Il y avait un excellent article sur le sujet de Jean-Pierre Laurent dans la Revue Multitudes. Je pense, et même si les droitiers s’en moquent souvent, plus mécaniquement qu’adroitement, que la critique centrale (à charge de reconstruire ensuite) est celle de l’égalité formelle.
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Le pouvoir social étant distribué inéquitablement, les électeurs n’ont en outre pas la liberté de choix qu’on leur présuppose et ce d’autant plus lorsqu’ils subissent également l’influence considérable de la presse, des sondages politiques et des médias. Le vote au suffrage universel confie aussi pour plusieurs années à des individus au profil très particulier - des professionnels de la fonction politique, autrement dit des spécialistes de la conquête électorale plus que du « bon gouvernement » - le sort de toute une population et la définition des règles à vocation pourtant universelle auxquelles elle sera soumise, même provisoirement. Lorsqu’elle repose sur le scrutin majoritaire, la démocratie électorale écrase aussi la minorité de ceux qui n’ont pas voté pour les élus[1]. Elle réduit l’expression politique légitime du mécontentement à un seul type de comportement, relativement inoffensif, et conjure aussi bien l’insurrection que d’autres formes plus locales ou plus directes de conflictualité[2]. L’égalité formelle entre citoyens que présuppose l’universalité du droit de vote occulte enfin deux types d’inégalités réelles, non plus devant l’accès au pouvoir politique, mais face à l’acte électoral lui-même[3] : · la ségrégation sociale et culturelle entre ceux qui ont la capacité d’émettre une opinion et surtout de la traduire en vote et ceux pour qui faire des choix ou des distinctions à l’intérieur du monde politique reste soit une énigme, soit un coup de dés ; · une élimination, hors de la participation à ce même jeu pourtant circonscrit de la politique représentative, d’une fraction de la population - comme c’est par exemple encore très souvent le cas pour les étrangers résidents qui participent par ailleurs, ne serait-ce qu’économiquement ou culturellement, à la vie collective.
À quiconque se rassurerait donc encore de voir dans le vote l’aboutissement de la « civilisation » démocratique (et souvent son départ, qu’une mythologie tenace situe imaginairement à Athènes), à quiconque se repaît du nombre de nations tyranniques pour lesquelles l’élection au suffrage universel aurait représenté ou représenterait la figure nécessaire de l’émancipation, à quiconque glose plus ou moins cyniquement sur la démocratie représentative comme le moins nuisible des régimes politiques possibles, ou bien de ceux ayant historiquement existés, il suffit donc de rappeler que les mécanismes du vote au suffrage universel, qu’ils soient d’ailleurs soumis à la règle majoritaire comme à la règle proportionnelle, n’ont en rien fait disparaître le cens qui, en France par exemple, les ont précédés. Ils en ont simplement modifié les critères tout en les dissimulant, redoublant de la sorte la domination censitaire classique, aristocratique ou bourgeoise, d’une illusion entretenue quant à la signification égalitaire de l’acte de voter. Dans la plupart des processus historiques, l’instauration de ce type d’élection n’est donc jamais rien d’autre, au fond, que l’instrument de légitimation d’une élite nouvelle lorsque les anciens mécanismes, plus brutaux ou plus directs, de reproduction sociale de l’ordre politique et de reproduction politique de l’ordre social sont entrés en crise.
Comment décider ? Laissée à ce stade, une telle critique de la participation électorale risque cependant de rester toujours insuffisante.
C’est justement le contraire de ce que pensait Nietzsche (cf. discours sur le judéo-christianisme)
« Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce d’indulgence pour l’idée du « libre arbitre » ; nous savons trop bien ce que c’est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l’on cherche à établir les responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dépouillé le devenir de son innocence, lorsque l’on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité, le fait d’être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine, ou plutôt qu’ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »
Je me souviens de cette émission avec Gino russo qui expliquait aux gosses d’une école maternelle pourquoi il était en désaccord avec la peine de mort pour Marc Dutroux !!