Les Cornes de Moïse : sont-elles le fruit d’une erreur ? Ou bien ont-elles un sens profond que révèle la bonne clef de lecture ?
Les cornes ? On nous dit qu'il s'agirait d'une simple erreur de traduction d'un copiste... erreur qui ne fut corrigée que plus de dix siècles plus tard...
Intuitivement, l'explication par "l'erreur du copiste" m'a semblé un peu légère. Différents érudits se sont penchés sur la question. Mais pas tant que cela, semble-t-il.
Y aurait-il une explication plausible, cohérente avec le contexte de l'époque, et respectueuse tant du travail de Jérôme que du statut extra-ordinaire de Moïse ?
C'est l'objet de cet article.

Moïse, face à Dieu, vient de recevoir les Tables de la Loi – Sainte Chapelle – Paris – France
>>> La version de l'erreur du copiste.
Voici donc l'histoire de l'erreur du copiste : Vers l'an 400, l'érudit Jérôme a rédigé une version en Latin de la Bible, appelée "Vulgate". Le copiste a pris l'original de Jérôme, et s'est mis au travail. Mais il fit une erreur : à la place de "coronatus" (couronné) il écrivit "cornatus" (cornu).
Voilà donc la raison pour laquelle Moïse aurait été "affublé" de cornes (jusqu'au 18 ième siècle...), bien que cette "anomalie" ait été signalée dès le 8 ième siècle par quelques auteurs.
Plus tard, au 10 ième siècle, dans la version finale Massorétique de la Bible Hébraïque, son visage est par contre décrit comme rayonnant après avoir parlé à Dieu sur la montagne.
J'ai de grandes difficultés à croire que, si cela avait été une erreur de copiste qui défigure à ce point le sens de la phrase, l'erreur n'ait pas été corrigée à la première lecture d'une des copies. D'autant que je lis par ailleurs que Jérôme s'était entouré de l'expertise de plusieurs Docteurs Juifs pour l'assister dans sa traduction.
Par ailleurs, dans la Septante (première traduction de la Bible Hébraïque en Grec, sous Ptolémée II, vers 270 avant J.C.) le visage de Moïse y est décrit comme "chargé de Gloire". L'on a par ailleurs reproché à la Septante de ne pas toujours rapporter fidèlement les documents ayant servi de base aux traductions en Grec. Document que l'on n'a je crois jamais retrouvés.
Dans les versions actuelles de la Vulgate, les cornes ont disparu. A la place, il est dit que le visage de Moïse rayonnait.
>>> Questionnements et tâtonnements
Bien sûr, pour tout problème, il y a plusieurs solutions envisageables. C'est aussi le cas pour les Cornes de Moïse.
Jean-Robert Smeets, philologue, souligne que, dans la Bible, « L'adjectif cornutus (...) a toujours un sens positif et est un epitheton ornons : Ex. 34 : 29, 30, 35, etc. » (4), p. 235
Et il mentionne l'ouvrage de l'historienne Ruth Mellinkoff (5). Laquelle émet l'hypothèse que les cornes de Moïse reflètent d'anciennes coutumes où l'on portait des casques ornés de cornes, de défenses, ou d'autres représentations animales.
Smeets déclare faire sienne l'explication de Mellinkoff reative au texte de l'Exode 34 : « Jérôme n'a pas voulu dire que la tête de Moïse fût cornue mais qu'elle exprimait la force, la dignité. » (4), p. 244
On sait que que l'alphabet hébreu ancien (comme les autres alphabets dont il est issu) est consonnantique. Les voyelles étant ajoutées de mémoire par le lecteur. Ce qui n'était pas un problème pour les érudits.
Le journaliste Sylvain Dorient (6) rapporte l'idée que la proximité de deux mots hébreux Keren (cornu) et Karan (rayonnant) aurait effectivement pu induire Jérôme en erreur, de par l'absence de voyelles. Et ceci malgré l'érudition de Jérôme... et de ses érudits Docteurs Juifs.
Dorient précise qu' « une solution conciliante a été avancée au IX s. » par le Grand Rabbin Rachi de Troye. Ce dernier, « note que les deux mots ont la même racine, et ce parce que la lumière qui rayonne brille et ressort telle une corne. Marc Chagall semble s’être emparé de cette solution dans sa représentation de Moïse recevant les tables de la Loi (1960-1966, Nice, musée Chagall) : le prophète a deux rayons lumineux au sommet du crâne, qui ressemblent à des cornes. » (6)
Certains sont même allés jusqu'à émettre l'hypothèse que Jérôme aurait volontairement voulu diaboliser Moïse, figure symbolique fondamentale du Judaïsme. En effet, les cornes sont aussi parfois associées au Malin. (9)
>>> Une explication structurée
Le théologien évangélique Peter ENNS souligne un concept méthodologique important : « Les descriptions bibliques (...) sont des textes anciens qui répondent à des préoccupations anciennes dans le cadre d’un mode de connaissance ancien. » d'où « la nécessité de replacer la Bible dans son contexte ancien. » (1)
Cette approche méthodologique me semble tout-à-fait cohérente avec les vues de l'éminent Thomas Römer (2) qui nous rappelle que « "La Bible n’est pas née dans un vase clos." Les Sciences bibliques analysent ce que les textes canoniques ont emprunté aux civilisations environnantes : le Proche-Orient ancien, l'Égypte, la Mésopotamie, la Syrie, l'Asie mineure. » (7)
De de fait, « la Bible n’est pas un corpus homogène, à pensée unique :
"Résultat d’un effort théologique et éditorial de réunir, à l’intérieur d’une même et immense bibliothèque, des traditions et des rouleaux d’époques diverses, véhiculant des idéologies différentes voire contradictoires", elle regroupe "tous les écrits fondateurs de ce qui va devenir le judaïsme". » (7)
Römer dit éprouver « aujourd’hui le plaisir analytique à décortiquer les strates du texte » (7)
Le contenu intégral de la Conférence de Thomas Römer du 05 février 2009 (en Anglais) traite de nombre de fort enrichissants aspects relatifs aux "Milieux bibliques", qui vont bien au-delà du thème des Cornes de Moïse. (3)
:: :: :
Le Décalogue s'ouvre sur l'interdiction de représenter le divin. Outre l'abandon des idoles, la Bible annonce (Exode 19) la venue du temps où le peuple d'Israel sera son propre clergé. « Mais, lorsque Moïse s’absente pour recevoir de la part de Dieu les tables de la loi, le peuple ne supporte plus d’avoir affaire à un dieu invisible et Aaron lui fabrique un veau – expression ironique pour un taureau – en or. » (8)
Römer analyse le sujet dans son contexte de l'époque, et explique (3) que, dans l'iconographie des civilisations de la région, les cornes étaient un moyen fréquent d'exprimer la force et le pouvoir d'un dieu ou d'un roi qui le représente. Expression d'une puissance surnaturelle (9). Les cornes de Moïse expriment donc une proximité sans équivoque entre Yahweh et Moïse. En effet (Deutéronome 34:10) Moïse est le seul humain qui ait connu Yahweh face à face : il était le médiateur entre Dieu et son peuple.
En outre, à la seconde descente de la montagne, le peuple avait devant lui une "représentation" vivante du divin qui se substitua (en quelque sorte) au veau d'or, représentation interdite du divin.
La traduction de Jérôme était donc correcte, et rendait parfaitement cette situation extraordinaire ET unique, tant pour ce qui concerne la cohérence avec le contexte symbolique de l'époque au Moyen Orient, que pour marquer le statut très exceptionnel de Moïse. Sans oublier que cette "représentation" par les cornes rappelle aussi la difficulté d'introduction de concepts religieux nouveaux pour les Hébreux (avec, entre autres, l'épisode du veau d'or). (10)
La "proximité" avec le Divin, pour quelque raison que ce soit, semble être souvent symbolisée par des cornes. Il apparaît que J. R. SMEETS a proposé certains éléments (sans les exploiter dans le sens de l'analyse de Römer) : Smeets cite « Jean Adhémar (La Madeleine de Vézelay, Melun, 1948) qui, p. 184, présente les deux chapiteaux de cette belle église racontant la mort de Caïn et qui, dans la description de celui de la nef, dit : "... D'après les légendes rabbiniques transmises par Walafrid Strabo, Caïn porte des cornes, sans doute signe particulier que lui mit l'Éternel (Gen. IV, 15)" ». (4), p. 236
JPCiron
:: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: NOTES :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: ::
..... ( 1 ) - La Genèse et les mythes mésopotamiens et babyloniens – Peter Enns (Théologien évangélique) / Fondation BioLogos – 2013
..... (2) – Thomas RÖMER - Exégète, philologue, spécialiste de la Bible Hébraïque - Doyen de la Faculté de Théologie de l’université de Lausanne (1999 – 2003) -
Il occupe la chaire « Milieux bibliques » du Collège de France depuis 2007.
..... (3) – The Horns of Moses. Setting the Bible in its Historical Context – Thomas RÖMER
( Inaugural lecture delivered on 5 February 2009 ) - https://books.openedition.org/cdf/3048?lang=fr
..... (4) - Smeets J. R. Les cornes de Moïse. In : Romania, tome 114 n°453-454, 1996. pp. 235-246 ; - doi : https://doi.org/10.3406/roma.1996.2203
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1996_num_114_453_2203
..... (5) - Ruth Mellinkoff - The horned Moses in Medieval Art and thought - Berkeley, Los Angeles, London, 1970
« ... the horned headgear on Moses may reflect the ancient custom of adorning helmets with horns, tusks and other animal motifs » (p. 138).
..... (6) – Sylvain Dorient – Article Moïse avait-il vraiment des cornes ? - sept 2017
Site "ALATEIA spiritualité" (avec soutien de l'Eglise Catholique) -
..... (7) – Article Thomas Römer : Les cornes de Moïse. Faire entrer la Bible dans l’histoire – France Culture – 08 août 2016 -
..... (8) – Article Les Cornes de Moïse par Thomas Römer – Evangile et Liberté N° 190 – Juin-Juillet 2005.
..... (9) – Cependant, le Diable, Lucifer, le Malin ou ses autres représentations malfaisantes disposent eux aussi de pouvoirs surnaturels concurrents, qui s'opposent à l'oeuvre de Dieu. Cette sorte de "proximité" surnaturelle avec le Divin leur ont sans doute permis d'être eux aussi gratifiés de cornes dans les représentations.
..... (10 – L'absence de représentation de Dieu, l'absence d'idoles et de rituels, étaient déjà la norme pour le zoroastrisme originel.
« Zarathoustra est un Prophète sans visage, comme Ahura Mazda fut un Dieu sans statue » En effet, cette religion Perse est dématérialisée, abstraite, spiritualisée, philosophique. Point de vénération d'idoles !
Zoroastre : Sa révolution Théologique :
https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/zoroastre-sa-revolution-210455
Zoroastre : son Crédo et son Eschatologie (de la Genèse au Royaume de Dieu)
https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/zoroastre-son-credo-et-son-210639
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