De la cause première :
Il faut moins relever ce qu’on dit que ce que l’on omet, ce que l’on relègue à l’implicite. En l’occurrence, on ne discute guère ou pas assez de cette idée de cause première.
Si l’on a une perspective humienne, on pensera que l’idée de dire qu’un phénomène A cause B n’est issu que de l’habitude, que d’une « statistique implicite » basée sur une pratique où A est toujours suivi de B. A une boule rouge de masse x arrive sur une autre boule bleue de masse identique x, B la boule B est mise en mouvement après le choc avec A.
Or, habitude ou pas, Kant n’est pas d’accord puisque pour lui l’apprentissage de la causalité serait préparée par des catégories à priori de l’entendement, des schèmes etc. Cela me rappelle Aristote pour qui la règle de contiguïté temporelle ou spatiale, par exemple, permettait une association. Aussi, le mouvement de B est associé au mouvement de A qui percute B. Mais, il est bien clair que personne n’a jamais observé une causalité ! On observe les effets d’une causalité. Ou pire : on induit une causalité de l’association de phénomènes, certains antérieurs appelés « causes » et d’autres postérieurs appelés « effets ».
En gros, il est assez inévitable de se demander si la causalité est une construction de l’esprit. Dès lors, comment ne pas se poser la question et ne pas constater ceci : l’idée de cause première est encore plus purement conceptuelle et plus abstraite et plus hypothétique que celle de quelque autre cause. Elle est sans référent direct. On est loin de faits. On voit directement les phénomènes A et B. Par contre, on suppose les phénomènes A’ et B’ ayant pu causer A et B, sans les avoir observés. Que la supposition, l’hypothèse soit plausible, que les causes soient elles-mêmes causées par d’autres causes, je ne le remets pas en question. L’hypothèse est en tous les cas fécondes. Mais, force est de constaté qu’on ne l’a pas perçue. La cause première est donc tout au début de cette immense chaine. C’est vraiment un produit de l’esprit. Je serais donc réticent à en parler avec trop de certitudes ou avec trop d’évidences. Certes, la logique se passe des faits. Il y a logiquement une cause première. Mais laissons la logique pour l’instant.
De là, à faire le lien entre cause première et physique, par exemple, et le big bang ou autre, comme cela se fait couramment, je pense qu’il faut s’en défendre. Plus encore, l’assimilation de la cause première avec l’idée d’un dieu. C’est le gros mélange de niveaux logiques (éminemment psychologiques donc), physiques et de niveaux théologiques etc. (Tous psychologiques, en somme, puisque les faits ont beau être aussi tangibles qu’ils le sont, ils n’en sont pas moins traités et parfois déformés par notre esprit, ses instruments.) C’est l’habituelle confusion entre recherche de causes et de sens, entre cosmologie et cosmogonie, ce qui, dans le principe, ne me plaît pas.
Plus profondément, encore, l’idée de cause étant une construction, une construction utile pour rendre les phénomènes et le « réel » intelligibles je le souligne, on ne perçoit donc pas de causalité externe, « en soi ». On n’a jamais vu une causalité traverser la route. On ne mesurera pas une causalité. Une causalité est déjà une interprétation, un traitement de l’information.
Piaget, déjà, pour justifier l’innéisme kantien et éviter la tabula rasa empiriste, avait fait quelques expériences sur la causalité chez des nouveaux nés. Si l’on fait défiler sur un panneau un carré blanc vers un gris, les deux carrés ayant la même surface, et que l’un fait se mouvoir l’autre, le nourrisson ne sera guère étonné par cette vision. Par contre, si l’on fait se mouvoir l’un contre l’autre, pourtant violemment, mais que l’autre ne montre aucun mouvement, alors il y aura intérêt du nourrisson. Or, cet intérêt signal une rupture dans les attentes, une faille dans le système de représentation et de prédiction des phénomènes. Ceci signifie que le nourrisson, pourtant avec quasi aucune expérience du monde, structure déjà le « réel » en relations de causes à effet.
Or, le nourrisson a-t-il déjà eu suffisamment d’expérience pour y voir une rupture dans l’habituelle causalité ? Ou alors son traitement de l’information, des phénomènes est-il déjà informé, préformaté, à l’avance, de façon « innée », par des lois d’association ? L’expérience est-elle encore actuelle ? Je ne sais.
Toujours est-il que, habitude ou disposition de l’esprit nourrie ensuite par l’expérience, la causalité n’en est pas moins faillible. Rien n’indique qu’elle soit dans le « ciel des idées », un principe indépendant d’un humain pour la penser. Rien n’indique qu’elle existe en soi.
Si comme les piagétiens et Kant, la causalité est plus une disposition inhérente à notre esprit que quelque chose de perceptible, d’objectif et de directement mesurable, alors il en résulte que cette idée de causalité première n’est peut-être que notre façon maladroite et humaine de nous représenter ce que nous ne pouvons par définition pas nous représenter tel quel : le réel. Nous briocolerions ne image du réel et c’est la seule chose à laquelle nous aurions accès. Nous ne voyons pas les choses en soi, leur essence (à supposer qu’il existe une essence) nous est inaccessible. Constructivisme.
Je m’explique : comme notre esprit est formaté pour raisonner en termes de causalités, pour reconstruire des représentations du réels connectant causalement des phénomènes (peut-être orthogonaux !), il ne peut simplement pas penser autrement. Cette causalité première que nous prenons pour une évidence logique est peut-être plutôt le seul moyen que notre esprit dispose pour nous représenter une origine. De même pour le temps : les catégories temporelles, l’idée que notre cerveau traite et classe les informations chronologiquement, est-ce que c’est un signe que nécessairement le monde physique est structuré de la sorte ou alors que notre outil cérébral d’observation du temps est formaté pour catégoriser temporellement les phénomènes ? En tant que sceptique, je dois dire que je ne le sais pas. Aussi, peut-être que le temps est circulaire ou autrement dans les faits que ce que la façon dont notre esprit le structure et la façon dont nous le vivons.
L’instrument d’observation est à la fois une nécessité pour mesurer, observer le réel et en rendre compte, mais tout à la fois il le déforme inéluctablement en même temps qu’il le révèle. De la même façon pour un microscope que pour l’esprit humain. l’instrument d’observation est une interface jouant le rôle de filtre, de membrane.
Dès lors, pour ma part, je pense que cette idée de cause première ne représente pas les phénomènes des origines supposées tels qu’ils sont matériellement (à supposer que l’hypothèse matérialiste soit juste), mais ne fait que les représenter de façon lissée, convenable, pensable, ne fait qu’établir une cohérence, que réduire les dissonances, de manière pratique, adaptative (sélectionnée par l’évolution ?), mais peut-être erronée ! C’est assez pragmatiste et darwiniste.
(On sait bien que si le modèle atomique de Bohr, comme un petit système solaire, était prédictif, il ne représentait pas la réalité atomique exactement, comme le représente le modèle de Schrödinger, avec des électrons distribués au sein d’une orbitale atomique, la distribution étant dynamique. Même ce qui est prédictif n’est pas forcément réaliste.)
Aussi, chercher et mettre dieu dans les causes premières, dont on ne sait pas si elles reflètes plus nos dispositions cérébrales ou des faits réels (cosmologiques, mais observables, mesurables ?), c’est faire fausse route. Si dieu il y a, il est à exclure de ce moyen terme. Si dieu il y a, il est absolu et donc hors du champs de notre raison. (A moins que l’on ait la « foi », et qu’on bricole religieusement... D’un point de vue philosophique de dieu, cela ne tient pas. Soit dieu est donc absolu et hors de notre portée, soit il n’est pas absolu et donc pas dieu.) Il est caché dans les noumènes. Et donc, pour Kant, on ne peut rien en dire. (C’est peut-être juste que dieu est une personnification de l’infini en plusieurs domaines, un absolu, évidemment définissable uniquement en compréhension et non en extension, uniquement par un algorithme dont on arrive jamais au bout !)
Dans cette confusion, on ne peut également rien affirmer sur les origines, cosmologiques et a fortiori cosmogoniques. On ne peut qu’observer des fais astronomiques, comme le rayonnement fossile, élaborer des hypothèses sur le big bang et puis se dire que logiquement il y a bien un début. Mais soit pour la perception du temps, soit pour celle des causes, ce sont vraisemblablement des constructions et rien ne nous permet de dire à quel point elles représentent bien des faits réels.
A quelque part, la cause première est une construction de l’esprit, une représentation. Ceci n’indique pas que ce à quoi elle tente de se référer, ce qu’elle essaie de rendre compte logiquement ou perceptivement n’existe pas. Mais, il semble clair que ce caractère construit de la cause première empêche d’en faire quelque chose d’utile scientifiquement et de sérieusement utile pour y cacher un dieu philosophique (les religieux ne s’embarrassent pas de telles exigences). La cause première est une fiction. Comme à peu près tout ce que produit, dit et pense l’humain. Cela ne dit en rien quelle est la pertinence de cette fiction, de cette hypothèse si l’on veut, pour notre appréhension du monde. Mais cela nous laisse dans l’incertitude. Et cela devrait inciter à chercher soit à résoudre essayer de mieux comprendre la causalité, soit à investiguer par d’autres approches la question de l’origine.
Après tout, on ne sait pas ce qu’est le temps physiquement, et puis la perspective circulaire et systémique est insuffisamment utilisée en matière de causalité.
Ce que je relève, du point de vue des religions, c’est que, curieusement, en nos temps, la religion se sent le besoin de s’appuyer sur la science, le croyance sur la connaissance. En effet, les cosmogonies contiennent toujours une explication présentée non pas comme métaphorique, spirituelle ou symbolique, mais comme exacte factuellement, matériellement. Donc, il y a toujours de la cosmologie dans la cosmogonie et la cosmogonie est tributaire de la cosmologie. Aussi, on ne s’étonnera pas de a hargne de certains créationistes à taper sur les idées de Darwin, voire de la physique la plus élémentaire. Les présupposés quant à l’origine du monde, cosmologique, matériel, qui ne satisfont pas aux théories cosmogoniques et religieuses sont combattus. Plus qu’un fondement dans l’existence, la religion cherche un fondement dans le monde matériel.
Ironiquement, les domaines que l’on prend pour les plus éminemment spirituels, et qui se prétendent les plus émancipés des contingences matériels, en sont parfois cruellement dépendants. A croire que la foi ne suffit pas, qu’il reste un peu de dispositions adaptatives élémentaires (l’idée que le sujet croit un minimum en ce qu’il perçoit et « teste ses hypothèses ») qu’une pratique aberrante de la religion n’a pas pu éradiquer. Et c’est fort
heureusement.
Plus encore. La logique et la raison devraient se nourrir des apports de la psychologie cognitive et des neurosciences. On sait bien que l’on ne peut pas être totalement logique. Que la raison n’est pas toute puissante et, sous sa forme consciente, ne préside pas aux actes (voir expérience de Libet et suites).On devrait se dire que raison, logique, lois physiques etc. sont des constructions, des hypothèses très fécondes et très prédictives, mais qu’elles n’ont pas forcément d’existence en soi, matériellement, ni dans un hypothétique « ciel des idées ». C’est juste notre outil humain et donc imparfait pour résoudre nos questions. Elles n’ont peut-être qu’une existence dans notre esprit. La logique est peut-être une construction humaine, une émergence due à l’évolution, et non existante en soi, non existante telle quelle hors d’un humain pour la penser. Et, partant, l’on pourrait se demander si elle n’est pas imparfaite, invoquant l’abduction de Pierce (prenant en compte l’incertitude et les probabilités), et le théorème de Gödel. (Ce dernier semble assez facilement servir d’argument à l’existence de dieu... une sorte de pièce de puzzle hyper-plastique qui comble tous les tous, de toutes les formes, en théorie seulement ! Or, on devrait se dire que l’on ne saisit pas les choses en soi, que la « Vérité » nous est inaccessible, argument qui déplaît aux religieux qui veulent fonder leur foi sur de la connaissance, leur spiritualité sur du matériel.)
Reste à savoir comment critiquer et analyser nos processus logiques alors que l’on ne peut pas raisonner hors d’eux, que l’on ne peut pas sortir de leur théorie, de leur système.
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