Ecole et rupture technologique
Alors qu’elle est souvent réduite à des considérations idéologiques, la crise de l’école peut également être vue comme un changement radical des conditions technologiques qui façonnaient sa structure depuis sa création.
Dans l’histoire humaine, la connaissance en tant qu’ensemble d’informations a pour premières caractéristiques sa difficulté d’accès et de traitement, et ce pour des raisons matérielles. En effet, ses enregistrements prennent la forme d’objets concrets, les livres, qui sont donc exclusifs et rivaux, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être utilisés que par une personne à la fois et qu’il est possible d’en empêcher l’accès à certains, du fait notamment du coût de la production de copies supplémentaires. Les propriétés de ces supports rendent également très difficile le traitement de l’information, car ils sont essentiellement adaptés à une consultation linéaire, une lecture du début à la fin, qu’à des recherches ou des structurations différentes, et que ces opérations doivent être exclusivement humaines.
Ce sont ces conditions techniques qui structurent la figure du maître dans notre enseignement traditionnel. S’il n’est plus celui qui détient directement la connaissance sous forme orale, il constitue la porte d’entrée vers la bibliothèque : son savoir préalable sur la culture classique qui y est entreposée, par lecture, compréhension et mémorisation, est ce qu’il fait qu’il est à même de savoir dans quels textes chercher les informations nécessaires, les éléments pertinents, et comment les articuler entre eux.
La révolution informationnelle réside dans le changement de l’objet porteur des enregistrements de la connaissance pour un autre dont les propriétés sont différentes ; il s’agit simplement d’un changement de technologie de stockage de l’information.
Aujourd’hui aucune des anciennes caractéristiques de la connaissance ne subsiste, avec ce que l’on appelle les technologies de l’information et de la communication : les enregistrements sont non rivaux et non exclusifs, c’est-à-dire qu’ils peuvent être utilisés librement par un nombre illimité de personnes en même temps sans coût supplémentaire par nouvel utilisateur, et supportent des traitements automatisés qui permettent l’accès non linéaire, comme la recherche et les liens hypertextes.
Le changement est fondamental : ce n’est plus le professeur, mais l’ordinateur qui est la porte d’accès vers la bibliothèque de toutes les connaissances, avec des compétences requises très réduites. Pour accomplir le même type de tâches qu’auparavant, c’est-à-dire chercher et articuler l’information, les individus n’ont donc plus besoin de cet intermédiaire et du long effort de formation qu’il propose.
Un simple principe d’efficacité rend donc le professeur qui en reste à sa tâche traditionnelle aussi obsolète qu’un char à bœufs face à un camion.
Cependant, l’intérêt direct des professeurs et des intellectuels étant la défense de la valeur de leur capital culturel existant, il est normal qu’on les voit s’opposer à cette révolution, la plupart du temps avec le même argument de stylisation aristocratique : de même qu’on ne se bat pas de la même façon avec un sabre et un fusil d’assaut et que cela ne requiert pas la même quantité de compétences, on ne manipule plus la connaissance avec la même préciosité que lorsqu’elle était quasi impossible d’accès.
Toujours est-il que ce mouvement est matériellement inévitable. La crise de l’école et les crispations qui l’entourent m’y semblent totalement liées. Le système éducatif devra donc de toute façon être repensé dans son ensemble en tenant compte de ces éléments.
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