Je commence à en avoir vraiment ras-le-bol de ce slogan imbécile répété par des gens qui paraissent ignorer jusqu’au sens des mots et ne savent tout simplement pas ce qu’ils racontent.
« Mourir dans la dignité », cela n’a aucun sens. On meurt parce que le corps n’en peut plus : l’agonisant est couché sur son lit de mort et avec la meilleure volonté du monde, il ne parviendrait plus à se mettre debout. Sa conscience même s’en trouve altérée, il ne trouve plus ses mots et n’est pas souvent en état de formuler une de ces belles sentences qu’on prête à quelques philosophes ou à des grands hommes dans leurs derniers instants - et qui sont souvent apocryphes ! A la fin même, le mourant, s’il entend encore, ne peut plus régir aux propos de l’entourage. Il râle, et ça peut durer des heures. C’est insupportable, horrible même, mais c’est plutôt à ceux qui sont autour et très assurés d’être encore là le lendemain qu’il importerait de se soucier d’un minimum de dignité stoïcienne. Hélas, ce n’est pas toujours le cas. Celui qui va mourir est d’avance excusé par quiconque est un peu capable de penser : quand on n’est plus un gamin et qu’on a vu disparaître beaucoup des siens, on sait que c’est toujours à peu près comme ça que les choses se passent, et que la mort est une défaite, un effondrement : devenir un cadavre et pourrir, ça ne peut pas être une promotion.
L’expression « mourir dans la dignité » ne vaudrait que pour ces condamnés à mort, souvent très jeunes et pleins d’allant, comme beaucoup de résistants fusillés de la dernière guerre qui, face au peloton d’exécution, ont su trouver encore l’énergie et le courage, par exemple, d’entonner la Marseillaise. « Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles », écrit encore Péguy dans un admirable poème qui annonce son propre destin à la bataille de la Marne. Encore ne faudrait-il pas ignorer que beaucoup d’obscurs héros sont morts au cours de la grande guerre après des jours d’agonie dans la boue d’un trou d’obus, appelant à l’aide des camarades bien incapables de les tirer de là sous le feu des mitrailleuses ennemies. Quel salaud pourrait dire que ces sortes de défaillances d’agonisants étaient indignes ? Aucun poilu, sans aucun doute, n’aurait songé à émettre un tel jugement.
Agoniser vient d’un verbe latin un peu tardif (agonizare) qui veut dire combattre. Sauf que c’est un combat dont on ne sort jamais vainqueur. Qu’est-ce que veulent nos psychopathes partisans de la mort « dans la dignité » ? Supprimer l’idée même de la mort qu’il n’osent regarder en face ? Transformer ça en une espèce d’anesthésie pour le mourant (la médecine, c’est rassurant !), en simple formalité administrative qui évitera à l’entourage de faire l’expérience de ce qu’il y a d’atroce dans la mort ? Mourir « dans la dignité », donc, voilà le beau programme ? Exactement comme un vieux chien incurable pour qui on demande une piqure au vétérinaire ?
La mort n’est pas une expérience. Jankélévitch a fort bien mis les choses au point sur ces questions : qui dit « je meurs » n’est point mort, est même encore tout à fait vivant : mort, il ne dira plus rien, ne pensera plus rien, n’expérimentera plus rien, et pas même la mort, ce point aveugle pour toute conscience. La seule « expérience » qu’on puisse avoir de la mort, c’est celle de la mort des autres, qui est évidemment une sorte de préfiguration de ce qui nous attend tous. Et c’est ça que les chantres de la « mort dans la dignité » ne peuvent pas supporter. Non pas une mort des autres de toute façon inconnaissable, mais la mort des autres comme préfiguration de celle qui les attend. Ce que cette exigence de « dignité » dissimule, c’est la profonde lâcheté qu’on prête bien injustement aux autruches, lesquelles, selon la légende, préfèreraient, face au danger, se cacher la tête sous le sable et ne rien voir.
Pour moi, quiconque fantasme sur l’euthanasie ne fait que révéler cette profonde indignité que toutes les civilisations ont attachée au caractère du lâche.