A commencé ses vacances menotté
Un 22 décembre
Je l’avais senti, enfin il y avait quelque chose. Ce policier en uniforme au checking, j’en avais parlé à C et R. "il y a un policier, je pense qu’ils vont expulser quelqu’un". Il y avait déjà eu cet antécédent, avec la même compagnie, TAP airlines, le même voyage : Paris Lisbonne. Des policiers à l’entrée de l’avion, sur la passerelle, et j’avais demandé à l’équipage de quoi il s’agissait. "Un simple contrôle". Je n’avais alors aperçu aucun uniforme dans l’avion, et m’était assis.
Cette fois, le check-in. Et ce retard, pour "grève des contrôleurs". Quasiment le seul retard. J’appelle C et R, je pense qu’ils vont expulser quelqu’un. Mais sans aucune certitude, comme ça, comme pour me faire peur.
J’embarque le dernier, 4A, fenêtre. Et quatre policiers sur la passerelle, trois gendarmes et un de la PAF (police aux frontières). Cette fois je ne demande rien, je veux voir par moi-même. J’avais prévenu R : "s’ils expulsent un gars, je fous le feu à l’avion". Façon de parler, on s’amuse à se faire passer pour des anarchistes. Je m’assois, et de ma fenêtre un fourgon de la PAF. J’attends alors que les policiers rentrent avec l’expulsé, et je me lèverai alors, mais la porte se ferme. Ils partent, je les vois rentrer dans le fourgon, qui ne bouge pas. Cela fait un moment que je n’arrête pas de me retourner, de chercher des yeux ces tissus bleus entourant une personne. Mais l’équipage est souriant et tranquille, et personne ne bouge...
Le fourgon reste là, et ne pars qu’au moment où l’avion se détache de la passerelle. Il y a quelque chose qui ne va pas, pourtant je ne vois rien, il n’est pas rentré, je cherche bien en première classe, tire le rideau,
rien. J’hésite à demander, mais on me répondra que c’était un contrôle. Je ne sais pas quoi faire, je suis coincé, nerveux. L’avion prend du temps à décoller, la nuit est magnifique, les lumières de l’aéroport également. On part, et transperce une couche de brouillard au-dessus de laquelle on surnage un certain temps, avec sur le fond un ciel bleu-noir aux teintes d’orange. Je me surprends de la beauté de ce départ, alors que je prends l’avion si souvent. J’attends qu’enfin le signal des ceintures s’éteigne, et que je puisse me lever. J’avancerai doucement, regarderai rang après rang, m’assurerai qu’il n’y a personne. Je ne peux faire autrement.
Le signal met longtemps à s’éteindre, bien plus que d’habitude, et je suspecte injustement une manoeuvre. Ding, je me lève immédiatement, pardon voisin, et m’avance. Regarde rang après rang. Plus rapidement que je le voulais, je ne sais pas pourquoi, je n’arrive pas à ralentir. J’arrive au dernier rang, et je le vois, avec deux personnes habillées normalement, l’une plutôt vieille. Dernier rang, deux hommes et un noir. Mais ils sont en civil, il n’est pas attaché. Le doute dure une demi-seconde, jusqu’à ce que j’aperçoive le vieux lui donner des lacets. Du centre de rétention à l’avion, il ne pouvait se les mettre, évidemment. C’est lui. Je rentre aux toilettes, je ressors, m’assieds, appelle de suite le chef de cabine. Nerveux.
-"Este senhor, ao fundo, ta a ser expulso ?"
(Cette personne, au fond, il est en instance d’expulsion" ?
Le chef de cabine acquiesce presque inconsciemment, pris au dépourvu par la question quasi-affirmative.
-Je ne peux pas rester dans l’avion.
Je le sais, c’est comme ça, je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Je simule une panique, une énorme angoisse, je hausse le ton. Il essaie de négocier, m’amène à côté de la cabine du commandant. Mon réflexe premier a été de simuler un problème de santé, mais ce serait impossible à simuler et puis ça prendrait trop de temps, ça ne servirait à rien. Je n’ai pas vraiment réfléchi, j’ai été pris de cette impulsion, il faut que j’arrête cet avion. Je ne peux pas y rester. Alors j’invoque l’antécédent familial, mon père a été expulsé, et le transforme en souvenir traumatique. Je deviens menaçant, je lui dit que ça risque de mal se finir, j’ai des problèmes psychologiques voyez-vous. "Monsieur, ils ne font que leur travail, et moi le mien". Alors de mes entrailles, "et moi mon devoir de citoyen". Vociféré.
Il a compris que ce n’est pas pour rigoler, les passagers nous entendent, et me dit qu’il va en parler avec le commandant, qu’il faut que je me rasseye. "Pas question, je reste là". Il veut gagner du temps, je lui donne cinq minutes en échange de mon obéissance. Cinq minutes de vive tension, les premiers cris ont déjà avivé l’attention. Ils vont nous faire descendre, ils ne peuvent faire autrement, ils ne peuvent pas prendre le risque de me voir devenir fou, . J’ai le souvenir de ces rebellions de la part des passagers, des équipages. Je ne peux pas laisser faire ça, je ne peux surtout pas participer à ça. Le chef de cabine tarde à venir. Je cherche déjà tout objet suffisamment pointu pour me transpercer les veines. J’essaye et réessaye avec mes stylos, j’en suis déjà à la phase suivante. Il arrive, il a fallu que je l’appelle, je ne sais pas trop ce qui c’est passé, je dois oublier une phase : "Le commandant est en train de voir". Il gagne du temps, encore et encore. Alors Je vous ai prévenu, je suis prêt à tout, soit vous prenez la décision d’arrêter ce vol, soit vous endosser la responsabilité de ce qui pourra arriver". Je vais loin, je sais que je n’ai pas le choix, c’est ça ou ce sera inutile. Le ton hausse. J’avais dans un premier temps pensé à menacer de faire sauter le vol, le plus efficace, mais suicidaire, et totalement incongru. Ça ne rigole plus lorsqu’il revient, il me crie dessus, il ne supporte pas que je le force à parler en français alors qu’il m’a entendu parler portugais, je lui arrache le contrôle de la situation. "Vous continuez alors ? Vous allez voir, je vous préviens une dernière fois, vous vous calmez ou à partir de maintenant vous assumez vos actes et vous passerez devant le tribunal" il me lit mes droits, et me préviens que si je veux aller plus loin, si je perturbe la sécurité du vol j’en assumerai toutes les conséquences : il est violent. Je prends alors ma montre, je lui dis "je ne menacerai la sécurité d’aucun vol, c’est de ma vie qu’il s’agit à partir de maintenant", et me plante la partie pointue et métallique de la montre sur les veines de mon avant-bras. À lui de voir, il est encore temps, nous venons à peine de décoller. Il me prend, essaye de m’arracher des mains mon ustensile, n’y arrive pas. Il appelle alors les deux policiers, qui me montrent leur carte, me demandent de lâcher, je les envoie chier. Me voilà écrasé en deux temps trois mouvement, un genou sur la tête et la carotide écrasée. ça dure, je n’oppose aucune résistance, ils sont sur le point de me casser un bras. Je suis entrain de me faire menotter, par des policiers français, sans aucun mandat sur territoire portugais, au milieu d’une foule impassible. Ils me saucissonnent à mon siège. Voilà, je ne peux plus rien. Je suis menotté. Au chef de cabinet qui me parle dans le même temps et me dit "vous êtes plus calme maintenant, vous êtes plus calme ?", qu’un mot, un seul qui me vient, qui ne me lâche pas : vergonnha, vergonha, voce devia ter vergonha". Honte, et les pleurs sont déjà là. Indifférence. Pas une personne pour s’inquiéter, pour se demander ce qui se passe, pour sortir de son autisme. Qu’on l’envoie en Guinée Bissau et qu’on le menotte tant que je peux passer mes vacances en paix. À deux jours de noël, c’était un enfant : un visage plus jeune que le mien, et je le verrai plus tard, à peine 1M70, le regard un peu hagard dans son sweat bien trop grand. Envoyé dans le désert, fêter noël, lui n’a opposé aucune résistance.. Je pleure, je pleure, j’étouffe, crise d’angoisse, réelle celle-ci. Et l’impassibilité générale, et surtout ces enfants derrière moi, ces voix d’enfants qui demandent "qu’est-ce qui se passe maman, qu’est-ce qui se passe ?" "rien, rien.." Rien. Un de mes voisins, celui qui avait exigé du steward qu’il s’occupe de moi avant qu’il ne le fasse lui même, rigole maintenant avec sa voisine.
Le chef de cabine vient demander à mes deux voisins immédiats, 4C et 4E (couloirs) s’ils sont prêts à témoigner contre moi. Oui oui, tout ce qu’il faudra. Voulez-vous porter plainte ? s’il le faut. Je ne peux m’éviter de me tourner vers eux, encore en larmes. De rage, comment pouvez-vous ? N’avez vous pas un minimum de sens commun ?. J’ai porté atteinte à la sécurité du vol, en menaçant de me couper les veines.
Silence, et on me renvoie à mes sanglots, à mes idéaux dépassés. Individualistes forcenés, ils me tiennent un discours paternaliste auquel je ne peux que répondre par mépris. J’aurais voulu leur cracher dessus. Le voisin me parle, pas la brute, l’autre qui est resté neutre. Vous n’auriez pas du faire le con, vous êtes dans la merde, ça se règle sur terre ça, ça ne se règle pas dans un avion. Je vous le dis, je pourrais être votre père, je vous le dis comme ça, vous n’auriez pas dû.
⁃ comment pouvez-vous me dire ça ?Comment peut-il. Quel âge aviez-vous en 68, et le 25 avril, ou étiez vous ? Que vous avez vieilli vite...
⁃ mais ce n’est pas la faute de la TAP, c’est une décision administrative, ils ne font que leur travail, vous ne pouvez pas les perturber comme ça... il me redonne le sourire, un sourire narquois, un sourire désespéré. Dire que la TAP n’avait pas le choix... alors que l’aberration est qu’ils aient accepté, qu’ils aient accepté des policiers français, de participer à une politique qui n’est même pas celle de son état...
Puis il insiste, c’est sur terre qu’il faut agir, ce n’est pas dans un avion, je mélange tout, ici je ne pouvais rien. Mais c’est moi qui mélange ? Qui mélange les genres en expulsant, en mettant deux policiers dans un avion civil, en mettant dans le même avion celui qui s’en va retrouver la poussière avec ceux qui rejoignent leur famille pour un noël au soleil ?
⁃ Mais ce n’est pas ici qu’il faut agir, c’est dans des associations, c’est à l’ambassade, regardez vous êtes dans la merde maintenant, et ça n’a rien changé, vous vous rendez compte, vous vous êtes foutu dans la merde, vous aviez pas mieux à faire, vous étiez seul, vous ne pouviez rien faire...
⁃ Combien de personnes sont dans cet avion ? Combien sommes nous dans cet avion ? La TAP aurait pu à n’importe quel moment refuser ces tristes convois, pourquoi s’y prêtent-ils ? comment seul, combien étions nous dans ce vol ?Comment pouvez vous accepter ça, vous qui avez connu une situation similaire ? Quel âge ont vos enfants ? Savez vous quel âge a la personne derrière ? 18, peut-être 19 ans. Vos enfants, ç’aurait pu être vos enfants s’ils étaient nés vingt ans auparavant, vous qui pourriez être mon père. Vous comprenez, que ce n’est que vingt ans de différence ? Qu’est-ce que ça veut dire décision administrative ? Vous auriez accepté alors, ces arguments, si ça avait été vos enfants ? vous auriez accepté qu’on vous dise "on ne peut rien faire, on n’a pas le choix, c’est administratif, et puis on est que des voyageurs ?" Vous l’auriez accepté ?Nous n’avions pas le choix, "c’est l’administration ?", on ne peut rien changer seul ? mais combien étions nous dans l’avion ? combien ? Pourquoi n’avez vous rien fait ?
Je crois au dialogue de sourds, mais je n’y peux rien, je ne peux pas ne pas lui répondre. Il témoignera contre moi, je dois lui faire comprendre, je dois lui expliquer.
Une heure de débat que je croyais stérile, jusqu’à ce que, peu avant l’atterrissage... "oui c’est vrai que la TAP aurait pu refuser"... et puis, un temps... " nous aurions pu faire quelque chose...je comprends"
Je lui avais parlé, je lui ai dit "ne soyez pas surpris par ce qui arrive en Grèce, attendez vous à ce que ça arrive en France, face à une génération dégueulasse comme la votre, si individualiste, si ancrée dans son confort, il n’y a pas d’autre choix, d’autre possibilité pour cette jeunesse. Vous êtes dégueulasse". Mais c’était tout, s’il me prenait pour un anarchiste quelconque, j’étais foutu face au tribunal... alors je lui ai parlé, durement, mais je lui ai parlé, je ne l’ai pas lâché. Jusqu’à ce je comprenne, suivant un long silence.
Puis nous arrivons, je suis un peu plus calme, un peu plus lucide. J’ai entre temps réfléchi, j’ai peur que ma mère use de ses contacts pour m’éviter la procédure normale. Je l’ai fait par intime conviction, c’était quelque chose de juste, je n’ai besoin d’autre défense que celle-là. Je veux que les médias s’emparent de cette histoire, que ces contacts-là soient utilisés, que soit mise en avant l’absolue lâcheté de 200 personnes, l’absolue froideur d’âmes terrorisées. Je veux que l’on fasse de mon procès un cas d’exemplarité, que soient jugés à travers celui-ci tous les torts de notre société, qu’elle ne puisse s’y soustraire. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir aux conséquences, elles seront quoi qu’il arrive infimes face à ce que je viens de vivre, et lorsqu’arrivent les policiers, lorsque je vois ces trois voitures de policier aux pieds de l’avion, et que je les vois signaler mon hublot du doigt, je n’ai toujours aucune autre pensée que de tristesse et de désespoir. Je ne comprends pas la société qui nous entoure, je ne comprends pas ce degré d’individualisme, de refus de l’autre, je ne comprends pas ce qui m’y rattache encore. Je ne pense qu’à ça, qu’à l’absence de sens que ma vie a entourée de gens pareils. Et à ma profonde inutilité, à l’immense détresse de n’avoir rien pu faire, d’avoir été seul, et de n’avoir rien changé.
Huit policiers montent les escaliers, on annonce qu’il faut rester assis le temps qu’un passager soit évacué par les forces de l’ordre, ce n’est plus la grève des contrôleurs. On vient me chercher, on me fait lever, les mains derrière le dos. J’aurai voulu demander à mon voisin d’appeler mes parents avec mon portable, les prévenir, il ne l’aurait pas fait. Les policiers me sortent devant tout le monde, dans le silence, impassible silence. Alors je me retourne et les regarde. J’ai honte. Honte pour eux.
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