Critique du scepticisme métaphysique
Le scepticisme n’est rien d’autre qu’un dogmatisme retourné. C’est la doctrine selon laquelle la Vérité n’existe pas et qu’en conséquence, il faut suspendre son jugement. Des sceptiques modernes comme Montaigne au XVIème siècle n’ont fait que reproduire, sans y ajouter rien d’essentiel, le scepticisme des Grecs tels Pyrrhon et Aenésimède. Ces penseurs helléniques avaient donné du scepticisme la formule la plus radicale et la plus ancienne. Leur scepticisme philosophique, qui diffère profondément du scepticisme courant, pour lequel le doute n’est qu’une attitude (comme du doute de Descartes qui n’est qu’un moyen pour s’assurer du vrai), consiste à nier que les choses soient réellement telles qu’elles apparaissent à l’esprit.
Les principaux arguments sur lesquels se fondent les sceptiques sont les suivants :
- Les contradictions des hommes nous interdisent de discerner où est le vrai : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » disait Blaise Pascal.
- La vérité, si elle existe, est nécessairement une, or nous n’en connaissons que des fragments et des aspects, relatifs aux autres choses et au sujet qui les perçoit.
- La vérité, si elle nous est accessible, doit se reconnaitre à un signe certain ; or, bien souvent nous nous trompons, et nous prenons l’erreur pour la vérité, sans avoir de moyen assuré pour la discerner.
- Enfin, nous ne connaissons que des apparences, et les apparences sont égales de part et d’autre. C’est ce pourquoi nous devons suspendre notre jugement
Établissons maintenant la critique de ces argumentaires fondant la doctrine sceptique.
On remarquera aisément que toute l’argumentation sceptique porte contre ce dogmatisme qui prétend que la science nous livre intégralement le réel : elle ne porte pas contre une science qui s’estime à sa juste valeur. La science ne nous donne peut-être que les lois relatives des apparences ou des phénomènes, mais ces relations-là et ces apparences-là, qui ont bien leur prix, elle les connaît exactement et, en un certain sens, d’une façon absolue en tant qu’apparence.
Mais il y a plus : nous ne sommes pas enfermés dans le monde des apparences : par la conscience, nous atteignons l’être en atteignant notre Moi : et nous le connaissons d’une façon non pas fragmentaire et symbolique, mais réelle et, en quelque façon aussi, absolue.
Les contradictions des hommes ne prouvent en rien l’inexistence de la vérité intellectuelle ou morale. Elles prouvent seulement que la vérité, comme le bien, est difficile à saisir, et plus encore à pratiquer dans quelque engagement que ce soit. Les opinions et les mœurs n’ont pas égale force : la raison juge de leur valeur d’après la valeur des raisons sur lesquelles elles se fondent et des conséquences qu’elles entraînent.
Enfin, le problème de l’erreur comporte, psychologiquement et métaphysiquement, une toute autre solution que celle qu’en a donné le scepticisme. En effet, la psychologie nous a appris qu’il n’y a d’erreur que dans le jugement, et que l’erreur peut s’y glisser par suite de la disposition de nos organes, de l’influence de nos habitudes, de nos passions et de préjugés intellectuels ou autres. Francis Bacon avait déjà distingué, en plus des sophismes d’induction (dénombrement imparfait, ignorance de la cause, fausse analogie) et des sophismes de déduction (déplacement du sujet, pétition de principe et cercle vicieux), les idoles du jugement (idola specus, theatri…).
D’autre part, il est clair que l’argument tiré de l’erreur n’a de valeur contre la vérité que si l’on admet le postulat de la pensée grecque : l’identité du réel et de la pensée. Alors, en effet, si nous découvrons que l’erreur se glisse dans la pensée, cette identité cessant d’être vraie, nous devons en conclure que la pensée est séparée du réel par un abîme, et qu’elle ne l’atteint donc en aucun cas. Le postulat de l’identité du réel avec la pensée une fois admis, il n’y a plus de compromis possible entre un dogmatisme absolu et un scepticisme absolu. Mais cependant une conception plus juste des choses et de notre pouvoir, en nous montrant qu’il y a divers types de vérité, des degrés dans la connaissance, des approximations subjectives du vrai, c'est-à-dire un écart plastique entre la pensée et le réel, nous autorise à croire que notre intelligence peut s’écarter du vrai sans que pour cela elle soit incapable de l’atteindre jamais : nous ne sommes plus aculés à cette impasse : ou tout vrai, ou rien n’est vrai, ce qui, en fin de compte, revient au même.
Il est hors de doute que la connaissance scientifique se situe dans le champ de l’égologique et est donc relative à notre esprit et à la symbolique avec laquelle nous écrivons la théorisation scientifique. Mais c’est un symbolisme qui réussit et qui, par conséquent, doit correspondre à quelque réalité, à un ordre ou à un plan général de l’univers (cf. les lois mathématiques gouvernant la mécanique céleste). Par la conscience, d’autre part, nous avons une connaissance de notre Moi en même temps que de nos états d’âme. L’expérience interne nous fournit le type même de la connaissance intuitive qui fait en sorte qu’en un éclair nous touchions la norme de la connaissance métaphysique.
Sans doute, nous ne pouvons pour l’instant y atteindre à la perfection. Ainsi la connaissance métaphysique est limitée, en ce sens que notre esprit ne peut embrasser l’infini, et elle est conjecturale au regard de l’intelligence, en ce sens qu’elle ne se fonde pas totalement sur des preuves empiriques mais seulement, au sens de la raison, sur des probabilités.
C’est ce que Newman et Cournot, au XIXe siècle, ont établi avec beaucoup de force et de précision, en montrant, par exemple, qu’en matière de connaissance réelle, métaphysique, historique, judiciaire, voire physique, nos conclusions se fondent toujours sur un ensemble de probabilités convergentes, qui sont comme autant de visées sur un point situé hors de notre atteinte, mais que notre raison, suite à la convergence probabilistique, peut déterminer avec une certitude pratiquement équivalente à celle d’une intuition.
En matière judiciaire par exemple, l’accord des témoignages indépendants ne peut s’expliquer que par la vérité du fait qu’ils relatent. Seulement, cette convergence ne peut être perçue que par un effort synthétique de l’ensemble.
Il reste donc que la métaphysique fait appel à la raison, certes, mais aussi à un mode de connaissance qui dépasse l’intelligence discursive et conceptuelle : à savoir l’intuition, qui nous fait retourner à l’originaire, cette sorte de « sympathie spirituelle », comme l’a définie Bergson, qui nous permet d’appréhender directement les choses du dedans et de coïncider de quelque manière avec elles.
Kant refusait à l’homme l’ « intuition intellectuelle » qu'il tenait à tort pour une intuition créatrice alors qu’elle est essentiellement réceptrice, et il ne lui reconnaissait que des intuitions sensibles, en sorte que les concepts portant sur les noumènes matière, âme, Dieu, faute d’intuitions qui y correspondent, seraient des concepts vides pour Kant.
C’est cette intuition intellectuelle ou suprasensible qu’il faut restituer à l’esprit humain. Cette intuition se manifeste chez le savant créateur, chez l’artiste, chez le mystique. Elle nous met en contact avec le réel. Elle ne nous permet pas de concevoir l’infini, mais elle nous en fait concevoir la présence, elle nous fait tendre vers lui parce qu’elle nous communique du mouvement pour toujours aller plus loin en sorte que la croyance supramétaphysique, et je parle ici de la croyance au sens théologique du terme, toujours méritoire parce que toujours imparfaite, est néanmoins légitime et valide parce que fondée au sein même du réel et capable de nous faire approcher de l’absolu, origine de notre condition d’être pensant, sans le biais de vaines hypothèses spéculatives.
Stéphane Bleus
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