuelle (relationnelle) dès lors qu’une interprétation de l’information se dessine. Enfin, il se peut aussi qu’à la fin du jeu, une fois que vous êtes certain d’avoir accédé à une compréhension d’un aspect de la Nature, une carte inédite s’invite dans la partie et trouble le jeu au point de rendre caduque tout ce qui a été interprété. C’est ce qui arrive en science où après 1000 expériences concluantes, une seule vient jeter le trouble.
Les hommes sont arrivés à la fin du jeu de la Nature, lorsque les cartes sont presque complètes sans pour autant être interprétées. Le jeu est plus qu’une métaphore de l’activité scientifique. C’est une allégorie. Vedral nous fait remarquer que la situation des savants est encore plus complexe que dans la nouvelle de Calvino. Ne serait-ce qu’en envisageant une modification des cartes par les joueurs. Cette table de jeu représente ainsi une allégorie très utile permettant de comprendre le fonctionnement des investigations scientifiques et le progrès des connaissances ainsi que les limites car les cartes, il faut les obtenir par les voies expérimentales, autant qu’il est nécessaire de les inventer en jouant sur les formalismes et autres notions scientifiques. Les cartes qui s’assemblent peuvent aussi évoquer les processus de la Nature, se serait-ce que ceux du vivant et cette machinerie moléculaire si bien orchestrée. Néanmoins, on peut se demander quel est ce chef d’orchestre, qui règle le jeu, bref, on l’aura compris et les premières réflexions du livre le confirme, les informations écrites sur les cartes ne sont pas suffisantes pour interpréter la Nature, pas plus que la théorie de Shannon et les computers artificiels qui nous sont si familier. Il existe un autre niveau d’information.
L’étrangeté de l’information dans un univers quantique
D’étranges choses sont exposées au début de la seconde partie, page 130 dans le chapitre 8 qui nous initie aux mystères de l’information quantique. Imaginez que vous cherchez à localiser une personne sur un territoire étendu, par exemple les Etats-Unis. Ou alors un territoire moins grand comme la Californie. Le bon sens vous incite à penser que les chances de réussir sont plus élevées si le territoire est de taille réduite, comme c’est le cas d’un Etat américain rapportée aux Etats-Unis. Et a fortiori, ces chances augmentent si vous vous limitez à une ville, San Francisco par exemple. Ce constat est aisé à comprendre. Imaginez que pour localiser cette personne vous interrogiez au hasard des passants au cas où un indice vous serait utile. Plus l’étendue du territoire est importante, plus le nombre de passants à interroger est grand pour avoir une probabilité donnée de réussir. Maintenant, si on passe dans l’univers des informations quantiques, alors c’est l’inverse qui se produit. Une personne est plus facile à trouver sur le territoire des Etats-Unis qu’en Californie. Cette suggestion est bien sûr métaphorique, permettant d’exposer le fonctionnement de l’information quantique qui comme le souligne Vedral, est radicalement étranger au sens commun, pour ne pas dire contre intuitif.
Ce fonctionnement est sans doute lié au principe holographique que l’auteur ne mentionne pas dans ce chapitre, préférant évoquer les corrélations liées à la cohérence et à l’intrication des états quantiques. C’est ce qui sépare ce monde de celui où nous opérons et où le plus souvent, les informations sont dispersées et sans relations, bien que dans d’autres cas, il y ait quelques interdépendance mais qu’on ne peut pas confondre avec l’interdépendance quantique qui repose sur des superpositions d’état, des intrications à large échelle et sans doute, des processus de calcul quantique. Si bien que l’information liée à une particule contient également d’autres informations en relation avec un ensemble de « constituants quantiques ». En ce cas, la conception de Shannon devient inopérante et doit faire place à une autre théorie. Avec comme propriété étonnante le fait que l’entropie de deux systèmes corrélés par des « liaisons quantiques » est inférieure à la somme des entropies de chacun des systèmes pris séparément. Ce qui signifie qu’il existe une surdétermination de l’information mais aussi une redondance explicitée par le fait que deux systèmes corrélés partagent une même information qui se trouve de ce fait « dédoublée ». C’est ainsi que fonctionne l’étrange monde quantique. Pour revenir à cette métaphore de la localisation, on peut imaginer un principe holographique inverse. Dans l’holographie classique, un fragment d’une surface contient de quoi reconstituer une image tridimensionnelle avec moins de précision qu’avec la surface complète. Dans la métaphore de la Californie, l’information pour localiser la « personne imaginaire » est inférieure à celle contenue à l’échelle des Etats-Unis. Si bien qu’un calculateur quantique aura plus de facilité en opérant sur la totalité de la surface. Cela défie le sens commun mais c’est un peu le message que veut envoyer Vedral et que j’espère ne pas avoir trahi. D’ailleurs, le principe holographique est évoqué dans la troisième partie en liaison avec les réflexions spéculatives de Leonard Susskind.
Une « entropie » peut en cacher une autre
La troisième partie du livre est la plus aventureuse et bien évidemment, elle intéressera tous ceux qui souhaitent sortir de la compréhension convenue de l’univers avec ses lois et processus mécaniques et les limites du « monisme matérialiste ». Mon impression du début se confirme. Vedral est autodidacte en philosophie des sciences (comme moi d’ailleurs) et c’est ce qui lui permet d’exposer ses visions du monde d’une manière très personnelle et authentique, sans être déformé par les canons de la discipline. Résumer cette troisième partie n’est pas chose facile. Disons que la thèse principale qui se fait jour, c’est que la conception de Shannon est dépassée et que l’information dans l’univers quantique nécessite de revoir tous les fondamentaux, quitte à introduire des qubits, autrement dit les équivalents des bits utilisés dans les computeurs mais dotés de propriétés dépassant la logique booléenne et donc, limitées au 0 et le 1 comme seules possibilités. Un qubit peut se trouver dans une combinaison de 0 et 1 et se prêter à des calculs quantiques qui dépassent les capacités de nos plus puissants ordinateurs et comme le fait remarquer Vedral, les précédentes philosophies universelles axées sur l’information étaient limitées par l’archétype du computer artificiel. La Nature utilise un computer quantique naturel !
En résumé, il y a trois catégories d’information. Celle de Shannon qui présente des analogies avec la formulation statistique de l’entropie. Puis une information conçue à partir des travaux de Kolmogorov. C’est en quelque sorte une information compressée qui est assez connue des physiciens puisque c’est l’information algorithmique. Une séquence d’information est remplacée par le programme qui la génère, dans le cas où cette séquence n’est pas aléatoire. Enfin, un troisième niveau sous-jacent se dessine, celui de l’information quantique. Ce schéma triparti n’a rien de surprenant car on peut le déduire aussi d’investigations sur la théorie des systèmes. J’avais spéculé sur le niveau quantique en concevant des « informations essencielles » (Dugué, “Fondements métaphysiques des systèmes naturels”, Actes du Deuxième Congrès Européen de Systémique, 721-730, AFCET, 1993). Cette essence informationnelle rend compte du lien entre la partie et le tout. Chaque composant contient une information sur le tout. Comme dans la vision du réel que veut nous faire partager Vedral. La réalité comme un subtil jeu d’information où il faut trouver les cartes et compresser leurs informations pour les assembler dans un jeu dont on découvre la règle. Et puis décompresser l’information pour inventer des mondes avec les règles de la Nature… Si j’ai bien compris, la compression (du moins un type de compression) vise à transformer des informations dispersées de type Shannon en informations de type Kolmogorov. C’est ainsi que fonctionne la science, avec l’interminable ballet poppérien des conjectures et réfutations.
Le volet le plus intéressant de cet essai reste quand même la question de l’information quantique. Avec plusieurs interrogations fondamentales en ligne de mire et notamment la question qui hante les physiciens férus de métaphysique. Quelle est l’origine de la gravité dans un contexte quantique ? Autrement dit, peut-on déduire la gravité comme la conséquence de l’information quantique et du calculateur qui va avec ? Mais Vedral prend quelques précautions en avertissant le lecteur que ces approches très spéculatives sont loin de faire l’unanimité au sein de la communauté des physiciens. Le chapitre 12 est le plus étonnant, avec des analogies entre la théologie négative des pères cappadociens quelques siècles après JC et la situation de la physique contemporaine. Cette théologie postule qu’on ne peut seulement dire de Dieu ce qu’il n’est pas. Pareillement, on peut dire ce que le monde physique n’est pas alors que se prononcer sur les réalités ultimes fait de la physique une quête similaire à celle de Dieu. Après ces précisions guère surprenantes pour un esprit féru de métaphysique, nous sommes incités par l’auteur à réfléchir sur nos lois physiques qui seraient générées à partir d’une information quantique surdéterminée et donc, compressées (mais de quel type ?). Ainsi se précise cette hypothèse d’un univers dédoublé que j’avais déjà évoquée en d’autres circonstances avec notamment une dualité entre les états quantiques observés (monde dé-formé) et les états quantiques cohérents (monde super-informé). Le monde physique avec ses lois et objets mesurables serait donc une sorte de compression effectuée à partir d’un monde où les informations sont pour ainsi dire décompressées à l’infini, comme peuvent l’être les états quantiques cohérents où opèrent les calculateurs quantiques.
De ces considérations découle une ultime conjecture sur le secret de l’univers déterminé par les informations quantiques. L’énigme devient très intéressante et comme toutes les interrogations sur les causes premières, on tombe soit sur des régressions à l’infini (sur laquelle saint Anselme s’appuya pour exposer la preuve ontologique de Dieu) ou bien sur des paradoxes circulaires du type œuf et poule. Cette conjecture circulaire porte sur le mystère des origines alors que la régression à l’infini concerne plutôt l’Etre. Pour Vedral, l’Etre c’est l’information alors que le mystère de la poule et l’œuf est subtilement amené à partir des lois physiques compressées « émanées » du calculateur quantique universel qui produit la réalité. Mais comme le calculateur et les lois se déterminent mutuellement, qui était présent à l’origine, le calculateur ou les lois ? Cette question rappelle l’énigme du vivant, acides nucléiques ou protéines aux origines de la vie ? Peut-être que les réflexions sur l’information quantique sont capables de nous éclairer sur cette question. Wait and see, please !
Quelques derniers mots sur la position de Vedral qui, concernant le calculateur quantique universel, se refuse à consentir au principe anthropique qui sommairement dit que les lois physiques sont faites pour que l’homme apparaisse et en prenne conscience. Je partage ce point de vue et j’ajoute qu’il faut aussi prendre des distances avec ce Dieu trop personnel qui se soucierait de l’homme comme s’il veillait sur sa progéniture. Ces idées sont trop humaines en vérité et la leçon à retenir serait plutôt de concevoir que rien n’existe sans relation avec autre chose et c’est ce qui semble découler de l’information quantique plus en accord avec les métaphysiques orientales comme le suggère Vedral. L’entrelacs universel, un enjeu pour le 21ème siècle.
Une nouvelle science s’est ouverte
Après ces réflexions, on ne peut qu’être séduit par le sentiment qu’une voie s’ouvre et que la conception du réel pourrait bien se dessiner sous l’angle d’une étrangeté, voire d’une radicalité par rapport à la science consensuelle qui est dans une impasse. Cette information quantique et ce calculateur universel ont beaucoup de connivences avec la compréhension du vivant et de la conscience. J’en suis convaincu mais il faudra un peu de travail intellectuel et spirituel pour parvenir à cette compréhension. Le livre de Vedral marque sans doute un commencement.
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