Denis Robert ou les mots vidés de leur sens
La toile bruisse parfois de rumeurs qui s’entretiennent d’elles-mêmes, naissent d’une déformation parfois minime de la réalité, et qui, à la manière des loupes grossissantes, dénaturent les faits pour les caricaturer. Le phénomène n’est pas nouveau.
Dans le complexe et imposant dossier de l’affaire Clearstream le nom du journaliste Denis Robert, apparaît souvent. Il est à l’origine des révélations concernant cette société luxembourgeoise qui se serait passée de cette célébrité nouvelle. C’est avec son essai « Révélations » (publié en 2001 aux éditions les Arènes) que le grand public a commencé à entendre parler des mécanismes abscons au commun des mortels de « compensation interbancaire » et enfin prendre conscience à quel point au cœur même de l’Union Européenne, des méthodes indignes de la République et de la Démocratie, pouvaient prospérer en toute impunité.
Denis Robert ou la noblesse du journalisme d’investigation
Il faut rendre grâces à Denis Robert pour son opiniâtreté, sa constance, son courage à dénoncer ces pratiques, le plus souvent avec talent, au risque d’apparaître, y compris malheureusement auprès de ses confrères, comme un trublion de service. On peut être troublé qu’à l’occasion, certaines des prises de position de Denis Robert n’aient pas été davantage relayées. Rêvons quelques instants d’une presse qui tout entière s’aventurerait sur les rivages parfois ingrats de l’investigation pour tenter d’approfondir certains sujets défrichés par Denis Robert (ou d’autres).
Les méandres de l’affaire Clearstream
Il y a quelques jours, le journal Le Monde s’est fait l’écho d’une réquisition du Parquet demandant la mise en examen de Denis Robert dans le cadre de l’affaire Clearstream. L’infraction qu’aurait commise Denis Robert serait celle du « recel d’abus de confiance ». L’abus de confiance ayant été commis, toujours selon le Parquet, par Florian Bourges, ancien consultant de la société Arthur Andersen.
Pour être plus clair, l’abus de confiance aurait été caractérisé lorsque Florian Bourges, au cours d’un audit au sein de Clearstream, aurait détourné des documents : les fameux listings des comptes bancaires, qui aujourd’hui défraient la chronique. Le même Florian Bourges aurait alors transmis ces listings à Denis Robert qui les a utilisés comme on sait pour ses livres et articles. Pour le Parquet, Denis Robert aurait alors commis ce recel d’abus de confiance qui justifierait sa mise en examen.
Evidemment, cette mise en examen serait proprement scandaleuse et intolérable s’agissant d’un journaliste qui a utilisé des sources qui lui ont été transmises. Sur ce point, tout le monde est d’accord. Mais - et c’est là que nous avons du mal à suivre certains soutiens de Denis Robert - à ce jour cette mise en examen n’est pas avérée.
Une demande de mise en examen n’est pas une mise en examen.
Sans entrer dans le détail procédural, il est important de souligner que si le Parquet requiert auprès des magistrats instructeurs la mise en examen d’une personne, ces magistrats instructeurs, au nom de leur indépendance, sont tout à fait libres de leur décision. Ils peuvent évidemment accepter de suivre le parquet, mais ils peuvent tout autant refuser de le faire.
Pourtant, depuis quelques jours, nombreux sont ceux qui en entendant « demande de mise en examen » ont compris « mise en examen ». Un nom a disparu, mais son absence change tout. On lit ce raccourci y compris sur le blog de Denis Robert lorsqu’il renvoie au texte d’une interview donnée ces jours derniers au site du Nouvel observateur. Or répétons-le, Denis Robert n’a pas été mis en examen par la Justice française.
Pourquoi, nous direz-vous, être si pointilleux et donner le sentiment de jouer avec les mots ?
De notre côté, il ne s’agit pas ici d’une simple rectification sémantique. Je suis convaincu que les soutiens de Denis Robert n’ont rien à gagner à dénaturer le sens d’une simple réquisition pour tenter de « victimiser » davantage leur thuriféraire.
D’une part, c’est faire injure à la capacité des magistrats instructeurs de rester indépendants à l’égard des réquisitions du Parquet. Il ne manque pas quotidiennement de réquisitions du Parquet qui restent lettre morte. C’est normal. D’autre part, Denis Robert ne peut pas entrer dans ce jeu si fréquent aujourd’hui de la surenchère sémantique (et médiatique) sans y perdre au passage un brin de crédibilité. Dit autrement, on ne peut pas reprocher aux autres leurs manipulations - l’affaire Clearstream en contient assez - et leurs approximations pour entrer à son tour dans la même logique.
Lorsque les mots perdent leur sens premier
D’une manière plus générale, aujourd’hui l’utilisation des mots pose souvent problème. Dans le cas de Denis Robert, le glissement du sens des mots pourrait rester anecdotique, s’il n’était pas révélateur d’une tendance plus lourde.
Il ne se passe pas une semaine sans que l’on affuble telle ou telle personnalité politique, à l’occasion d’un dérapage verbal, du vocable de fasciste, que l’on définisse par le terme mafia telle ou telle bande organisée, sans parler de ce collabo entendu ici ou là. La liste serait longue de ces dérapages verbaux, de ces glissements sémantiques en partie anodins. Sans s’en rendre compte, de manière souterraine, les mots ou les expressions risquent de perdre leur définition première pour se singulariser et se banaliser en désignant tout et n’importe quoi.
Comment nommera t-on demain le vrai fasciste, si le terme est devenu à ce point ordinaire qu’il peut désigner tout un chacun ? Et pour en revenir à Denis Robert, quel terme emploiera t-il demain s’il est véritablement mis en examen, alors qu’il parlait déjà de mise en examen s’agissant d’une simple réquisition du Parquet ?
42 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON