Et si le Goncourt n’était qu’un « sous-non Renaudot » ?
Le Goncourt à Houellebecq et le Renaudot à Nabe, formidable affiche que cette opposition entre deux écrivains parallèles et opposés que tant de choses unissent et séparent, mais cette affiche, dans les toutes dernières secondes, a fini par être écartée pour un compromis plus sage en la personne de Virginie Despentes. Le Goncourt à Houellebecq et le Renaudot à Nabe, ç’aurait été formidable mais ô combien explosif ! Pas seulement pour le mauvais coup que le roman antiédité de Nabe constitue pour les maisons d’édition et les libraires boycotteurs. L’Homme qui arrêta d’écrire est une véritable bombe si on le met en présence de La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq, paru neuf mois plus tard. La rencontre étroite de ces deux livres aurait eu des conséquences énormes et encore plus incontrôlables s’ils s’étaient trouvés tous les deux sur-médiatisés sur le même plan. Voici pourquoi.
On n’a fait que des mauvais procès à Michel Houellebecq. C’est très pratique, pour éviter de lui faire les bons. Par exemple, l’accusation de plagiat sur Wikipédia pour son dernier roman La Carte et le Territoire : très mauvais procès. Lautréamont copiait des passages entiers d’encyclopédie pour en faire des textes poétiques devant lesquels s’extasiait André Breton qui n’y voyait que du feu. Plus près de nous, Marc-Édouard Nabe reprenait le même procédé pour l’appliquer à Isidore Ducasse lui-même. Par exemple, ce passage célèbre des Poésies “Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre” apparait dans le pamphlet de Nabe, Rideau : “Depuis Céline la poésie n’a pas progressé d’un millimètre...” Et si on prend la peine de lire un peu attentivement d’autres écrits de Nabe, on s’aperçoit que cette technique est parfois reprise ailleurs : dans un texte comme La place de la Mort que Philippe Sollers avait publié dans l’Infini, ou dans le conte Sainte Nabe (K.-O. et autres contes). Les lecteurs perspicaces retrouveront la trace de l’original détourné.
Wikipedia n’est qu’un matériau, et c’est pour cette raison que la polémique sur son utilisation était absurde, au point qu’elle finit par servir Houellebecq, fatigué mais encore roublard, qui a eu beau jeu de retourner l’accusation en sa faveur. C’est d’autant plus regrettable que l’évacuation rapide de cette affaire a emporté avec elle des questions de fond plus dérangeantes sur l’écriture de son roman. Et si cette histoire de plagiat n’était qu’un leurre pour cacher autre chose ?
Une inspiration ? Oui ! Et au sens propre ! Michel Houellebecq rend dans ce livre son dernier souffle. Il n’a plus de jus et plus grand chose à dire : il est au bout du roman, lui qui jusqu’ici n’était qu’au bout du rouleau. Son livre est bâclé et truffé d’approximations de toutes sortes. Nombre de références plus figées dans les années 90 que dans la France post-2010 tendent même à faire soupçonner le recyclage d’un fond de tiroir. Scénario policier ? Mal ficelé. Chronologie globale ? Pleine d’incohérences. On publie certes aujourd’hui des romans bien pires, mais Houellebecq avait su jusqu’ici faire preuve d’un peu plus de rigueur. De son propre aveu, l’écriture romanesque lui demande de plus en plus de forces qu’il peut fournir de moins en moins. Il le confie aux Inrockuptibles : ce roman sera peut-être son dernier. Comme il le fait dire à Jed Martin, son personnage principal de La Carte et le territoire, Houellebecq en a “à peu près fini avec le monde comme narration”. Ce qu’il ne dit pas par contre, c’est comment l’écrivain asséché qu’il est devenu est allé chercher ses dernières ressources dans le puits d’un de ses contemporains !
Alors qui est-ce qui inspire aujourd’hui le Houellebecq qui expire ? Eh bien il ne s’agit de nul autre que Marc-Édouard Nabe, son ancien voisin ! Oui, Marc-Édouard Nabe, auteur en janvier 2010 de L’Homme qui arrêta d’écrire, roman qui signe à la fois le retour de Nabe à la littérature (quatre ans après une préface d’adieux – Le Vingt-septième livre – adressée justement à Michel Houellebecq) et sa rupture totale avec le milieu de l’édition.
Qui a lu les deux livres ?
Evidemment, pour s’en rendre compte, il faut avoir lu les deux livres. Or, parmi les milliers de lecteurs de Houellebecq très peu connaissent l’existence de L’Homme qui arrêta d’écrire, et encore moins l’ont lu. De l’autre côté, par mépris pour un livre préformaté et pour les turpitudes médiatiques goncourisantes, les 5000 lecteurs de L’Homme ont toutes les chances de boycotter La Carte et le territoire, trop imposé, trop best-seller, trop précisément emblématique du système contre lequel Nabe est en guerre. Très peu de chances pour ces romans de se trouver sur la même table. Mais pour qui s’est donné la peine de les lire, et plus encore accompagnés des autres livres des deux auteurs, l’inspiration saute aux yeux d’autant plus fort que jusqu’ici, rien chez Houellebecq ne la laissait supposer.
Fruits du hasard…
L’Homme qui arrêta d’écrire raconte une traversée du Paris des années 2000 par un Marc-Édouard Nabe qui aurait définitivement arrêté l’écriture. Le postulat paradoxal de ce gros roman de 700 pages se retrouve répercuté de manière très intéressante dans l’écriture du livre où Nabe s’est appliqué à neutraliser tout ce qui caractérisait son style très vivant.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, Michel Houellebecq fait avancer son roman sur un ton atone, dans une "sous-écriture" pour employer le terme de Nabe. Houellebecq a certes toujours eu une écriture relativement plate, mais qui restait néanmoins émaillée de saillies ou de formules piquantes et provocatrices dont on ne trouve plus trace dans son dernier roman : ne subsiste dorénavant qu’une forme d’“ironie gentille” proche de celle du narrateur de Nabe, trop détaché de l’écriture pour céder de façon directe aux emportements.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, l’art contemporain est un thème central de La Carte et le territoire. Houellebecq reprend les personnages de Jeff Koons et Damien Hirst (qui sont aussi dans le roman de Nabe) dans son livre, de la même manière que Nabe faisait apparaître Gena Rowlands et John Cassavetes dans un chapitre de Lucette en 1995. On ne comprend qu’à la fin de la scène que l’on est dans un tableau (ou un film chez Nabe). C’est d’ailleurs amusant de voir aujourd’hui Houellebecq salué pour ce procédé.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, il y a une discussion sur l’industrialisation de l’art et le rôle des assistants des peintres de la Renaissance.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, il y a un jeu de doubles entre l’écrivain vieillissant et un autre « artiste » plus jeune. Jean-Phi dans un cas, Jed Martin dans l’autre. Ces personnages, tous deux extérieurs au milieu littéraire rencontrent l’écrivain mis en abyme dans son propre roman. Ce jeu existait déjà aussi dans Alain Zannini roman de Nabe paru en 2002, où le rôle du double de l’auteur était tenu par un flic, comme Jasselin chez le Houellebecq 2010.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, le roman use des noms de marque et du vocabulaire technologique de l’époque. On peut toutefois noter que les années 2010 de Houellebecq ont un certain retard sur les années 2000 de Nabe. Là où Nabe parle de la Wii, de GTA ou de Blu Ray, le futurisme de Houellebecq est nettement moins d’actualité et semble même se cantonner à la bonne vieille informatique du vingtième siècle : formats jpeg, disques durs externes, etc. En 2010, le comble de la modernité pour une attachée de presse chez Houellebecq, c’est de sortir une clé USB !
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, la télévision et ceux qui la font est décrite de l’intérieur. Canal Plus et Michel Denisot chez l’un, TF1 et Jean-Pierre Pernaut chez l’autre. De même que l’informatique, la télé de Houellebecq en 2010 a tout de même un côté bien vieillot. Là où Nabe parle de la Star Academy ou des émissions de Ruquier, Houellebecq regarde Thalassa ou Questions pour un champion. Ni télé-réalité, ni même télé-ruralité. On peut s’étonner que dans un livre annonçant le retour en force du terroir, une émission à succès comme L’amour est dans le pré ne soit pas évoquée.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, apparaissent différentes figures du milieu littéraire parisien. Notamment Frédéric Beigbeder, Teresa Cremisi ou Philippe Sollers ainsi que des « peoples » comme Patrick Le Lay. Tous ceux-là sont présents et actifs dans les deux romans.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, le personnage est ému par une chanson de variétés des années 70 dont sont reproduites les paroles. Quand j’étais chanteur de Michel Delpech chez Nabe, Salut les amoureux de Joe Dassin chez Houellebecq.
Comme dans L’Homme qui arrêta d’écrire, il y a un personnage qui trimballe un classique littéraire dans sa poche. Il s’agit des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel chez Nabe et d’Aurelia de Gérald de Nerval chez Houellebecq. Aurelia, justement le livre où son auteur se mettait sur les pas de Dante : “j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Beatrix d’une personne ordinaire de notre siècle...” Rien ne saurait mieux résumer que ces mots de Nerval la démarche sous-jacente au dernier roman de Nabe qui est une transposition contemporaine de La Divine Comédie.
Enfin, comme pour L’Homme qui arrêta d’écrire, en vente exclusivement sur une plateforme Internet supervisée par l’auteur, le directeur de la communication de chez Michelin propose à Jed Martin de “prendre en charge la conception d’un site Internet où vous présenteriez vos travaux et les mettriez directement en vente.”
Mises bout à bout ces petites ressemblances commencent à devenir trop envahissantes pour être dues au seul fait du hasard. Les derniers doutes s’évaporent quand on ajoute à la comparaison les autres livres de Nabe, qui restent malheureusement très difficiles à trouver.
Il est mort
Roman publié par Philippe Sollers dans la collection l’Infini en 1998 et dans lequel figurait déjà le personnage de Houellebecq, Je suis mort de Marc-Édouard Nabe raconte à la première personne et vu de l’intérieur, le suicide de l’auteur et le destin de son corps jusqu’aux dernières étapes de la décomposition.
Comme dans Je suis mort, l’auteur de La Carte et le Territoire met en scène sa propre mort et son propre enterrement.
Comme dans Je suis mort, l’auteur meurt par balle, et la marque et le type de l’arme sont cités. Révolver 22 long Rifle Uberti à l’époque chez Nabe, Sigsauer M-45 chez Houellebecq.
Comme dans Je suis mort, le personnage entretient des rapports étroits avec son père et ces rapports tournent autour de la question de l’art.
Comme dans Je suis mort, la décomposition des corps et notamment le travail des larves après la ponte des mouches est décrit avec une précision entomologique. Frédéric Beigbeder avait à l’époque écrit un article dans Le Figaro pour saluer la description du travail des asticots dans le roman de Nabe.
Comme dans Je suis mort, l’auteur décrit les réactions des représentants de l’édition venus assister à son enterrement.
Comme dans Je suis mort, cet enterrement prend une tournure tragi-comique.
Houellebecq à la poursuite du Bonheur
On peut même reculer plus loin encore avec Le Bonheur, le premier roman de Nabe publié en 1988, qui raconte l’histoire d’un peintre parti sur les traces des peintres de La Renaissance Italienne pour une commande dont il découvrira horrifié à la fin qu’elle sert de pièce rapportée à un tableau d’art contemporain hyper-réaliste.
Comme dans Le Bonheur, le personnage de Houellebecq (auteur d’un recueil intitulé La Poursuite du Bonheur...) est évidemment un peintre. Il a sa période hyper-réaliste mais ne s’en satisfait pas.
Bien sûr, comme dans Le Bonheur, le personnage ressent une émotion esthétique devant des plans et cartes routières.
Et comme dans Le Bonheur, il y a une diatribe contre la laideur et l’impact morbide laissé par l’architecture de Le Corbusier.
Michel Zannini
On peut toujours continuer avec un autre roman de Nabe :
Comme dans Alain Zannini, le personnage est “visiblement parvenu à une fin de cycle”.
Comme dans Alain Zannini, un flic, double du personnage principal, traverse le livre...
Etc., etc.
Pas d’inquiétudes, on ne va pas aller jusqu’à dire que dans La Carte et le territoire, la femme du flic s’appelle Hélène (comme la femme de Marc-Édouard Nabe) et que ce n’est pas un hasard. On ne dira pas non plus que ce flic se promène avec un chien, comme celui d’Alain Zannini ; ni que comme dans Alain Zannini, le personnage de l’artiste détruit son œuvre... On n’évoquera pas plus les scènes sur les associations pro-euthanasie, qui avaient fait l’objet d’un tract de Nabe en 2006… Ce serait mesquin, d’abord, et inutile d’en rajouter, en plus.
Nabe, tabou de Houellebecq
Alors non, le plagiat n’est pas dans Wikipédia. Non, le plagiat n’est pas non plus dans l’idée principale de La carte et le territoire récupérée directement de l’œuvre d’un artiste contemporain, Christian Babou, mort en 2005 et qui exposait des photos de cartes routières. Houellebecq a tout à fait le droit d’avoir volé le titre d’un livre auto-édité par le frère (bien vivant lui) de la dame qui s’occupait de son site Internet, comme il a tout autant le droit de piquer en exergue de son livre une citation du Duc d’Orléans déjà utilisée par Guy Debord.
Autant de chiffons agités qui masquent un problème houellebecquien autrement plus intime, plus profond, parce que tout à fait invisible et insoupçonnable pour la majorité des gens qui n’a pas lu les deux auteurs. Les rares personnes les ayant lus et en mesure d’écrire sur le sujet comptent parmi les personnages des deux livres : Frédéric Beigbeder ou Philippe Sollers, descendus en flamme par Nabe et cajolés par Houellebecq. Ils n’iront évidemment pas prendre parti contre ce dernier. De manière générale, les violentes positions de Nabe contre le milieu éditorial ne risquent pas de lui valoir beaucoup de soutien de la part de ce petit monde dont Michel Houellebecq est aujourd’hui l’auteur le plus emblématique.
Pour en savoir plus sur la relation entre les deux auteurs, il faut lire Le Vingt-septième livre ! Dans ce texte sous forme de longue lettre à Michel Houellebecq, Nabe racontait les rapports qu’il entretenait avec celui-ci quand pendant près de dix ans ils étaient voisins d’immeuble. Au sens propre, il était alors l’un de ses plus proches lecteurs. Houellebecq, pourtant jamais en mal d’avis développés sur ses contemporains, s’est jusqu’ici abstenu de réagir sur ce petit livre, balayant au mieux d’une boutade les questions à ce sujet. Comme si le nom de Nabe constituait une sorte de tabou.
Nabe/Koons – Houellebecq/Hirst
Pourtant, de son propre aveu, c’est en lisant Le Vingt-septième livre que Houellebecq a eu l’idée de se transposer dans son roman : son personnage était trop fort pour qu’il n’essaie pas de faire la même chose. Alors, quand Le Vingt-septième livre décrit le destin parallèle de deux artistes à la fois très proches et aux styles, aux tempéraments, aux idées et aux œuvres totalement opposés, on est obligé de penser au tableau de Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art, sur lequel s’ouvre La Carte et le Territoire. Quand Houellebecq raconte qu’“il y a eu en effet une sorte de partage d’un côté, le fun le sexe, le kitsch, l’innocence [Koons], de l’autre, le trash, la mort, le cynisme [Hirst]”, il sait de quoi il parle. Dans son livre, le peintre Jed Martin sera d’ailleurs incapable d’aller au bout de ce tableau et finira par le détruire. Comme si cette confrontation entre deux artistes ramenait Houellebecq à un problème personnel qui n’a pas fini de le hanter. Une situation que Marc-Édouard Nabe lui avait longuement expliquée : “Nous sommes exactement l’inverse l’un de l’autre. Il y a celui qui a tellement l’air mort qu’on lui fait un triomphe et celui qui est tellement vivant qu’on fait comme s’il était mort.”
Marc-Édouard Nabe et Michel Houellebecq se partageant la Postérité de la Littérature, allégorie alléchante, mais qui hélas ne verra pas le jour : Houellebecq n’a plus la force créatrice, même dans le trash, pour être encore Damien Hirst ou le pendant négatif de qui que ce soit. Que reste-t-il en effet de son roman quand on soustrait tout ce qui ne lui appartient pas ? La tête de l’écrivain posée sur une chaise et le reste en bouillie faussement pollockienne. Michel Houellebecq est devenu lui-même l’œuvre d’art contemporain sur laquelle il aurait pu écrire, un cadavre d’écrivain dans le formol, exposé à prix d’or. Michel Houellebecq est devenu l’homme qui arrêta d’écrire.
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