Priorités de santé publique
Les dangers d’une dérive utilitariste
Entre efficience et équité égalitariste (page3/3 du PDF)
Comme je l’ai montré ailleurs, la combinaison de l’éthique hippocratique avec des systèmes d’assurance maladie à financement collectif, permettant « hors marché » l’accès aux soins de toute la population, assure au contraire que la logique distributive de la pratique médicale demeure que les soins doivent être proportionnels à la maladie et non à la richesse.
Cette combinaison garantit que c’est le critère du besoin des personnes les plus défavorisées du point de vue de leur santé qui tend à demeurer dominant dans les choix médicaux, les cas les plus graves et les plus critiques se voyant accorder une priorité.
Ainsi, pour la répartition des organes aux fins de transplantation, on accorde, en France, la priorité aux receveurs dont la vie est la plus menacée à court terme, en pleine connaissance de cause que les ratios coût/efficacité de la greffe sont moins bons pour cette catégorie de patients. Le critère de l’urgence médicale renvoie en réalité à une éthique collective profondément égalitariste, qui selon le « principe de justice » proposé dans l’oeuvre du philosophe John Rawls « juge d’une situation en fonction du niveau d’utilité de la personne la plus mal lotie dans cette situation » et accorde la priorité dans la distribution des biens rares à « ceux qui ont aujourd’hui le plus faible niveau de bien-être ».
Aux États-Unis, et là encore l’exemple des transplantations est révélateur,« les forces du marché exercent déjà des pressions sur les centres de greffe pour privilégier les patients en meilleure santé afin d’optimiser la survie et d’abaisser les coûts pour se positionner dans la concurrence entre contrats d’assurance et entre établissements de soins ».
Sauf à céder sans combat à la privatisation et au marché, tout système d’assurance maladie financé par la solidarité collective est condamné à vivre une tension permanente entre l’objectif d’efficience et le souci d’équité égalitariste qui fait sa grandeur morale et sa légitimité sociale. Il n’existe pas de « solutions techniques » à cette tension. C’est la discussion des compromis socialement acceptables entre ces deux logiques qui doit faire l’objet de débats.
Pour avancer en ce sens, il est temps de tordre le cou à l’illusion objectiviste et utilitariste qui prétendrait déduire mécaniquement les priorités d’affectation de ressources de la mesure épidémiologique des besoins.
Pr Jean-Paul Moatti
Faculté des Sciences économiques,Université de la Méditerranée, Inserm U 379, Institut Paoli-Calmette,Marseille.