BONUS :
Extraits de Ian Kershaw, Hitler,
Flammarion, 1998 :
La troisième possibilité serait qu’Adolf Hitler ait eu un
grand-père juif. Des rumeurs en ce sens circulèrent dans les cafés
munichois au début des années 1920 et furent encouragées à l’étranger
par la presse à sensation au cours des années 30. Ainsi a-t-on suggéré
que Hüttler était un nom juif et « révélé » que l’on pouvait le
rattacher à une famille juive de Bucarest du nom de Hitler. Et l’on a
même prétendu que son père n’était autre que le fils du baron
Rothschild, dans la maison viennoise duquel sa grand-mère aurait été un
temps servante (1). Mais les spéculations les plus sérieuses sur les
origines juives supposées de Hitler sont postérieures à la Seconde
Guerre mondiale et sont directement liées aux souvenirs du grand avocat
nazi et gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, dictés dans sa
cellule de Nuremberg alors qu’il attendait d’être pendu.
A l’en croire, Hitler serait venu le voir à la fin de l’année 1930
pour lui soumettre une lettre de son neveu, William Patrick Hitler
(fils de son demi-frère Aloïs, quelque temps marié avec une Irlandaise) :
en rapport avec les rumeurs que colportait la presse sur les origines
de Hitler, il menaçait de révéler que du sang juif coulait dans ses
veines. Soi-disant chargé par Hitler d’enquêter sur l’histoire de sa
famille, Frank aurait découvert que Maria Anna Schicklgruber aurait eu
son enfant alors qu’elle était cuisinière chez une famille juive de
Graz, les Frankenberger. Plus encore : Frankenberger père aurait fait
des versements réguliers pour élever l’enfant au nom de son fils, qui
avait autour de dix-neuf ans à la naissance, et ce jusqu’au quatorzième
anniversaire de l’enfant. D’après Frank, Hitler assura savoir, par son
père comme par sa grand-mère, que son grand-père n’était pas le Juif de
Graz. Mais sa grand-mère et son mari ultérieur étaient si pauvres qu’ils
avaient décidé d’amener le Juif à payer en lui faisant croire qu’il
était le père (2).
L’histoire de Frank connut un large écho dans les années 1950 (3).
Mais elle ne tient pas debout. Il n’y a jamais eu de famille juive
répondant au nom de Frankenberger à Graz dans les années 1830. En
vérité, il n’y avait même pas trace de Juifs dans toute la Styrie à
cette époque, car les Juifs ne furent autorisés à s’installer dans cette
partie de l’Autriche que dans les années 1860. On y trouve une famille
Frankenreiter, mais elle n’était pas juive. Qui plus est, rien ne prouve
que Maria Anna ait jamais été à Graz, encore moins qu’elle ait servi
chez le boucher Leopold Frenkenreiter. On n’a jamais trouvé non plus la
moindre correspondance entre Maria Anna et une famille Frankenberg ou
Frankenreiter. Le fils de Leopold Frankenreiter et prétendu père du bébé
(selon le récit de Frank et à supposer qu’il ait simplement confondu
les noms), pour lequel Frankenreiter aurait apparemment été disposé à
payer l’éducation treize années durant, n’avait que dix ans à l’époque
de la naissance d’Aloïs. Qui plus est, la famille Frankenreiter
connaissait des temps si difficiles que l’on voit mal comment elle
aurait pu verser la moindre pension à Maria Anna Schicklgruber. Tout
aussi peu crédible est l’affirmation de Frank, suivant laquelle Hitler
aurait su par sa grand-mère que toute cette histoire de Graz était
fausse : sa grand-mère était morte depuis plus de quarante ans quand
Hitler est né. Et que Hitler ait reçu en 1930 une lettre de chantage de
son neveu est également douteux. Si tel était le cas, William Patrick –
qui s’était rendu maintes fois importun en mettant à contribution son
oncle célèbre – a eu bien de la chance de sortir vivant des quelques
années suivantes qu’il passa pour l’essentiel en Allemagne et d’avoir pu
quitter le pays définitivement en décembre 1938. Quand elles sortirent
dans un journal parisien, en août 1939, ses « révélations » ne disaient
mot de cette histoire de Graz (4). Les diverses enquêtes que la Gestapo a
réalisées dans les années 1930 et 1940 sur les origines familiales de
Hitler ne contiennent pas non plus la moindre allusion à Graz. En
vérité, on ne devait pas découvrir de nouveaux squelettes dans le
placard. Dictés à l’époque où il attendait d’être pendu, et où il se
trouvait manifestement en proie à une crise psychologique, les Mémoires
de Frank fourmillent d’inexactitudes et doivent être utilisées avec
prudence (5). Pour ce qui est du prétendu grand-père juif de Hitler, ils
sont dénués de valeur. Quelle que soit son identité, ce grand-père
n’était pas un Juif de Graz (6).
Notes :
(1) L’article publié le 14 octobre 1933 par le Daily Miror, en Grande-Bretagne, et
prétendant montrer la « tombe juive du grand-père de Hitler » dans un
cimetière de Bucarest, est un exemple de ce sensationnalisme. En
épinglant le nom de Salomon au XVIIIe siècle dans la généalogie
officielle approuvée par Hitler, le Neue
Zürcher Zeitung, dans l’été 1932, attisa l’intérêt de la presse
pour les prétendus ancêtres juifs de Hitler. En réalité, le nom de
Salomon était une erreur du généalogiste viennois, le Dr Karl Friedrich
von Frank, qu’il s’empressa de corriger. Mais le dommage était fait.
(2) Hans Frank, Im Angesicht des
Galgens, Munich/Gräfelfing, 1953, p. 330-331.
(3) Le principal responsable en est Jetzinger (…) qui prit pour
argent comptant les souvenirs de Frank. L’un des éléments de « preuve »,
une photographie du père de Hitler trahissant ses « airs juifs », est à
l’évidence un portrait de quelqu’un d’autre (…).
(4) Patrick Hitler, « Mon oncle Adolf », Paris soir, 5 août 1939,
p. 4-5. Cet article n’est au fond qu’une diatribe largement dénuée de
valeur.
(5) Rejetant elle aussi la version de Frank, Brigitte Hamann (…)
imagine que, lui-même antisémite de longue date, Frank aurait ainsi
trouvé le moyen de reprocher aux Juifs d’avoir engendré un « Hitler juif
» (...).
(6) Pour expliquer son antisémitisme paranoïde, la question la
plus pertinente, a-t-on soutenu, n’est pas de savoir s’il avait
effectivement un grand-père juif, mais s’il se croyait en partie juif
(…). Nous aurons l’occasion de revenir sur les origines et les sources
de la haine des Juifs chez Hitler. Mais comme on n’a aucun indice que
l’idée qu’il pût être partiellement juif lui soit venue avant que ses
ennemis politiques n’aient commencé à en propager la rumeur dans les
années 1920 – époque à laquelle son antisémitisme était profondément
enraciné –, il n’y a pas grand-chose pour étayer cette spéculation. En
tout état de cause, cette interrogation sur ses origines partiellement
juives aurait signifié que Hitler était déjà antisémite. (…)