Canicule
Un garçon infirme et frustré ; un jeune musicien talentueux, brutal et macho ; un soleil de plomb quelque part en Bretagne.…
Vendredi, 13 h 45.
D’un revers de main, Yann balaya la sueur qui perlait sur son front. Irrités par la transpiration, ses yeux le piquaient. De la paume, il les essuya d’un geste machinal. 35°. Jamais le garçon n’avait connu une telle chaleur dans la région. Le thermomètre digital accroché sous la grande croix verte de la pharmacie était pourtant formel. Le baromètre de l’officine affichait d’ailleurs une tendance à la hausse qui promettait des lendemains encore plus éprouvants. La faute, d’après Le Télégramme, à une énorme bulle anticyclonique solidement ancrée au sud de l’Irlande. Avec ça, pas un poil de vent, pas le moindre souffle d’air, pas la plus petite brise marine. Rien. La canicule.
La ville, comme écrasée par un poids trop lourd à porter, avait été gagnée par une torpeur inhabituelle. Les rues, d’ordinaire très animées à cette heure-là, étaient quasiment désertes. Les chiens eux-mêmes avaient disparu à l’ombre des porches tandis que les passants se réfugiaient dans les bars pour rechercher la fraîcheur fugitive d’un pastis ou d’une Coreff. Quelques rares piétons déambulaient sur les trottoirs, les aisselles auréolées de transpiration, la chemise collée à la peau par de larges plaques humides. Ils marchaient à pas lents en évitant les cloques d’asphalte fondu qui mouchetaient par endroits le trottoir.
Un VRP, au bord du malaise, émergea avec les pires difficultés d’une Clio. À en juger par son état, la climatisation de sa voiture était H.S. Durant quelques secondes, l’homme, un quinquagénaire sanguin, resta immobile, comme assommé, sur la chaussée brûlante. Puis il se ressaisit, rajusta sa cravate, enfila courageusement son veston, et s’engouffra dans un magasin d’électroménager. Un veston par cette chaleur ! Les traditions avaient décidément la vie dure dans la vente. Par chance, Yann n’était soumis à aucune contrainte vestimentaire par son employeur. Prudent, il avait opté pour un bermuda et un simple débardeur. Indiscutablement le bon choix.
La canicule avait d’ailleurs du bon : jamais les filles n’avaient été aussi légèrement vêtues dans la cité finistérienne. Pour un peu, Yann se serait cru quelque part dans le midi, dans l’une de ces stations branchées où, l’été venu, les nanas se baladent quasiment à poil. Une jeune femme, vêtue d’un boléro minimaliste et d’une robe légère imprimée de motifs exotiques déboucha d’un hall d’immeuble. Le soleil l’enveloppa instantanément de son étreinte ardente. Espiègle, il transperça la robe de sa fulgurante luminosité pour offrir en contre-jour au garçon une silhouette nue agréablement proportionnée. Très vite, le regard de Yann se porta sur l’entrejambes de la fille, mais déjà celle-ci disparaissait, phagocytée par une venelle dont la forte pente cascadait vers les quartiers bas de la ville. Le garçon rangea soigneusement l’image entrevue dans un coin de sa mémoire, en compagnie de la culotte blanche exposée sans pudeur un peu plus tôt sur les marches de l’église Saint-Mélaine par une plantureuse touriste hollandaise assise là près de son ami.
Les filles constituaient d’ailleurs la principale – pour ne pas dire l’unique – préoccupation du garçon. Une véritable obsession, exacerbée par une frustration de plus en plus mal vécue. À vingt ans, Yann n’avait encore jamais fait l’amour. Les prostituées elles-mêmes se refusaient à lui. Seule une pute aux chairs fatiguées avait un jour accepté son fric. Cette femme avait l’âge de sa mère. Pire, elle lui ressemblait. Un sentiment mêlé de honte et d’écœurement avait submergé le garçon en pénétrant dans la chambre. Il avait fui comme un voleur.
Depuis, il allait d’échec en échec, n’obtenant en réponse à ses avances que du mépris ou de l’indifférence. Il est vrai que son physique constituait pour Yann un handicap insurmontable. Quelle fille pourrait être séduite par un « gnome », comme il se qualifiait lui-même sans complaisance ? Même les plus laides se détournaient de lui, accrochées à l’espoir, pourtant vain, d’attirer vers elles des garçons autrement mieux bâtis que cet hydrocéphale au torse étriqué, ce têtard claudiquant. Yann en était réduit à une sexualité solitaire peuplée des fantasmes engendrés par les images glanées ici et là. À cet égard, la journée n’avait pas été très faste jusque-là. Qu’à cela ne tienne : dans quelques heures, son frère Patrick viendrait, comme chaque vendredi, le chercher pour l’emmener passer le week-end dans la maison familiale. Dès demain, Yann emprunterait la vieille mobylette du père et partirait sur les plages, moins pour s’adonner à la bronzette que pour s’enivrer du spectacle des corps féminins largement dénudés dont il nourrirait durant la semaine suivante ses rêveries érotiques dans la solitude de son studio. Peut-être tenterait-il même une incursion sur la plage naturiste, malgré l’escarpement du sentier. Enfin, si sa patte folle ne le faisait pas trop souffrir.
Un coup de klaxon le fit sursauter. Obnubilé par ses projets, Yann s’était engagé sans s’en rendre compte sur la chaussée. En un clin d’œil, il revint à la réalité. Une nouvelle fois, il s’essuya le front. Au-dessus de sa tête, quelques goélands se querellaient bruyamment. Yann consulta sa montre. Plus que cinq minutes avant la reprise du boulot. Un court instant, le garçon fut tenté de tout laisser tomber, d’abandonner ce job sans intérêt, d’échapper enfin aux brimades quotidiennes que lui infligeait ce salaud d’Erwan. Mais non décidément, ce n’était pas possible. Yann ne pouvait plus se permettre de vivre aux crochets de ses proches. Il avait besoin de son salaire, aussi modeste soit-il. Et puis son frère s’était démené comme un forcené pour lui décrocher un job, malgré les réticences des patrons à embaucher ce jeune handicapé. La raison l’emporta. Malgré la chaleur éprouvante, Yann pressa le pas vers l’entrepôt.
Vendredi, 15 h 25.
Erwan rangea son portable en pestant. Mélanie venait de se décommander pour la soirée. Lui qui comptait sur elle pour assurer le repos du guerrier après l’habituel « bœuf » du vendredi au Ty Coz en serait pour ses frais.
Contrairement à Yann, Erwan collectionnait les succès féminins. Il est vrai qu’il était plutôt beau gosse et jouissait auprès des filles d’une aura d’artiste confortée par les prix de bombarde qui avaient assis sa notoriété régionale. En outre, il n’était guère exigeant sur les qualités morales ou intellectuelles de ses conquêtes. Pourvu qu’elles soient plutôt bien roulées et pas trop fortes en gueule. Pourvu surtout qu’elles soient du genre facile. Sur le plan sexuel, Erwan avait horreur des complications. Pas question de perdre son temps avec les intellos du déduit ou les coincées du slip, et moins encore avec les sentimentales bêlantes auxquelles il faut débiter des tas de poncifs ridicules sans même être certain de pouvoir les amener à l’horizontale. Sur ce plan-là, Mélanie lui convenait parfaitement : elle baisait comme d’autres bouffent des sandwiches, avec le même naturel, la même simplicité ! Et voilà que cette conne… Bof, après tout, ça n’avait guère d’importance, il dénicherait bien une nana pas trop farouche dans l’un des bars de la ville. D’autant plus qu’avec cette canicule la plupart des jeunes traîneraient aux terrasses des bistrots jusqu’à une heure avancée de la nuit pour profiter pleinement d’une atmosphère plus respirable. Quand même, ce contretemps était agaçant. Erwan évacua sa mauvaise humeur en abreuvant Yann d’une bordée d’injures.
Vendredi, 17 h 05.
La méga tuile : Kristell venait à son tour d’appeler sur le portable d’Erwan. Son abruti de mec s’était viandé sur la quatre voies avec la fourgonnette et le matériel de son. Résultat des courses : le Ford Transit était bon pour la casse et la table de mixage sérieusement endommagée. Quant à Ronan, le bras cassé, il était indisponible pour au moins six semaines, autrement dit jusqu’à la fin de la saison estivale. Exit la basse. Comble de malchance, Hervé l’accompagnait et s’était bugné la tronche sur le montant du pare-brise. Rien de grave, mais il ne faudrait pas compter sur sa flûte durant quelques jours. Pour le matos, ça devait pouvoir s’arranger. Pas facile en revanche de dénicher au pied levé deux musiciens de la qualité de Ronan et Hervé pour faire face aux prochains engagements. À commencer par le grand fest-noz du lendemain où le groupe devait se produire en vedette : plus de mille spectateurs attendus, avec à la clé l’un des meilleurs cachets de la saison et la perspective d’écouler un paquet de CD aux nombreux touristes venus s’éclater, les petits doigts entrelacés, au son de l’An Dro ou du Kas-a-Barh.
Portable en main, Erwan s’efforçait de réparer ce qui pouvait l’être. Et ça commençait plutôt mal : Carré Manchot, Sonerien Du, tous les grands avaient un engagement. Normal au cœur de l’été. Red Cardell ? Inutile d’y penser. Peut-être Skolvan ou Merzhin ? Les appels suivants se traduisirent par de nouveaux échecs...
Yann eut le malheur de surgir au même instant dans les pattes d’Erwan. Furieux, celui-ci l’expédia au sol d’une violente bourrade en l’apostrophant méchamment : « Tire-toi de là, espèce de nabot ! ». Yann, les dents serrées, se releva difficilement. Il s’éloigna sans dire un mot, la jambe meurtrie et l’âme douloureuse. Des gouttes perlaient aux commissures de ses yeux. La sueur probablement...
Vendredi, 17 h 45.
Erwan venait de pénétrer dans la chambre froide. Yann, aux aguets, regarda la lourde porte se refermer sur son bourreau. L’infirme en ressentit une immense jubilation. Après des mois de maltraitance et d’injures, il tenait enfin sa vengeance. Sans la moindre hésitation il se propulsa vers la porte et la verrouilla d’un geste résolu. Erwan n’avait désormais plus aucune possibilité d’échapper à son châtiment. Prisonnier du piège glacial, il allait crever là comme un rat. Du moins le croirait-il lorsque la morsure du froid deviendrait intolérable. La panique s’installerait alors très vite en lui, et ce salaud connaîtrait à son tour la souffrance physique et la torture morale. Jusqu’au moment où Yann, magnanime, viendrait le délivrer de son enfer glacé.
Quelques minutes s’écoulèrent. Des coups sourds provenaient de la chambre froide. Presque inaudibles, ils se perdaient dans le brouhaha des entrepôts. Aucun risque qu’ils puissent être perçus. Les rares employés présents commençaient d’ailleurs à s’éclipser en grattant un peu de temps sur l’horaire officiel. Toujours ça de gagné en cette veille de week-end.
Yann quitta les lieux peu après 18 heures. En l’absence du patron, seule la comptable, Alice Madec, travaillait encore dans le confort climatisé de son bureau vitré, le regard vissé sur l’écran de son ordinateur. Le garçon avait rendez-vous avec son frère à 18 h 30. Ça lui laissait largement le temps d’aller boire une bière bien fraîche au bar-tabac avant de revenir libérer Erwan.
Yann s’installa sous les grandes pales du ventilateur. Protégé de la chape de plomb par un tourbillon d’air brassé, il dégusta lentement son demi en savourant sa revanche avec un indicible plaisir.
À 18 h 20, il estima la punition suffisante. Il sortit de la pénombre du bistrot. Le grand mur blanc de l’entrepôt lui renvoya l’éclat éblouissant du soleil. L’infirme ne vit pas surgir la Rover grise.
Yann gisait sur la chaussée. Jamais il ne s’était senti aussi léger. Malgré son intensité, la chaleur environnante l’avait envahi d’une délicieuse sensation de bien-être. Seule le gênait cette sueur qui s’écoulait doucement de son cuir chevelu et qui colorait de rouge les pavés du quai. Mais cela Yann ne pouvait pas le voir. Il voyait en revanche avec une remarquable acuité le visage de la femme qui se penchait sur lui. Un visage bouleversé. Sans doute la malheureuse venait-elle d’être informée d’un événement tragique. Le regard de Yann glissa vers le menton de la jeune femme, puis son cou. Il s’immobilisa sur sa poitrine. Les seins, libres sous le chemisier largement échancré, s’offraient au garçon. Des seins jeunes et fermes, comme ceux qui peuplaient ses rêves. Mentalement, il porta la main dans l’échancrure. De l’index, il caressa doucement la peau satinée en progressant lentement vers l’aréole. La plus belle image de la journée. Yann sourit.
Il souriait encore lorsque l’image se brouilla.
Il souriait toujours lorsque les infirmiers chargèrent son corps sans connaissance dans l’ambulance.
Samedi, 9 h 05.
Malgré l’heure matinale, la ville était déjà enserrée dans un carcan de chaleur moite. Seuls ou presque dans la rue, deux employés municipaux s’efforçaient mollement de faire disparaître les canettes abandonnées par les noctambules. Sur leur transistor une voix féminine égrenait les infos de France Bleu Breizh Izel :
« …Cette exposition ouvrira ses portes dès lundi… Plus près de nous, Monsieur Yvon Guillemot, Conseiller général et patron bien connu des Conserveries du Ponant, a découvert hier soir vers 20 heures dans une chambre froide de son entreprise le corps inanimé de l’un de ses employés, Erwan Prigent. Agé de 27 ans, Erwan Prigent est une figure bien connue du milieu musical traditionnel breton. Son groupe, Mab an Diaoul, a d’ailleurs été très remarqué au dernier Festival Interceltique de Lorient. Erwan Prigent a été transporté dans un état de grave hypothermie aux urgences du CHU de Brest. Le pronostic des médecins est, à l’heure actuelle, très réservé sur ses chances de survie. Eu égard aux circonstances du décès, une information judiciaire a été ouverte par le substitut du procureur… Comme vous avez pu le constater en ouvrant vos volets, l’anticyclone persiste et signe. Le soleil sera omniprésent sur l’ensemble de la région aujourd’hui. La canicule sera, quant à elle, encore plus marquée que les jours précédents. Les boissons fraîches et la crème solaire seront plus que jamais indispensables. Météo-France annonce en effet que les records de température de l’été 2003 pourraient être battus. Des maximales de 36° sont attendues sur le Finistère. Une journée torride en perspective !… »
Appuyé sur sa poubelle mobile, l’un des employés confirma :
─ Pour sûr il va faire chaud !
─ Gast ! j’en ai déjà la gorge sèche, approuva son collègue en lorgnant vers la terrasse ombragée du bar Le macareux.
Samedi, 15 heures.
Malgré des soins intensifs, Yann restait plongé dans un coma profond. À quelques blocs de là, Erwan était toujours en réanimation. Dehors, le mercure affichait 34°. Sur les trottoirs surchauffés, de larges plaques de bitume avaient fondu. Les rues étaient désertes. Les plages en revanche étaient noires de monde. Les vacances continuaient, rythmées par les rires des enfants et le ballet des goélands. Une belle journée d’été…
À 15 h 37 Yann tira un trait définitif sur sa vie de galère. Erwan lui survécut trois jours.
Deux ans plus tard, Alice Madec était condamnée à vingt ans de réclusion criminelle par les jurés de la Cour d’assises de Quimper pour le meurtre d’Erwan Prigent. Malgré l’absence formelle de preuves, le dossier était accablant : le musicien avait découvert les détournements de fonds de la comptable et la faisait chanter depuis de longs mois. Aujourd’hui encore, dans sa cellule de la prison centrale de Rennes, Alice Madec hurle son innocence dans la chaleur d’un nouvel été…
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