Critiquer, remettre en question, jusqu’à démolir l’œuvre du « Père » de la psychanalyse, c’est-à-dire celui qui aurait dévoilé les secrets de l’inconscient, Sigmund Freud, porte à subir les procès de lèse-majesté et des attaques politiques et médiatiques assez lourdes qui n’épargnent en aucune façon la personnalité, la valence intellectuelle de celui qui ose enfreindre le Totem. Les réactions les plus incohérentes et les plus violentes émergent – et ont émergées – surtout de la part d’une certaine « gauche », celle qui est proche et attachée à l’idéologie, manquée, du communisme. C’est ce qui est arrivé dans les années 70 au psychiatre Massimo Fagioli, « coupable », au lendemain du « mai 68 autodestructif » d’avoir démoli avec « Instinct de mort et connaissance » et la connexe « théorie de la naissance », développée par la suite dans « La marionetta e il burattino » (La marionnette et le pantin) (1974) et « La Teoria della nascita » (La théorie de la naissance) (1975), la totalité de l’œuvre de Freud en en démontrant la fausseté et la stupidité : pour ça il a été mis « sous accusation » et expulsé de la Société Italienne de Psychanalyse. L’expulsion n’a pas été causée, comme le déclare la Spi, par la praxis, du reste originale et unique, des séminaires gratuits et publiques de l’Analyse collective qui ont commencé à la fin de 1975, mais pour la théorie. Et c’est ce qu’il arrive aujourd’hui, quarante ans après, bien que sous des modalités différentes, au philosophe Michel Onfray pour avoir, avec « Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne » (Grasset), dénoncé la « légende » de Freud qui admire Mussolini et Dolfuss et qui entretient des rapports avec l’Institut Goering pour que la « psychanalyse », qui n’a rien de scientifique, continue d’exister sous le régime national-socialiste. Freud, mort en 1939 doit rester « un grand penseur », intouchable, et tout au plus c’est Onfray qui est « fasciste » : c’est plus ou moins ce que répètent Elisabeth Roudinesco, Bernard-Henri Levy, Julia Kristeva, Jacques-Alain Miller, Alain de Mijolla, tous définis par Onfray « momifiés de 68 » au sein de la polémique nationale enflammée qui a explosée en France. « Ce qui a lieu en France est le miroir de ce qui a lieu aussi chez nous », réplique Fagioli, le fameux psychiatre de l’Analyse collective, comme ils disent en France. « Il y a avant tout en amont un discours culturel et ensuite politique – explique-t-il – Ce que l’on ne doit pas toucher c’est la thèse, fausse, de l’inconscient naturellement pervers. Thèse qui comporterait donc que l’on naîtrait tous malades, ou comme le dit la Religion que l’on naîtrait avec le pêché originel et par conséquent l’inconscient serait le Mal. Ceci continue depuis des millénaires et cela sert à maintenir la domination de la Raison et de la Religion, unies pour empêcher toute sorte de recherche sur la réalité humaine, sur la pensée humaine ».
Ce préambule ayant été fait, le psychiatre passe à l’aspect politique. « Maintenant, ceux qui ont assailli Onfray, qui, d’après ce que j’ai pu lire dans la presse française et italienne, ne dit rien de Freud que je ne savais pas depuis des années, et il ne me semble pas qu’il apporte des révélations inédites, proviennent d’une certaine gauche, la gauche « extrême » qui ne veut pas voir la fausseté et la tromperie du freudisme, cette gauche du « libérons le désir » de Marcuse, le « libertarisme sans identité », qui a marqué le mouvement de mai 68, fruit de l’alliance entre le freudisme et le marxisme ». Une opération culturelle au nom de l’existentialisme : Sartre, Foucault, Deleuze, en France, et Franco Basaglia et l’antipsychiatrie en Italie en furent les apologètes, tant aimés par la gauche, la gauche « plus extrême » (Fausto Bertinotti, Nichi Vendola), précise Fagioli, anti-basaglien par excellence. « Théoriser le faux, que l’inconscient est naturellement pervers, implique immédiatement et justifie l’Autorité et l’autoritarisme, la dictature la plus ferme, pour contrôler, soumettre, guider les masses car dangereuses : ainsi nous avons le triomphe de la Raison et de la Religion qui implique le besoin de passer toute sa vie à contrôler l’inconscient pervers et qui ne se modifie pas, le Mal que nous aurions dedans ! Un énorme bobard pour ôter le moindre espoir de « transformation » de la pensée humaine qui émerge à la naissance comme image à partir du biologique ». Mais par rapport aux idéologies qui ont échoué parce qu’elles ne se sont jamais occupées de la réalité humaine, y compris le communisme, pourrait-il y avoir une issue possible dans le socialisme ? « Je pense que oui – répond Fagioli – il y a un discours historico-politique qui, tout en n’ayant aucun « corpus théorique » sur la réalité humaine, a tenté, a essayé de mettre ensemble liberté et égalité, en se distinguant de façon très nette du communisme-freudisme dominant ». L’histoire de Fagioli est l’histoire de 40-50 ans d’une continuelle recherche qu’il n’a jamais interrompue sur la maladie mentale, qui n’est pas maladie organique ou accident de la vie, mais qui est pensée altérée : histoire qui a dû se confronter à la culture et à la politique, avec les évènements du moment. « Personnellement ce que faisait Freud dans sa vie privée ne m’a jamais intéressé : contrairement à Onfray ce qui m’a toujours intéressé, c’est la pensée de Freud et la structure de la psychanalyse, donc je l’ai étudiée pour découvrir bien vite qu’il s’agissait d’un coup monté, et donc pour arriver à la critique et au refus d’un faux – ajoute-t-il – Freud ne connaît pas la pulsion, l’annulation, la négation, la
bramosia[1], le désir : il écrit 750 pages sur l’interprétation des rêves pour dire que les images oniriques sont des hallucinations alors que tout le monde sait bien que l’hallucination est une absence d’image. Freud ne connaît pas l’image, il les a même toujours eu en horreur, d’après lui il n’existe que le souvenir conscient, le refoulement, l’oubli. Il s’est arrêté à la conscience : il n’a jamais pensé à une mémoire inconsciente qui soit étroitement liée à l’organisme biologique, de même qu’il n’a jamais pensé aux images qui sont mémoire sans conscience. Les images oniriques sont pour lui des idées innées, héritage phylogénétique de millions d’années : et donc le nouveau né n’est pas un être humain, il le deviendrait à 7-10 ans quand il parle, avant ça il n’est pas une personne humaine ».
Renverser, entacher ce paradigme qui veut que « la pensée humaine n’ait vu que les figures du souvenir conscient de la veille », en proposant la découverte de la « réaction biologique qui est la pensée non verbale », découverte qui a ouvert le chemin à la recherche sur la pensée humaine et sa formation et donc à une possibilité de cure et de guérison qui, dans la psychanalyse et dans l’antipsychiatrie, n’existe pas. « Comment peut-on définir Freud un « grand penseur » alors qu’il dit avoir découvert l’inconscient qui pour lui est inconnaissable ? Alors qu’il dit que les rêves sont la voie maîtresse pour accéder à l’inconscient mais que les images oniriques sont des hallucinations ? Comment peut-on le définir « révolutionnaire » alors qu’il parle de Mussolini comme d’un Héros de la Culture ou qu’il flirte avec le nazisme ? À gauche, j’insiste, dans une certaine extrême gauche, l’on ne veut pas voir ce qui, et ça ne date pas d’aujourd’hui, est évident, reconnu, connu de tous : la psychanalyse est un coup monté, une escroquerie, une tromperie. Et Freud est un imbécile ! ». Martine Aubry, leader du Parti Socialiste français (PS), qui a récemment gagné les élections régionales avec les verts et les radicaux de gauche, se tient actuellement à l’écart de cette polémique enflammée sur Onfray tout en la suivant avec un certain intérêt. « Je ne sais pas, voyons ce qui va se passer : c’est sûr que c’est surprenant d’assister au vacarme de cette polémique qui bouge la presse française, à commencer par Le Monde et cette défense à outrance de Freud de la part des intellectuels, philosophes, de l’intelligentsia d’une certaine gauche, des communistes-freudiens », précise le psychiatre. « Et au fond il y a une grande question irrésolue, elle concerne le rapport homme-femme qui est le maximum de la réalisation humaine : et c’est justement à partir de cette alliance freudisme-marxisme du mouvement de mai 68 théorisé par Marcuse qu’a émergé l’impératif libérons le désir. Et l’identité où est-elle ? Le désir est étroitement lié à l’identité humaine, il est une fonction du Moi : et pour moi l’identité humaine n’est pas dans la Raison, mais dans l’inconscient, l’irrationnel, la fantaisie. Et jusqu’à ce que la Raison aura le dessus dans le rapport homme-femme, pour la femme il n’y aura que le mariage, étant un être inférieur ou pire à contrôler, et non pas un être libre, égal mais différent de l’homme. Ça, c’est le grand défi de la gauche ». Et donc pas, comme le dit Onfray, en se référant à Proudhon, avec l’hypothèse du socialisme utopique ? « La gauche doit être capable de mettre ensemble liberté et égalité et elle peut le faire sur la base de la connaissance de la réalité humaine, de la pensée humaine », conclut Fagioli, rénover donc le meilleur de la tradition socialiste, « a-communiste », radicale et non-violente, libertaire et libérale (Marco Pannella, Emma Bonino, Pierluigi Bersani).
Traduit de l’italien par Corinne Lebrun et Elena Girosi