Au secours, Marx revient !
Le dernier numéro de Courrier international titre sur « Marx, le retour ». Peut-on parler d’une bonne nouvelle ? Ou bien se lamenter de voir une pensée éculée revenir sur le devant de la scène intellectuelle ?
"Scène intellectuelle" est un bien grand mot pour désigner le retour de Marx dans certaines franges lettrées de l’Occident et ailleurs, en d’autres contrées. Le retour de Marx semble au premier abord sympathique. Marx, un livre d’espérance pour les sans-grades, les démunis, les exploités, voilà ce qu’on peut lire. Mais en d’autres temps, n’a-t-on pas pensé ainsi à propos de Khomeiny et de l’activisme islamique propre à dynamiter « l’infâme régime capitaliste du Shah avec sa police secrète » ? Même Foucault s’est laissé prendre. Cette évocation servira de fil conducteur pour situer le renouveau marxiste dans la sphère idéologique, sectaire et de même essence sociologique que peut l’être l’intégrisme religieux. Cette comparaison va choquer et, pourtant, elle est avérée, du moins sur le plan sociologique où l’on voit Marx et son Capital servir de livre eschatologique puis idéologique ayant été déformé comme peuvent l’être les textes sacrés par les régimes autoritaires du passé et, récemment, les mouvances intégristes. Il n’y a peut-être rien à tirer de Marx pour notre XXIe siècle, contrairement à ce que pensent quelques exégètes qui feraient mieux de déceler le volet théologique et moral, mais sans Dieu dans le capital. Avec ce manichéisme et cette imputation du mal attribué à une classe possédante et son capital qu’elle se plaît à accumuler en exploitant les travailleurs. Certes, le capitalisme est selon Marx un progrès par rapport aux sociétés féodales. Mais le progrès réside non pas dans la structure économique, mais dans le dispositif technique, industriel et concentré qui permet la production massique grâce à une organisation du travail héritée de la logique des administrations étatiques constituées à l’aube de la modernité. La question de la technique dépasse en l’englobant celle de l’économie et donc du capital. Le ressort exact, c’est l’homme, avec autour le système technique et à la périphérie l’économie. Le capital n’est rien sans un dispositif technique et un environnement structuré et garanti par l’Etat. Si les excès récents des fonds ont été réalisés, c’est grâce à l’encadrement et la bienveillance des Etats.
La technique, elle n’est rien sans l’homme et sa structure anthropologique. Le problème du capitalisme, amplifié certes, est le même que pour toute société. C’est la domination de l’homme. Le désir d’exploiter pour son profit et son intérêt, le désir de dominer. Tant que cette structure de pouvoir n’a pas été dévoilée, on peut bien désigner la classe dominante et la classe exploitée, faire des uns d’ignobles profiteurs et les autres des blanches victimes. Dès lors que l’homme dispose d’un peu de pouvoir, il peut en user pour exploiter son prochain. L’échange n’est jamais égal, mais du moins peut-il s’avérer équitable. Mais, souvent, ce n’est pas le cas et l’on retrouve parmi les pires des patrons d’anciens ouvriers, qui plus est, de fieffés militants communistes. Le capital serait responsable de tout cela ? Ah bon, et ces médecins, spécialistes ou non, chirurgiens souvent, qui s’autorisent des dépassements. Est-ce la faute du capital ? Bien sûr que non. L’homme est un être désirant et, en société, c’est un profiteur qui souvent, s’il est décidé à faire du profit, n’hésite pas à abuser de sa position dominante. En l’occurrence, dans le cas de la médecine, cette position vient du fait que le nombre de médecins formés n’est pas suffisant pour couvrir le territoire et éviter les abus qui pourraient être corrigés par une saine concurrence. Il est vrai qu’à une époque quelques médecins vivaient mal, smicards, selon ce qu’en disait la presse. Cela a sans doute été le prétexte pour limiter le numerus clausus. Les politiciens ont cédé aux intérêts corporatistes lancés telles des sirènes médiatiques. Ce qui nous conduit aux deux éléments-clés dans la logique des positions dominantes et des profits. Contrôler la propagande médiatique et se mettre dans la poche les politiques.
La seule solution permettant de rééquilibrer les positions ne passe pas par l’analyse tronquée de Marx, mais par une pensée politique nouvelle mettant au jour les mécanismes de domination et par voie de conséquence, les moyens d’agir. On croit que le mal vient du capital. C’est faux, il vient de la séquestration de la pensée par les médiarques et de la politique élitaire menée par les gouvernants. C’est là qu’il faut agir en dénonçant cette tyrannie de l’homme. Car tout homme recèle en lui un tyran, qu’il soit travailleur ou possédant. La blanche colombe exploitée a été dotée d’un droit légitime à exercer un contre-pouvoir contre la tyrannie possédante, mais ce contre-pouvoir a pris les atours de la tyrannie à son tour, à travers les logiques d’appareils syndicaux. Il y a un bon usage de l’appareil syndical dans une entreprise tout comme il y a un mauvais usage et, question lutte des classes, la pensée de Marx a été instrumentalisée par le mouvement ouvriériste dans la période précédant l’Etat providence, comme le suggère le philosophe hongrois Tamas. A lire dans la dernière livraison de CI, son excellente analyse sur un Marx exotérique et utilisé, voire profané comme toute doctrine peut l’être, par ce que moi j’appelle les ayatollahs de la lutte de classes, à peine plus fréquentables que les extrémistes des religions. En matière d’extrême, seul le centre se défend, la liberté, la transcendance singulière et personnelle. Le collectivisme est une erreur économique autant que sociologique. L’homme frustré de n’avoir pu s’émanciper aux franges de la liberté s’en remet au « collectif » qui porte son fardeau. Le libéralisme a permis à quelques-uns de devenir libres, en matière et surtout en esprit. Que le libéralisme puisse permettre à chaque homme de s’affranchir ! Parce que le collectivisme ne peut qu’entretenir l’homme dans une situation de minorité, que ce collectivisme soit religieux ou laïc.
Ce retour de Marx, je le vois comme un phénomène sociologique comparable au récent retour du religieux, que ce soit dans les terres d’islam, Turquie, Egypte, Algérie ; ou bien chez ceux de confession juive, en Israël et ailleurs ; ou enfin dans la sphère catholique avec un Benoît XVI faisant régresser la foi religieuse d’un siècle, renouant avec les lubies créationnistes et l’ordre moral, les deux conjugués à travers la condamnation de l’avortement et cette dévotion écologiste mettant en phase le pape avec les intégristes du développement durable, ah cette terre, terrain de jeu durable pour les uns, cette terre créée par Dieu pour l’autre ! Benoît XVI partage avec la pensée marxiste l’incomplétude anthropologique, se fourvoyant sur la destinée proposée par Dieu à l’homme, la liberté. On pourra penser à juste titre qu’un inacceptable amalgame est effectué entre les religions, dogmatiques, coercitives, reconnaissant l’autorité d’un Dieu et le marxisme, doctrine sans Dieu censée émanciper les hommes. Mais cet amalgame bien calculé tente de montrer une similitude non pas dans les doctrines, mais dans les usages qui en sont fait actuellement, un peu comme affirmation identitaire et souvent comme expression d’une défense d’individus face à la dureté d’un monde qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils condamnent. Un pas de plus nous conduirait vers Sloterdijk en situant ces mouvances religieuses et idéologiques comme expressions diversifiées de la banque mondiale de la colère. Selon Jacques Attali, le retour du vieux fantôme barbu tient à l’arrogance économique des droites conservatrices contemporaines (et des fausses gauches à la T. Blair oserai-je ajouter).
Pour conclure que proposer. De ranger ces textes frappés de malédiction par l’usage que les hommes en ont fait et de surcroît inadaptés à notre temps et incomplets, tant sur le plan anthropologique qu’ontologique. Toi qui est catholique, cher ami, range le Nouveau Testament, intéresse-toi à l’Evangile de Thomas, aux textes rosicruciens, aux mystiques chrétiens. Toi qui est juif, range la Torah et penche-toi sur la Kabbale Rosenzweig et Buber. Toi qui est musulman, range le Coran et nourris-toi des mystiques de l’islam, Ibn Arabî, Rumî et quelques autres. Toi qui est laïc, range le Capital, lis Foucault, Ellul et tente de saisir les ressorts de la société. Le monde avance, avec des textes anciens mis l’écart, mais qui ont leur vérité valable pour notre époque et d’autres textes à venir, à écrire, surtout en politique, d’autres rêves, d’autres espérances, mais qu’il soit dit que ce n’est pas dans ces vieux écrits, ceux de Marx ou des Ecritures, que le salut sera au rendez-vous de l’Histoire. D’ailleurs, ces textes ne font que replonger dans un perpétuel Moyen Age, qu’il soit religieux et dévot ; ou profane et moderne. Alors que les médiarques et la nouvelle noblesse du profit exploitent les serfs de la planète.
Mais tout n’est pas sombre et, dans ce retour de Marx, osons voir le signe d’une prise de conscience, comme dans le retour du religieux. Marx, il faut en sortir, comme il faut quitter l’état de minorité dans la croyance et parvenir à la liberté de l’Esprit. Quant à la pensée, elle doit maintenant songer à reconnaître l’obsolescence des Anciens et Nouveaux Testaments, livres épuisés comme le Coran du reste, racontant une histoire ancienne, quant à Marx, il arrive pour narrer un autre récit, au nom d’un Dernier Testament qui raconte, comme celui de Hegel, une impossible histoire. Marx a écrit un Faux Testament. Nietzsche a tenté aussi un Dernier Testament, alors que Heidegger a mis un terme à cette succession de récits en authentifiant les écrits philosophiques placés dans le miroir d’une vérité ontologique de l’Etre. D’où ensuite une vérité à venir par on ne sait quel miracle. La fameuse clairière qu’on attend toujours. Toujours est-il qu’il y a encore une place pour écrire ce Dernier Testament, avant que l’humanité ne disparaisse.
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