Bonjour Paradisial,
La grande ville marquée par les générations qui s’y sont succédées est en effet mon ’habitus’ de prédilection, je n’y puis rien, les plus grandes splendeurs de la nature n’arrivent pas à m’émouvoir de la même façon. Il me vient la distique d’un poète urdu, sans doute Mir Taqi Mir, ’Ne nous confondez pas, nous autres, fous des villes (shahr-e-divanii), avec les amants du temps jadis/Majnun habitait le désert, Farhad les hautes montagnes.
Parmi les médinas d’Orient, mention spéciale pour celle de Fez - en particulier, une petite rue occupée d’un côté par le palais semi-abandonné d’une princesse ; à la tombée de la nuit on arrive à la longue et sinueuse rue commerçante où les lumières des échoppes viennent de s’allumer comme des lucioles. Tout près, le riad délabré d’un ami, héritier d’une vieille famille désargentée, qui vend chez lui tout un stock d’habits de soirée en compagnie d’un paon qui se promène en liberté dans toutes les pièces.
On pourrait se croire à Delhi avant la funeste partition, dans le quartier des mohallas, mais les fanatiques de pigeons feraient défaut. Ou même, j’imagine, dans le Marais au XIXe siècle.
Les premières fois que j’ai séjourné à Istanbul il y avait, pour moi, quelque chose de familier dans les quartiers délabrés de Péra (en cours de gentrification accélérée à l’heure qu’il est), et c’est quand je suis revenu à New York, au Village, où on me trimballait d’appart en appart et de bar en bar quand j’avais moins de cinq ans, que j’ai compris. Architecture, patine, odeurs, tout y était.
Il est vrai que toutes ces villes fabuleuses permettent une association lancinante entre rue, porte, fenêtre, quartier, et enfance, amours passés.
La belle chanson du troubadour country tuberculeux, Hank Willians, « Never again will I knock at your door » me fait penser invariablement à un énigmatique ghazal de Mirza Ghalib : Mes pensées s’élancent encore vers ta rue ; Mais un coeur y a été perdu, je m’en souviens encore/ Quel désert maintenant !Mais le voyant, tel qu’il est, je me souviens de ma demeure/ Dans mon enfance, je m’apprêtais à lancer un pierre sur Majnun ; Mais j’ai pensé soudain à ma propre tête.
Je suis sûr, cher Paradisial, que vous saisissez le poignant de ce dernier vers.