Claude Levi-Strauss, centenaire révolté, assiégé et célébré
Claude Levi-Strauss a 100 ans. « Les mythes se pensent en nous » écrivait-il. Et son âge est désormais constitutif de son mythe. Claude Levi-Strauss vit cloîtré chez lui depuis un an, ne recevant plus, ne répondant plus qu’à ses proches. L’occasion d’une immersion dans la philosophie du grand-âge ?
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Comment cet homme monument vit-il l’hommage public considérable qui lui est rendu à l’occasion de son centenaire ? Sans doute avec un peu de lassitude a dit Françoise Héritier, disciple de Claude Levi-Strauss, sur France Inter ce 26 novembre. Contrairement à l’exploratrice Alexandra David-Neel, qui avait poussé la provocation jusqu’à faire refaire son passeport à l’âge de 100 ans, Claude Levi-Strauss ne s’exprime plus. Une intervention de sa part n’est pas prévue dans les nombreuses manifestations programmées pour son centenaire. Mais s’il s’exprimait, que nous dirait-il ? Car, même son silence pourrait même avoir une éloquence inquiétante si on se rappelle sa dernière intervention télévisée. C’était au début de l’année 2005 dans l’émission spéciale de « Campus » diffusée sur France 2 le jeudi 17 février 2005 et les mots sont durs : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime ».
Un chaos, voire un enfer qui est aussi d’une lucidité terrible. Peut-on encore apporter le signifiant apaisant du grand-âge sur un esprit en révolte ? Je ne sais pas, car pour celle ou celui qui s’approche de la fin de sa vie, comment les lendemains peuvent-ils sourire ? Les centenaires sont aujourd’hui plus de 20.000 et les 85-110 ans inventent désormais une nouvelle philosophie de la vie, que j’étudie comme sociologue, mais, en référence à ces disciplines qu’il a fait reconnaitre, un peu à la manière d’un ethnologue, qui s’immergerait, ou d’un anthropologue, qui rechercherait de nouvelles lois humaines. Et je pense que la vieillesse et le grand âge ne sont pas les naufrages annoncés, mais plutôt le temps de la liberté de l’esprit, des rivages et des tempêtes apprivoisées. Peut-être grâce à des instants décomposés, comme des quarts d’heure magiques, des matins et des soirs uniques dont parle si bien Jean Paulhan, dans cette lettre méconnue, en réponse à une amie, à la fin de sa vie : « Mardi. Et bien oui, je vais mieux. (A vrai dire, très prudent, ne bougeant guère de Boissise). Mais songez que j’ai passé quatre-vingts ans. A cet âge, est-il raisonnable de faire des efforts, pour gagner quoi ? Cinq ou six ans de vie. Ah pour vous c’est tout différent. Mais qui disait, « Il se peut bien que la mort soit la vie et que la vie soit la mort » ? C’est Echyle, je pense. Il vient un temps où l’ont sent que c’est une pensée très sage. N’empêche que cinq minutes, et des heures et un matin, c’est long, c’est un trésor à ne pas laisser perdre. Ne connaissez-vous pas de ces instants où l’on sent en quelques secondes toute une éternité ? Cela vous arrivera, soyez-en sûre. Avec l’amitié de Jean Paulhan ».
Il aurait pu aussi se retrouver dans ces quelques lignes imagées : « Le crépuscule envahissait la guérite. […] Je me suis retrouvé auprès du banc. […] Un moineau s’est perché soudain à l’extrémité, je me suis incliné devant le moineau, puis j’ai senti une présence dans mon dos qui m’a fait me retourner : le soleil attendait que je le salue pour se coucher. » Ce sont les derniers mots de René de Obaldia, né en 1918, le journal intime d’un centenaire, publié en 1959. Le personnage de ce roman se présente ainsi : « Dans treize ans, je serai centenaire. On ouvrira grande la porte du salon et les contemporains viendront me toucher. […] Passé quatre-vingt, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-cinq ans et jouissant encore de toutes mes facultés. […] Ne vous fiez pas à mon écriture tremblante, dansante devrais-je dire. Ma tête et ma main sont à moi. […] Je suis un vieillard sec, un coup de trique à la face du ciel. Ni barbe, ni moustache, mais des cheveux de premier communiant, légèrement enneigés, disposés en couronne. Honneur aux rides ! Aux sillons qu’une main auguste… J’attends la bohémienne qui me lira les lignes du visage… » De même, bien que fatiguée, Colette semble toucher la plénitude dans son avant-dernier livre, L’Étoile Vesper, publié en 1946, alors que l’écrivain a 73 ans : « Avant de toucher au but, je m’exerce. Je ne sais pas encore quand je réussirai à ne pas écrire ; l’obsession, l’obligation sont vieilles d’un demi-siècle. J’ai l’auriculaire droit un peu arqué, parce que la main droite, en écrivant, prenait appui sur lui, comme fait le kangourou sur sa queue. Un esprit fatigué continue au fond de moi sa recherche de gourmet, veut un mot meilleur, et meilleur que meilleur. Heureusement, l’idée est moins exigeante, et bonne fille pourvu qu’on l’habille bien. Elle est accoutumée à attendre, mi-endormie, sa pâture fraîche de verbe. »
À tout âge de sa vie, mais peut-être avec plus de conscience à la maturité du temps passé et du temps restant, toute personne a non seulement la possibilité, mais le devoir de vivre ! Car à cet âge, l’état civil s’efface, ou pas, devant un état d’esprit qui forge l’estime de soi et influence le regard des autres. N’oublions pas que ce qui caractérise le vivant, c’est l’usure progressive, accélérée, puis définitive de toutes les fonctions vitales. Aussi, n’attendons pas qu’il soit trop tard, pour regretter la douceur, le privilège et la valeur de la vie. Inutile d’attendre une mort facile et stérile pour comprendre intimement. Reconnaissons ainsi à la mort le don de signer une vie comme le dernier mot d’un livre ou la dernière note d’une musique. Et c’est son évidence, son inéluctabilité, qui nous invite à vivre chaque âge, chaque instant, chaque jour et chaque nuit, comme un trésor à transformer, à réaliser et à goûter. Tant mieux, si, comme le disait de façon inattendue le philosophe Gaston Bachelard – « Gaston le magicien » –, dans La Poétique de la rêverie : « Le paradis, à ne pas en douter, n’est qu’une immense bibliothèque. » Avant la venue de cet inéluctable, c’est à chacun de nous d’en écrire et d’en imprimer les lignes et les livres dans le creux de nos actes. N’oublions pas que le passé se mélange au présent, comme au futur et que l’un comme l’autre sont des passés en action ou en devenir. Le passé coexiste avec le présent, un présent qui passe au rythme du jour et de la montre et rejoint un passé, immense, qui tout entier est contemporain de l’instant que nous sommes en train de vivre tout en étant devenu virtuels, parce qu’il n’existe que grâce à nous, à nos souvenirs et nos visions. Pour reprendre les termes du philosophe Gilles Deleuze, « Il s’agit des paradoxes de la contemporanéité du passé avec le présent qu’il a été, de la coexistence de tout passé avec chaque nouveau présent, et de celui de la préexistence du passé pur au présent qui passe. » Qui parle de pente de la vieillesse, de descente inéluctable ?
Si l’eau prend le ciel dans son miroir changeant, pourquoi ne pas plutôt se laisser aller à une comparaison avec le fleuve et la vie, ce qui bouge et ce qui ne bouge pas, ce qui va arriver et donc finir et ce qui sera toujours là. C’est ce voyage qu’évoquent ces lignes d’Anaïs Nin, dans La Cloche de verre, un récit où elle raconte ses émotions à bord d’une péniche sur la Seine. « Nous glissons doucement sur l’eau. Je courais d’un bout à l’autre de la péniche, fêtant la plus étrange sensation de ma vie, celle de descendre un fleuve en compagnie de toutes mes possessions, mes livres, mon journal intime, mes meubles, mes tableaux, mes vêtements rangés dans le placard. Je me penchais par chacune de mes petites fenêtres pour regarder le paysage. Je me couchais sur mon lit. C’était un rêve. Un rêve, ce sentiment d’être un escargot d’eau qui se promène avec toute sa maison autour du cou. […] Je voyais défiler tous les immeubles où j’avais habité. Par toutes ces fenêtres j’avais regardé avec envie et mélancolie couler le fleuve et passer les péniches. Aujourd’hui j’étais libre, je voyageais avec mon lit, avec mes livres. Je rêvais, je me laissais descendre avec le fleuve [...] et j’étais libre. »
Et pour achever cette conscience de la vie et du temps qui passe en soi, entre limon et horizon, qui, mieux que Francis Ponge évoquant la Seine ? Ce fleuve qui « coule moins entre ses deux rives qu’entre deux parties de mon corps qui se ressemblent mais qu’elle sépare, et que ces eaux rajointent et reflètent. [...] Oh comme il est bon que le liquide existe, et creuse et comble ainsi et satisfasse, panse, abreuve certaines fentes naturelles de la terre et de mon corps ! Comme il est bon que la nature entière ne soit pas seulement solide et gazeuse ; que quelque chose de pesant, de dense et de tangible comme le solide s’écoule et fuie pourtant ; et puisse être aisément divisé, habité ; et puisse s’infiltrer dans mes vides, en mes sécheresses et les ranimer. Que quelque chose ainsi, susceptible de mouvement, fasse miroir, miroite, et réfléchisse le reste du monde, solide ou gazeux ; multiplie le ciel et les choses ; paraisse à la fois éternel et passager, fatal et accidentel, profond et superficiel, stupide et doué de réflexion. Comme il est bon que les nuées fondent et que l’éparpillement, la dispersion des pluies se rassemble en sources profondes, puis en ruisseaux et fleuves qui donnent l’impression du volume, de la force, de la musculature, de l’abondance, de la générosité, et à la fois d’une assurance sereine, d’intentions précises, de persévérance, de continuité… et que cela s’écoule tranquillement vers les grands reposoirs, les grands réservoirs de l’Océan. » Car en son estuaire du Havre comme en la mer, la Seine se glisse dans le lit commun… « Parvenu à ce point, pourquoi coulerais-je encore, puisque je suis assuré de ne cesser de couler en toi, cher ami ? »
Oui, sur le grand-âge, j’aimerais bien entendre celui à qui le Magazine littéraire a décerné il y a quelques mois le titre emphatique de « penseur du siècle ».
Joyeux anniversaire Monsieur Levi-Strauss
Jean Paulhan, 1884-1968 La Nouvelle Revue Française, Gallimard, 1969
Le Centenaire, René de Obaldia, Grasset, 1959
Pierre Sansot, Ce qui reste, Payot, 2006.
Colette, L’Étoile Vesper, Paris, Milieu du Monde, 1946.
Anaïs Nin, La cloche de verre, Éditions Des Femmes, 1975.
Francis Ponge, La Seine, Images de Maurice Blanc, Éditions de
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