Le lettrisme est mort : tant mieux !
« Vous êtes, Chaplin, l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance (...) Allez vous coucher, fasciste larvé (...), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe. Les feux de la rampe ont fait fondre le fard du soi-disant mime génial et l’on ne voit plus qu’un vieillard sinistre et intéressé. Go home, Mister Chaplin. » (Tract d’un commando lettriste diffusé en 1952 lors d’un passage à Paris de Charlie Chaplin).
Isidore Isou,
l’inventeur du Lettrisme vient de mourir, le 28 juillet 2007, à l’âge
de 82 ans. Avec lui disparaît le Lettrisme. Tant mieux ! Né en Roumanie
en 1925, Isou fut le fondateur du "Lettrisme" en 1945. Ce n’est bien sûr pas l’homme qui est mort que je mets en cause ici (paix à son âme et condoléances à ses proches) mais le mouvement qu’il a généré - le Lettrisme - et quelques dérapages qu’a causés ce mouvement.
Plus fort que Dada ?
Enfant surdoué, il commence bien. Passionné par les grandes œuvres, il lit Dostoïevski à 13 ans, Karl Marx à 14 ans, Proust à 16 ans. C’est au cours de ces lectures de jeunesse, qu’il a, en 1942, l’intuition de la poésie lettriste, en lisant une phrase de Keyserling : « le poète dilate les vocables ». En roumain "vocable" peut se confondre avec "voyelle". Il a alors 17 ans, et jouer avec les voyelles est de son âge. Rimbaud l’avait fait aussi avec son poème Voyelles et disait que l’on n’est pas sérieux quand on a 17 ans.
Mais les choses prennent vite un tour différent. A peine débarqué à Paris en 1945, dans une période où les douleurs de la guerre sont encore vivaces, en un moment où la solidarité et le besoin de reconstruction paraissent plus nécessaires, Isidore Isou cherche par tous moyens à se faire connaître et à devenir une vedette. Ne songeant qu’à être publié, il harcèle l’éditeur Gallimard. En vain. Il a recours alors aux relations, à l’entrisme pour parvenir à ses fins ainsi qu’au scandale. Le filon du scandale, le mouvement Dada, l’avait déjà exploité avant lui. Mais Isou veut aller encore plus loin. Il passe donc à l’action.
Comme les dadaïstes et les surréalistes, les lettristes lancent des opérations de persécution comme cette interruption forcée d’une pièce de Tristan Tzara au Vieux-Colombier. Lors de la messe de Pâques du 9 avril 1949, quatre lettristes font irruption dans la cathédrale Notre-Dame, en proclamant que "Dieu est mort".
Mais ce n’est encore rien. La même année, Isidore Isou est condamné pour outrage aux bonnes mœurs pour la publication de La Mécanique des femmes. Lors du Festival de Cannes, il coupe une projection officielle pour imposer la projection de son propre film, en fait le premier film lettriste, intitulé Traité de bave et d’éternité. Dans la salle, un lycéen nommé Guy Debord assiste à la projection qui sera interrompue avant la fin par les spectateurs justement indignés. Séduit par tant de subversion, Debord décide de rejoindre les lettristes à Paris (il adhère à leur mouvement en 1951).
L’insulte à Charlie Chaplin
En octobre 1952, Chaplin tient une conférence au Ritz où il présente son nouveau film Limelight (Les Feux de la rampe) qui sera d’ailleurs son dernier. Le mouvement lettriste de Debord exploite l’événement pour se faire de la publicité à bon compte. Il s’en prend à Chaplin de façon véhémente par un tract qui a pour titre Fini les pieds plats. En voici un extrait assez éloquent : "Vous êtes, Chaplin, l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance (...) Allez vous coucher, fasciste larvé (...), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe. Les feux de la rampe ont fait fondre le fard du soi-disant mime génial et l’on ne voit plus qu’un vieillard sinistre et intéressé. Go home, Mister Chaplin."
Or,
on le sait, cette même année, 1952, est le théâtre des odieuses
manoeuvres du maccarthysme qui vont atteindre Chaplin en plein coeur et
le pousser à fuir les Etats-Unis pour son pays natal, l’Angleterre. "Go home, Mister Chaplin" disent, finalement, d’une même voix les maccarthytes et les lettristes ! Pourquoi tant de haine ?
Isidore Isou désavoue publiquement (dans la revue Combat) cette mauvaise action et dit respecter l’oeuvre de Chaplin. Mais c’est aussi pour lui le prétexte rêvé pour opérer une scission au sein du groupe lettriste : une scission spectaculaire entre deux courants de pensée, une division de deux néants en quelque sorte ! Le lettrisme a ainsi montré qu’il voulait nuire au cinéma. La démarche cinématographique d’Isou ne pouvait conduire d’ailleurs qu’à sa destruction.
Bilan du lettrisme
Que
nous a légué le Lettrisme, en comparaison de l’oeuvre de Charlie
Chaplin ? Peu de choses en vérité. Isou est aujourd’hui rangé dans la
catégorie des poètes, écrivains et cinéastes, mais qu’a-t-il
laissé ? Sa poésie ? En 1959, il a inventé la "poésie aphoniste", où le récitant ouvre et ferme la bouche, sans rien dire. Et puis ? C’est tout ! En définitive le "Lettrisme" ne mériterait-il pas de s’appeler plutôt l’"Illettrisme" ?
François Truffaut voyait en Chaplin un génie du cinéma autant
qu’un homme exceptionnel. Et de fait il l’était.
Isou est mort et le lettrisme avec lui. Tant mieux, fermons la porte ! Vous l’aurez compris, ce papier n’est pas un hommage très appuyé à Isidore Isou mais un coup de chapeau admiratif à Charlie Spencer Chaplin persécuté pour son oeuvre dès 1936 pour Le Dictateur (le Sénat US manda une sous-commission pour lui régler son compte), en 1947 pour Monsieur Verdoux (film boycotté aux Etats-Unis), puis en 1952 avec le maccarthysme.
En 1952, sur le chemin de l’exil, Charlot dit, l’oeil assombri : "J’ai peur pour l’avenir. Notre monde n’est plus le monde des grands artistes. C’est un monde écumant, agité, amer... Un monde envahi, noyé, par la politique".
Pourquoi le lettrisme s’est-il déchaîné de façon aussi aveugle contre un homme déjà persécuté ?
Pour conclure, pourqui ne pas tenter de réconcilier Chaplin et le lettrisme en reprenant ici la chanson que Charlot interprète dans Les Temps modernes. Dans la scène du film, Charlot a oublié son texte et se met à improviser un charabia constitué d’un mélange de français et d’italien. Finalement, Chaplin n’avait-il pas inventé le lettrisme dès 1936 en reversant bien des conventions ?
« Se bella piu satore, je notre so catore,
Je notre qui cavore, je la qu’, la qui, la quai !
Le spinash or le busho, cigaretto toto bello,
Ce rakish spagoletto, si la tu, la tu, la tua !
Senora pelefima, voulez-vous le taximeter,
La zionta sur le tita, tu le tu le tu le wa ! »
Pour aller plus loin :
Qu’est-ce que le Lettrisme ? Lire cet article du magazine littéraire.
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