La complexité du vivant expliquée simplement !
Avec le fonctionnement du cerveau, nous abordons un des plus grands mystères qui se soient jamais posés à l’homme, celui de sa nature même. La réponse a toujours été considérée comme relevant du domaine religieux ou, au mieux, de la philosophie. Notre génération a été la première à y introduire la méthode expérimentale, et les résultats sont à la hauteur du sacrilège : l’humanité pourrait y perdre ses plus anciennes certitudes et ses derniers repères. Jamais peut-être il n’aura été aussi urgent de réconcilier le citoyen avec le principe de réalité. Il en aura besoin.
4-L’émergence de la conscience.
Les innombrables découvertes du vivant étaient autant de réponses ponctuelles à un milieu extérieur aux infinies facettes. Mais l’organisme multicellulaire, disons l’animal pour limiter notre sujet, était devenu un ensemble indissociable. Sans renoncer à perfectionner sans répit chacun des outils qui se révélaient utiles, la sélection allait porter avant tout sur la synchronisation d’un ensemble dont la complexité atteindrait de nouveaux sommets.
Chacune des nouvelles fonctions avait obligatoirement un lien de communication permettant de faire profiter l’organisme des avantages de cette fonction, sans quoi elle n’aurait pas été sélectionnée. Ainsi une sensation de douleur, mettant en jeu des récepteurs sensibles à une agression (nocicepteurs), n’avait de raison d’être que munie d’un arc réflexe permettant au membre agressé de se replier. De multiples fonctions fort utiles se développèrent ainsi pour équiper l’organisme d’une batterie de capteurs permettant de recevoir des signaux extérieurs utilisables en vue d’un comportement adapté :
1. Dans le milieu ambiant, se promènent des molécules chimiques qu’il est utile de reconnaître : Certaines témoignent d’un milieu toxique, d’autre de la proximité d’une proie, d’un prédateur ou d’un partenaire. Des cellules chimiosensibles ont été sélectionnées par quasiment tous les animaux. Ainsi, l’odorat analyse les molécules flottant dans l’air ambiant et le goût fournit une dernière analyse des aliments qu’on se prépare à ingérer.
2. Il y a aussi des ondes mécaniques : Le simple contact mécanique est perçu comme un obstacle ou un objet, par des récepteurs du toucher.
3. Les vibrations transmises par le milieu, air ou eau, sont perçues par des organes spécialisés dans l’audition mais aussi par toutes sortes de récepteurs divers, à cils ou à membranes, qui équipent de multiples espèces et qui reconnaissent les différentes gammes de fréquences des sons. Le captage des ultrasons, par exemple, perfectionné chez les chauves-souris, peut donner une représentation du monde qui nous échappe mais qui est certainement très différente de celle que nous révèle notre univers visuel.
4. En effet, beaucoup d’espèces ont occulté le captage des ultrasons au profit des ondes électromagnétiques. Des plus primitifs aux plus sophistiqués, toutes sortes d’organes de visions ont été testés et ont fait apparaître un monde de lumière qui dévoile de façon extraordinairement précise notre environnement immédiat.
5. Enfin, le sens de la verticalité, indispensable à l’équilibre dès lors qu’on est soumis à la gravité, fut également analysé par des systèmes de pendules, de fils ou de canaux semi -circulaires, dont nous gardons un exemplaire au sein de l’oreille interne.
6. D’autres systèmes dont l’homme est dépourvu, équipent sans doute d’autres espèces, comme des boussoles sensibles au champ magnétique qui permirent à des animaux migrateurs de se repérer bien avant Christophe Colomb !
Mais tous ces agents de renseignements, merveilleusement adaptés à la physique et à la chimie extérieure, ne pouvaient être utiles que s’ils étaient utilisés par la communauté des autres cellules en vue d’un comportement adapté. L’étape suivante fut donc celle de la coordination.
De proche en proche, des fonctions qui étaient complémentaires se trouvèrent valorisées par un fonctionnement synchrone. Ainsi, la rétraction salvatrice du membre agressé se trouvait-elle plus efficace si elle s’accompagnait d’une solidarité du reste de l’organisme qui la complétait par un mouvement de recul, voire par un réflexe de fuite.
C’est ainsi que les quelques câbles à fonction unique se complexifièrent à leur tour en un réseau enchevêtré et rapidement inextricable. Il n’y avait pas un câbleur méticuleux suivant à la lettre le schéma qu’avait élaboré un bureau d’étude, bien au contraire. Le câblage se faisait au petit bonheur la chance, et seules les bonnes connections étaient retenues.
Ainsi, les réseaux s’enchevêtraient de plus en plus, constituant des réseaux de réseaux toujours plus complexes et plus performants. À la banale synchronisation, vinrent s’ajouter la modulation des effets, l’atténuation, l’amplification, l’inhibition puis l’inhibition d’une inhibition, elle-même modulée et qui préludait à la sophistication extrême des systèmes à rétrocontrôles positifs ou négatifs en cascade, auquel menait inéluctablement une évolution perfectionniste à l’infini.
Certains types de cellules adaptées avaient investi la fonction : Les neurones. Ces cellules spécialisées dans la réception / transmission / régulation ont tout pour constituer des réseaux complexes : une structure filaire pour véhiculer par une extension émettrice (axone) des signaux résultants de toute une arborescence d’extensions réceptrices (dendrites) lesquelles sont ainsi cumulées et modulées en fonction des types d’excitation afférents. Les signaux se propagent de proche en proche, de dendrites à axones, par l’intermédiaire d’ondes électriques parcourant les parois cellulaires et d’axones à dendrites, par des médiateurs chimiques variées (neurotransmetteurs) stockés dans des vésicules au sein de la zone de contact (synapses) des neurones successifs. Au fur et à mesure que l’organisme se perfectionne, le câblage se complexifie davantage.
Les potentialités de ces neurones méritent qu’on s’y attarde un instant. Nous avons déjà parlé au sujet des cellules eucaryotes de certaines cellules dites « totipotentes », c’est-à-dire munies de tant de potentialités, qu’elles pouvaient remplir une grande variété de fonctions très différentes, selon l’environnement dans lequel elle se trouvent. C’est une propriété bien connue des cellules embryonnaires et des cellules souches du sang, mais on sait moins que les cellules nerveuses ont des potentialités de ce type : on a pu obtenir expérimentalement des cellules musculaires ou même des cœurs normaux sur des souris à partir de cellules nerveuses ! Ces riches potentialités jouent certainement un grand rôle sur la grande adaptabilité des cellules nerveuses en fonction des conditions dans lesquelles elle se développent. Il existe, au niveau des groupes de neurones, une compétition sélective analogue à la sélection naturelle (darwinisme neural). Une grande partie des neurones va mourir afin de laisser le champ libre à ceux d’entre eux qui sont les plus efficaces. L’expérience acquise joue donc un rôle important dans le remodelage du cerveau en opérant une sélection des circuits neuronaux les plus performants. Le branchement peut se faire à la demande, au fur et à mesure des besoins, entre des neurones qui s’éveillent ensemble. (Le même mécanisme de sélection naturelle a été démontré pour les cellules immunitaires).
Dans cette escalade, et avec de tels outils, la nature n’avait pas de limite. Elle s’est mise à élaborer le système le plus complexe qui ait jamais existé dans notre univers connu : Le cerveau.
Le dernier modèle, celui de l’Homo sapiens, fait travailler une population de plus de cent milliards de cellules, les neurones, qui réalisent un million de milliards de connections. Des chiffres comme ceux-là ne sont pas très parlants, mais disons que si vous vouliez les compter à raison de un par seconde, vous y seriez encore dans trente millions d’années !
En fait, cela s’est fait progressivement : de la simple paramécie qui n’a qu’un corps unicellulaire sans cerveau mais qui déjà détecte des dangers possibles, les températures souhaitables, les nutriments espérés et nage dans la direction où elle pourra se nourrir, tous les êtes vivants sont dotés d’automatismes qui leur permettent de survivre. Comme elle le fait toujours, la nature procède par accumulation et utilise ses acquis pour complexifier ses moyens. Les cellules nerveuses se prêtent bien par leurs structures de connecteurs à ce qu’un signal émis, perçu par un récepteur, soit également transmis à un autre ou à ce que la réponse du récepteur serve à son tour de signal pour un second, et ainsi de suite. À chaque fois, les réponses immédiates et rapides sont complétées, élaborées, éventuellement corrigées après une analyse plus fine et plus généralisée. De proche en proche, les réponses simples sont donc perfectionnées sans pour autant éliminer les premières et l’évolution du système nerveux se construit peu à peu sous formes de structures emboîtées dont la plus récente complète et perfectionne les plus anciennes.
Paul MacLean décrit de façon synthétique la structure du cerveau en trois parties distinctes apparues successivement au cours de l’évolution :
1. Un cerveau « reptilien », le plus ancien, qui est en gros ce que nous partageons avec les reptiles et qui assure les fonctions vitales de l’organisme dont la respiration, la digestion, la sexualité et toutes les afférences provenant des organes sensoriels initiaux dont nous avons parlé. Ce cerveau primitif, (archéo-cortex) influence encore profondément le comportement humain par des fonctions instinctives que nous ne soupçonnons pas : notion de territoire (propriété), de chasse (violence), conformisme à des rites et à des hiérarchies, qui ne sont que partiellement rectifiés par le fonctionnement de régions cérébrales plus récentes. Son fonctionnement réflexe est souvent inconscient.
2. Un cerveau « limbique » ou (paléo-cortex), apparu avec les premiers mammifères sous forme d’une enveloppe du précédent, capable de mémoriser les comportements agréables ou désagréables, et par conséquent responsable chez l’humain de ce que nous appelons les émotions. Il est en étroite relation avec l’hypothalamus qui contrôle les sécrétions hormonales et il influence fortement notre comportement inconscient et nos jugements de valeur.
3. Un « néo-cortex » apparaît enfin chez les mammifères les plus évolués, enveloppant à son tour les deux précédents avec lesquels il garde d’étroites connections. C’est surtout un cerveau d’association qui permet des comportements de moins en moins stéréotypés et des adaptations originales au milieu extérieur. Il prend de l’importance chez les primates et culmine chez l’homme et les grands singes avec des hémisphères cérébraux qui prennent des proportions démesurées ! C’est grâce à lui que se développeront les fonctions supérieures de l’homme comme le langage, la pensée abstraite, l’imagination, la conscience.
Ce néocortex est souple, malléable et permet l’apprentissage. C’est grâce à lui que se développera la culture. La zone antérieure, frontale, est particulièrement dédiée à ces fonctions évoluées d’interconnexion et de synthèse. Les zones pariétales regroupent la perception sensible du corps et sa commande motrice volontaire, alors que les informations visuelles se localisent dans le lobe postérieur, le cortex occipital. Ces zones dédiées forment ainsi une cartographie sensitivomotrice du corps.
Contrairement à ce qu’on croyait avant le tout début de ce siècle, ce n’est pas tant la matière grise, c’est-à-dire le nombre de cellules, de notre lobe préfrontal qui explique les différences de performances entre l’homme et nos plus proches cousins les grands singes : c’est le nombre de connexions (matière blanche) qui témoignent de communications plus riches avec les autres parties du cerveau.
On voit bien que la complexité d’un tel système dépasse l’entendement. Mais on voit aussi que les perfectionnements constatés correspondent à une complexification supérieure et l’on sait maintenant que les paliers de complexité font émerger des propriétés originales. Les progrès de l’imagerie médicale permettent depuis peu d’inventorier in vivo les zones sollicitées par les différents types d’activités cérébrales et des lésions pathologiques parfois très localisées ont permis de préciser les groupes de cellules indispensables à certaines fonctions.
Le fonctionnement du cerveau doit être compris comme une succession hiérarchisée de fonctions automatiques destinées à conserver l’homéostasie, c’est-à-dire les fonctions vitales de l’organisme étendues à des propriétés de plus en plus complexes.
On peut se représenter cette complexification comme un arbre dont chaque branche se divise à son tour de multiple fois.
• A la base, l’organisme doit répondre aux besoins métaboliques, aux défenses réflexes de base et à la défense immunitaire.
• Puis, des comportements plus élaborés perçoivent les déséquilibres homéostatiques comme étant douloureux, et le retour à l’équilibre comme un plaisir.
• Plus élaborée encore, la recherche de l’homéostasie est anticipée sous forme de besoin et de motivation.
Pour obtenir ces réponses de plus en plus sophistiquées, il faut intégrer de plus en plus de paramètres, et de nouveaux récepteurs se créent qui sont modulés par les multiples signaux sous-jacents et qui créent une sorte de cartographie de l’organisme à un moment donné, d’où émaneront les signaux nécessaires aux réponses plus élaborées.
Le cerveau utilise un grand nombre de régions dédiées travaillant de conserve à représenter sous forme de cartes neurales les aspects nombreux qui caractérisent les activités du corps.
Les canaux chimiques et neuraux qui apportent au cerveau les signaux avec lesquels ce portrait vivant peut être brossé sont tout aussi dédiés que le canevas qui les reçoit.
Ces cartes neurales jouent à leur tour le même rôle que les récepteurs sensoriels, à ceci près qu’ils fournissent des renseignements sur le milieu intérieur lui-même et sont également représentatifs des états antérieurs qui ont aboutit à cet état, c’est-à-dire qui ont été mémorisés.
Qu’elles soient innées ou acquises, les réponses homéostatiques peuvent revêtir des formes globales et complexes, comme un kit près à l’emploi, grâce à ces récepteurs synthétiques dédiés de façon à résoudre les problèmes de base de façon réflexe sans qu’il soit besoin de raisonner.
• Ainsi, certains stimuli, dit « émotionnellement compétents », peuvent être reconnus comme tels par le cortex cérébral qui déclenchera par l’intermédiaire d’une structure dédiée dite inductive (souvent l’amygdale), l’action d’une autre structure spécialisée (par exemple, tronc cérébral ou hypothalamus). Cette dernière déclenchera tout un processus de modifications transitoire du milieu intérieur (viscère, système musculaire et osseux, activités nerveuses et hormonales) constituant un état émotionnel que nous percevons comme particulier, agréable ou pénible avec toutes les sortes de nuances que nous appelons nos émotions.
Souvent innées et primitives, ces émotions existent chez de nombreux animaux et ne sont généralement pas conscientes, mais sont extériorisées, visibles, mesurables (volume sanguin, température, potentiels électriques) et destinées à fournir une réponse adaptée déjà testée par l’évolution.
• A un degré encore supérieur de sophistication, non obligatoire, ces états émotionnels peuvent eux-mêmes être encartés par des formations neurales qui intègrent également les différentes cartes corporelles du cerveau qui reçoivent les divers signaux provenant du corps, construisant des métareprésentations de notre processus mental. (une partie du cerveau en représente une autre). Cet encartage d’un état donné du corps est le contenu essentiel de ce que nous appelons nos sentiments qui sont une perception d’un état du corps.
Les sentiments sont donc comparables aux autres perceptions par certains aspects, (par exemple la vue dont les données sont cartographiées dans le lobe occipital), à ceci près que les objets et les évènements originaires se trouvent dans le corps et non hors de lui !
Bien que le langage courant assimile souvent émotions et sentiments, leur analyse physiologique montre que l’émotion précède le sentiment.
Nous dirons maintenant quelques mots de la conscience :
La conscience est ce que nous perdons lors d’un sommeil profond et que nous retrouvons au réveil : c’est un processus, non une chose. Ce processus est dynamique et n’est pas localisé dans un groupe de cellules particulier mais en nécessite de multiples. Il représente l’intégration d’un état du cerveau à un moment donné, unique et personnellement ressenti, comme brièvement figé par un processus de mémorisation, le « présent remémoré », sans cesse modulé et changeant.
Ce processus puise dans les encartages du cerveau et résulte principalement de l’interaction entre le cortex cérébral et le thalamus, grâce à de très riches connexions réciproques sous forme de projections cortico-corticales, thalamo-corticales et cortico-thalamiques. Cet ensemble forme un noyau dynamique où les informations arrivent au thalamus à partir des récepteurs sensoriels ou internes, sensitifs et moteurs. De multiples autres structures formant des ensembles fonctionnels interviennent à tous les niveaux pour moduler (inhiber ou désinhiber), mémoriser, ou encore pour « récompenser » les liaisons performantes dont l’expression est particulièrement adaptée à l’homéostasie.
La présence nécessaire des connexions réentrantes du système corticothalamique laisse penser que l’apparition de la conscience daterait de la transition entre reptiles et mammifères ou oiseaux. Deux types de voies réentrantes permettant la discrimination des signaux se seraient dégagés, distinguant le soi du non-soi.
La perception par l’organisme de cet état neuronal intégré, diffus et non pas localisé (il n’y a pas d’homoncule conscient !), se présente sous forme de scènes mémorisées qui peuvent être mises à profit pour effectuer des discriminations mieux adaptées à la survie.
Cette conscience primaire que nous partageons avec les mammifères et certains oiseaux n’implique pas autre chose que la conscience de l’état du corps au présent.
C’est cependant une étape indispensable qui permettra à l’homme d’atteindre une conscience de niveau supérieur, qui, elle, le dotera d’un soi autobiographique, c’est-à-dire du sentiment d’avoir un passé personnel et un avenir anticipé, ou encore une conscience étendue lui permettant « d’avoir conscience d’avoir conscience ». Son émergence concordera avec le langage et l’intelligence, et lui permettra d’initier une nouvelle organisation du vivant : la société humaine.
Ce sera le thème de notre dernière partie.
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