Éducation nationale : témoignage sur les pratiques de l’institution
Quinze ans, seize établissments, récit d'une expérience.
Ce témoignage est écrit par mes soins, pour une tierce personne, anonymement, pour prévenir toute sanction.
Mais où est *** ?
J'avais vingt et un ans lorsque j'ai refermé pour la première fois la porte d'une classe pour aller m'asseoir derrière le bureau du professeur. Je n'ai pas eu peur un instant, et j'ai tout de suite aimé ça, j'étais parfaitement à l'aise. C'était alors dans un collège très difficile de banlieue. J'avais travaillé pour payer mes études et une fois ma licence en poche, j'étais devenu contractuel en septembre tout en poursuivant en maîtrise.
J'avais passé mon enfance à la campagne et emménagé en centre ville à douze ans : je n'avais connu jusqu'alors seulement des familles humbles ou aisées, mais je n'avais jamais fait l'expérience de côtoyer la misère véritable.
Cette année-là, j'accueillais en effet souvent dans ma classe des adolescents qui n'avaient pas mangé et dont le ventre criait famine. Beaucoup avaient froid en hiver, faute de vêtements chauds. Je me souviens aussi d'une élève de quatrième, alcoolique, qui tremblait en classe vers dix heures du matin, expérimentant douloureusement les effets du servage. Elle prenait aussi très fréquemment la pilule du lendemain ; elle avait de nombreux rapports sexuels mais ignorait visiblement les préconisations élémentaires de contraception. Elle vivait seule. Malgré nos alarmes et nos démarches auprès des affaires sociales, cette jeune femme ne fut jamais placée.
Il y avait eu aussi ce jour où faisant l'appel, je m'aperçus que *** était absent. Je demandai alors de ses nouvelles à ses camarades. Je n'eus pour réponse qu'un silence pesant. On finit par me dire de poser la question à mes collègues. *** avait séquestré avec un ami majeur, une femme de quarante huit ans. Ils l'avaient torturée et violée durant plus de deux jours.
*** vivait sans autorité parentale, avec son grand frère. Il partit en prison pour quinze ans, parce qu'il était mineur. Dans cet établissement, ne restait qu'un seul titulaire du concours, les autres ayant muté vers de meilleurs horizons ou bien étant en arrêt : il s'agissait d'un professeur de mathématique né en Afghanistan, proche de la retraite. Il était notre tuteur à nous tous qui étions vacataires, contractuels ou maîtres-auxiliaires. La moyenne d'âge devait difficilement dépasser les vingt cinq ans en salle des professeurs. Personne ici n'avait jamais enseigné, à l'exception d'un professeur d'italien contractuel qui effectuait sa deuxième rentrée.
Je me souviens aussi de *** qui était comme moi professeur de lettres. Elle avait les cheveux teints en rouge, portait de hautes bottes de cuirs moulantes et était parfaitement punk et déjantée. Qu'importe, elle était une vieille schnok au yeux de nos élèves ! Nous en riions beaucoup, ils ne savaient tellement rien du monde.
À la pause de dix heures, nous ouvrions une bière : tout le monde buvait pour tenir. Je n'ai jamais revu ce type de pratique dans aucun autre établissement. Que pouvaient espérer nos élèves, si démunis de tout déjà, mais confiés toutefois à de jeunes adultes terriblement inexpérimentés. Nous faisions tous de notre mieux, sincèrement. C'était si peu toutefois au regard de ce qu'aurait su faire un professeur chevronné.
Au printemps, un père de famille agressa notre principal adjoint dans son bureau, le frappant à la tête de manière répétée à coup de boules de pétanques. Heureusement, il n'eut à souffrir que de multiples traumatismes crâniens et ne garda aucune séquelle. Tous les soirs, nos élèves se battaient devant le portail du collège avec des adolescents désoeuvrés et déscolarisés. Nous attendions patiemment la fin de cette routine avant d'aller prendre le train pour rejoindre le centre ville où nous vivions tous.
Cependant, la plupart de nos élèves avaient un niveau très satisfaisant, sans condescendance aucune, et je devais m'en apercevoir des années plus tard.
En fin d'année, j'avais la certitude que j'aimais enseigner, ce qui ne s'est jamais démenti depuis. Je croyais alors, que si je voulais enseigner, c'était pour ces élèves du sous prolétariat. Mais je ne désirais pas devenir fonctionnaire au sein de cette éducation nationale, sans trop encore savoir pleinement pourquoi.
Je gère cet établissement en bon père de famille...
Toujours, contractuel, je passais les deux années suivantes en lycée professionnel, le temps de finir un DEA de linguistique grecque. J'apprenais peu à peu le métier d'enseignant, glanant ci et là de précieux conseils. Ce furent des années sans histoires et je m'investissais alors dans d'autres activités dont je songeais à faire un métier.
Ayant achevé mon année universitaire, je travaillais alors de nuit durant cet été, je découvris par hasard qu'un CFA public de *** cherchait un professeur de français pour la rentrée. Je candidatais et fus embauché, en CDD d'abord, puis en CDI à la fin de ma première année, comme le permettaient ignominieusement désormais les lois européennes relatives aux personnels des fonctions publiques.
Faire cours à ces apprentis de CAP, de BTS ou de BP reste ma meilleur expérience de professeur, plus encore, et c'est peu dire, que lorsque j'aurais la chance par la suite d'enseigner le latin et le grec à des classes de terminale talentueuses.
À peine arrivé dans cet établissement, on me proposa de faire parti du conseil d'administration du lycée et du conseil d'enseignement du CFA. J'avais il est vrai quelque expérience déjà du droit et n'étais pas facilement intimidable. Je lus avec application les textes de lois régissant le fonctionnement des CFA, leur financement, etc.
Je réalisais lors du premier CA que le CFA, bien qu'étant une structure publique, était sous un régime de financement en fonds propres. Plus simplement, ce type d'établissements recueillent eux-même en partie la taxe professionnelle des entreprises de leur secteur, et bénéficient en outre d'une manne de la région calculée au prorata du coup annuel d'un apprenti. Les sommes étaient en millions d'euros et les CA y avaient donc un pouvoir décisionnaire absolument gigantesque. Contraints par la LOLF de refaire un projet d'établissement, quelques collègues et moi y travaillèrent toute l'année. Nous étions ambitieux pour nos apprentis.
Notre projet avait dû plaire, car la région nous octroya une somme supplémentaire très importante, qui devait nous permettre d'embaucher trois personnes à temps plein. Nous étions fiers de nous.
C'est ici que je dois vous parler de M.***. Cet homme était le gestionnaire du lycée. Bien qu'il fut catégorie A+ et que sa place était évidemment ailleurs, il sévissait ici puisqu'il était maire d'une commune limitrophe, conseiller général et conseiller régional. il ne mettait quasiement jamais un pied au lycée. Ce monsieur nous expliqua alors, lors du dernier CA de l'année, que cette dotation pourtant fléchée, irait abonder notre fond de réserve en prévision de temps difficiles. Il nous demandait donc de faire davantage, en somme de mettre en place notre projet, mais à moyens constants.
Je devinais quelque chose d'anormal. Un de mes amis très proche était alors auditeur financier dans une Big Four. Je lui fis passer les différents budgets afin qu'il y jette un œil. Il ne mit pas longtemps avant d'y trouver somme d'irrégularités très importantes : achat d'actions d'entreprises, absence de véritable bilan financier, etc. J'avais désormais de quoi faire face.
La rentrée arrivait et j'étais somme toute confiant quant à la suite des événements. Dès le premier jour, je compris pourtant que les choses avaient changé. Notre proviseur me nomma d'office coordinateur de discipline, coordinateur des différents niveaux de CAP, et professeur référent d'un nouveau collègue. Était-ce en récompense de mes éventuelles compétences ? Non, je n'avais que 24 ans, imaginez le peu de légitimité que je pouvais avoir à encadrer des collègues proches de la retraite ! Il me noyait simplement sous le travail et les obligations de réunion afin que je renonce à rester au CA. J'acceptais aussi des heures supplémentaires, car ma compagne et moi avions alors besoin d'argent. Mais je fus à nouveau élu aux différentes instances du lycée et du CFA.
Je demandai alors en commission permanente, mon ami avait soigneusement tout préparé, où allait l'argent ; j'interrogeai la légalité de telle ou telle mesure, et citai différents articles de lois qui ne laissaient aucune place à l'interprétation. J'exigeai un bilan financier, ce qui était et reste réglementaire et insistai pour que l'argent obtenu et fléché pour un projet précis abonde une ligne budgétaire en conséquence.
M.*** ne fut pas décontenancé un instant. Il resta calme, parla très longtemps et fit peu à peu dévier la conversation. J'adorais la rhétorique et voyais la manœuvre. Il était incroyablement habile et je mesurais alors pleinement comment des années d'exercice de la parole publique peuvent aiguiser nos discours. Je précisai alors qu'il me contraignait à faire part de cet état de fait devant les parents, le maire et les délégués de la région lors du prochain CA. Il opina simplement.
Le proviseur resta silencieux. En vérité, c'était M.*** qui prenait les décisions : notre proviseur était jeune et très ambitieux, il serait par la suite promu dans un grand lycée abritant de prestigieuses classes préparatoires, et il ne voulait en aucun cas ruiner sa carrière. M.*** était un ami intime du ministre de l'éducation nationale d'alors, et membre du même parti.
Le CA suivant fut un désastre : non seulement nous n'obtînmes rien, aucun vote favorable lors même que la loi était de notre côté mais nous dûmes aussi mener à bien nos projets sans financements supplémentaires. Ce fut une belle leçon : le vrai n'est souvent pas vraisemblable...
Je demandai alors au directeur de l'apprentissage de la région s'il n'était pas dérangé par le fait que ses subsides n'aillent pas financer les projets pour lesquels ils avaient été pourvus. Il fit mine de ne pas saisir où était le problème. J'étais jeune et bien naïf, je n'avais pas encore compris. Dans ces instances régionales, les hommes sont aussi élus, font parti de la même coterie, et dans ce cas, tout ce qu'ils souhaitent, c'est justement ne pas savoir !
J'entends encore M.*** dire, triomphant, aux parents et aux élus présents : « Vous me connaissez bien, je gère cet établissement en bon père de famille ! » Je n'obtins jamais ni les bilans financiers, ni le montant du fond de réserve.
Tous le monde sut quelques années plus tard où allait cet argent public, vers les caisses de campagne de son parti. Il fut mis en examen et condamné, mais je ne crois pas qu'il fit ne serait-ce qu'un seul jour de prison.
Ceci, je le découvris en fin d'année, à force de recherche et d'acharnement. J'appris aussi de la bouche d'un collègue d'enseignement professionnel, qu'il fallait que je "lâche l'affaire" : ici on revendait même à la sauvette les matériaux devant servir au apprentis...
Enfin, cette même année, j'échouais à défendre syndicalement un collègue certifié, ayant légèrement dépassé la cinquantaine, et qui fut licencié illégalement pour insuffisance professionnel alors même qu'il était atteint d'un grave cancer. Son dossier administratif était vide, il fut rempli de faux accablants, et il fut licencié. Nous fîmes un scandale. Nourri aux humanités classiques, je croyais encore de façon juvénile aux vertus du droit et à sa puissance sur les affaires humaines. Me revinrent alors en cascade toutes les leçons d'histoire, tous les exempla qui ne cessaient de démentir cette illusion.
Je découvrais un monde que je n'avais pas soupçonné, ni même ici envisagé, un monde sans loi, sans droit, sans tribunal, brutal et inhumain. Ce que je croyais fuir en refusant l'esclavage salarial du monde marchand réapparaissait évidemment dans les organes même de l'État. J'avais pénétré le vestibule des arcanes du pouvoir sans même m'en rendre compte.
Ulcéré, je démissionnais en juillet et ne revins jamais là où j'avais tant aimé enseigner.
Je renonçai aussi au même moment à me présenter aux élections municipales de mon arrondissement pour le compte de ma cellule du parti communiste, élections auxquelles j'étais assuré d'obtenir une place confortable par le jeu abjecte des alliances avec les partis de gouvernement d'alors. J'avais côtoyé les élus de prêts suffisamment longtemps, et leur image m'avait révulsé. Je ne voulais plus faire parti de tout ça. Je quittai aussi le parti .
J'avais vingt six ans. J'étais épuisé, moralement et physiquement. En fait, malgré la dépression qui guettait, je devenais adulte.
« Ne suivez pas les programmes, et ne craignez rien en cas d'inspection ! »
L'année suivante, je redevins contractuel et fut nommé dans un très grand lycée de centre ville sur un poste de lettres classiques. Les lycéens y étaient excellents, travailleurs et agréables. Je fus déconcerté par la facilité d'enseigner dans ce type d'établissement, car malgré la quantité importante de travail induite par la longueur des copies ainsi que par l'exigence de fournir toujours des cours très riches et structurés, je n'étais jamais fatigué. L'environnement était serein, les élèves sans véritables problèmes et les enseignants reconnus comme détenteurs du savoir.
M'accueillant en début d'année, mes collègues de lettres me précisèrent aussitôt qu'ici, personne ne suivait les programmes : il fallait faire plus et mieux. Un IPR venu visiter un collègue de classe préparatoire vint nous rencontrer et louer le travail de l'établissement : « vous avez raison, ne suivez pas les programmes, et ne craignez rien en cas d'inspection ! »
Je passais ici un an et demi à traduire Virgile, Tacite, Platon et Homère. Mes classes de secondes lisaient une vingtaine de grands classiques par an. Ils composaient tous les quinze jours sur un devoir de type baccalauréat, rendu plus ardu par nos soins et leurs productions étaient remarquables. J'avais cessé toute activité syndicale.
Quatre ans plus tard, ce même inspecteur vint dans un autre établissement, plus modeste, nous contraindre à appliquer la réforme du lycée, AP et autres farces ministérielles. Il nous interdit catégoriquement de rendre ces heures aux disciplines qui en avaient été amputées, lettres et mathématiques. Il ne vint pas moins de quatre fois vérifier si nous suivions ses directives. J'avais gardé des amis dans l'ancien grand lycée de centre ville. Là-bas, personne n'appliquait cette réforme autrement que sur le papier, et avec l'assentiment du même inspecteur.
Je doutais encore de l'existence réelle d'une volonté délibérée de l'institution de mettre en place un double système d'instruction, je savais désormais à quoi m'en tenir.
Je passais ainsi de lycées en lycées pendant encore quatre ans. J'observais dépité nos meilleurs éléments rejoindre le privé pour suivre conjointement un enseignement de latin et de grec en première et terminale, lors même que nos établissement publics disposaient des ressources humaines pour les dispenser brillamment. Les recteurs et les proviseurs s'obstinaient à refuser l'ouverture de classes de langues anciennes.
« Mademoiselle ! Je ne peux vous titulariser, vous ne maîtrisez pas votre discipline ! »
J'enseignais maintenant depuis dix ans, accumulant les CDD, lorsque mon épouse prit la décision de quitter son emploi de cadre pour présenter le concours en lettres modernes. Le mois de juin nous réserva deux belles surprises : elle était admise et elle attendait notre premier enfant. Elle repoussa donc son année de stage d'un an, le temps de sa grossesse. L'année suivante, alors que ma compagne vivait avec bonheur sa grossesse et que j'enseignais à nouveau en lycée, je me résolus aussi à présenter le concours afin d'offrir une stabilité financière à ma future famille.
J'y fus admis à la troisième place sans avoir pu le préparer. Je ne dis pas cela par forfanterie, bien au contraire. J'obtins 20 en version latine, là où la même copie, sans contre-sens certes, mais truffée de faux sens et d'inexactitudes, aurait difficilement plafonné à 12 ou 13 dix ans auparavant. Un ancien professeur de linguistique latine que je rencontrai par hasard me confirma que le niveau des universités de lettres classiques, en dehors de l'école normale, s'était effondré faute de vocations.
Cela rejoignait mon expérience du secondaire, où tout était mis en place pour réserver les humanités classiques à une minuscule élite de grands lycées, privés et publics, que tout destinait par ailleurs aux grandes écoles.
L'année suivante, ma petite fille avait six mois, ma compagne et moi furent donc contraints de passer par les fourches caudines de l'année de stage. C'était la première année de sa réforme : les fonctionnaires stagiaires enseigneraient 18heures en quatre jours et passeraient tous les lundis à l' IUFM. C'était bien entendu parfaitement illégal, notre temps de travail hebdomadaire excédant de huit heures nos obligations de services. Le conseil d'état condamnera en janvier le ministère, le contraignant à dédommager ces heures indûment exigées. N'ayant pas précisé de délai à cette réparation, le ministère ne régulariserait jamais la situation. L'institution, et je le savais déjà que trop bien, n'avait que faire de la loi, lors même qu'elle assommait ses stagiaires de moraline éthique et citoyenne.
Mon année de stage se déroula très tranquillement, d'autant plus que je fus affecté dans un collège des beaux quartiers. Ma tutrice était une femme très compétente, qui sut m'aider efficacement à encadrer une classe de collégiens, ce que je ne savais alors absolument pas faire.
Ma chef d'établissement eut dès le premier jour une image totalement fausse de moi, mais celle-ci était particulièrement flatteuse : elle ne tarirait pas d'éloges sans fondements à mon propos durant toute l'année ! Absurdité de l'arbitraire...
J'avais cependant cette année-là la charge de classes dont l'hétérogénéité atteignait des sommets improbables ! Je me souviens de cette 4°5 : dix élèves avaient déjà largement le niveau d'aller en seconde, ils lisaient Balzac et Flaubert seuls et s'en délectaient ! À cela ajoutons dix élèves très moyens, pourtant issus de catégories sociales financièrement aisées, mais culturellement assez pauvres. Ils ne feraient absolument rien de l'année et ne cesseraient de régresser. Un seul irait en lycée général. Huit étaient primo-arrivants : deux Rwandais, un Ukrainien, quatre Russes et un Américain. Deux autres étaient autistes et n'avaient pas d'AVS.
Je ne réussirais jamais à faire cours à cette classe de manière satisfaisante...
L'histoire de mon épouse fut toute différente. Elle fut et ce dès la première semaine, harcelée par sa chef d'établissement. Celle-ci lui reprochait en réalité principalement d'avoir un enfant en bas âge, ce qu'elle estimait incompatible avec l'exercice de son métier. Tous ceux qui connaissent un tant soit peu l'institution et sa violence imaginent sans peine la litanie des brimades, des insultes, des humiliations qu'elle dut subir pendant dix mois. Mère de famille sur-diplômée, proche de la quarantaine, elle serait traitée comme une petite fille.
Disons aussi tout net que cette principale était connue de tous les services et syndicats pour être parfaitement dérangée. Elle aimait sacrifier un enseignant par an : licenciement, dépression, mutation contrainte.
Notre fille ne faisait pas ses nuits et nous étions loin de nos familles, nous dormions très peu. Après une année invivable, bien qu'elle n'eût jamais eu le début d'un souci ni avec ses élèves ou leurs parents, qu'elle n'eût jamais été arrêtée, mon épouse fut humiliée en inspection. La construction de son cour fut ridiculisée. L'IPR ne regarda ni sa progression annuelle, ni les cahiers de ses élèves. C'était une amie proche de cette principale.
En fin d'année, son stage ne fut pas validé et on ne lui laissa pas l'opportunité de faire une deuxième année. Ses collègues de lettres, sachant la réalité des faits, écrivirent alors au recteur afin de louer son travail et ses compétences : rien n'y ferait. Lors de la commission de titularisation, le jury possédait des faux (c'est une manœuvre courante de l'institution) : il refuserait de voir les originaux que mon épouse avait pourtant apportés.
Elle sortit de cette expérience broyée, alors qu'elle avait auparavant connu la pression des cadres supérieurs du privé pendant des années.
Durant la même période, j'avais sympathisé avec une jeune collègue de lettres effectuant son stage au sein du lycée jouxtant mon collège. Elle aussi avait été démolie par cette même inspectrice au motif qu'elle ne maîtrisait pas sa discipline ! *** avait fait normal rue d'Hulm en philosophie et avait opté pour l'agrégation de lettres modernes qu'elle avait obtenu brillamment ! C'est dire à quel point elle ne maîtrisait pas sont sujet ! Elle aurait la chance de redoubler son stage et de ne pas être licenciée grâce à ses parents, hauts cadres au ministère.
Je m'aperçus alors que d'un peu moins d' 1% de fonctionnaires stagiaires non titularisés, nous étions en une année passé dans l'académie à 9%. Personne ne s'en émut, personne ne le savait : le tour de passe-passe était habile. On feignait de recruter, on annonçait certains chiffres d'admis au concours qu'on amputait ensuite de manière invisible de 10% !
Je découvrais enfin, que tous les stagiaires non renouvelés avaient le même profil : il avait la trentaine ou plus, avaient un minimum de caractère et d'expérience de la vie. Ils n'étaient pas modelables ni de nature servile, on s'en passerait.
Mon épouse et moi avions auparavant été contraints de demander une mutation conjointe puisque stagiaire la même année. Elle, n'étant plus mutée puisque retirée du corps des fonctionnaires stagiaires, je demandais alors à faire valoir mon droit au rapprochement de conjoint, ce qui me permettrait à coup sûr de rester dans ma commune. Cela me fut refusé par ma Dipe.
Direction la campagne à quelque 150 kilomètres de ma ville d'origine. Nous nous installâmes à côté de mon établissement de rattachement, car je n'obtins qu'un poste de TZR, dans une toute petite ville, très agréable, avec donc un salaire pour deux et une petite fille d'un an et demi.
Mon épouse était effondrée. Sa haine pour l'institution était immense et elle nourrissait une impression d'injustice gigantesque. L'été se passa à travailler ses émotions...
Le jour de la rentrée, la DIPE la contacta, contrariée et humilée elle aussi, pour lui annoncer qu'elle était réintégrée dans son poste de stagiaire sur ordre du ministère. Nous ne saurions jamais qui était intervenu et ce qui s'était passé. Elle était attendue dans la journée dans son nouvel établissement, se situant dans la ville que nous venions de quitter ! Elle hésita d'abord, puis accepta enfin afin de prendre une revanche sur la vie et de se prouver qu'elle avait été injustement traitée.
L'année fut très dure : notre petite ne faisait toujours pas ses nuits, et sa maman devait dormir deux soirs par semaine loin d'elle pour assurer son service. Le reste du temps, elle partait à 5h30 pour être à l'heure. Elle était cette année en REP et tout se passerait très bien. Elle aurait même en fin d'année les excuses d'un autre IPR venu l'inspecter pour ce qui lui était arrivé l'année précédente...
"Je ne peux pas vous croire sur parole !"
L'année suivant, titulaire désormais, elle fut mutée à quelque trois heures trente de route de notre domicile, dans une zone que tous les enseignants fuient à cause de sa cherté. J'obtins de ma DIPE, parce que ça l'arrangeait grandement, un poste à l'année dans cette région qui manque encore désespérément d'enseignants. Une chef d'établissement m'appella et me dit que son collège n'avait pas de professeur de lettres classiques et n'en aurait pas, le mouvement étant achevé ! Nous nous rencontrâmes, préparâmes mon service, nous étions tous deux ravis. Nous avions contacté le rectorat qui valida cet arrangement. À la rentrée cependant, je fus affecté sur un poste de lettres modernes dans un autre établissement. L'autre principale n'aurait pas de professeur de latin et de grec de l'année.
Au mois de février mon épouse déclara un cancer malin : elle dut être opérée d'urgence. Le chirurgien l'arrêta évidemment jusqu'à la fin de l'année. Elle subirait quatre lourdes opérations entre mars et juin. Au mois de mai, elle reçut des service de santé du rectorat une convocation pour une contre visite médicale à deux cent kilomètres de l'hôpital où elle était soignée. Son chirurgien fulminait, mais accepta d'adresser un courrier au service médical du rectorat précisant qu'elle ne pouvait en aucun cas se rendre à ce rendez-vous. En effet, cette contre visite avait lieu le surlendemain d'une lourde opération. La Dipe refusa d'entendre quoi que ce soit : « nous ne pouvons pas vous croire sur parole ! » Elle fut menacée de sanction si elle ne se rendait pas à cette odieuse contre visite, à un moment où elle ne savait pas encore si elle pourrait voir sa fille grandir, si elle allait mourir dans les mois suivants. Elle irait donc, en taxi et à nos frais. Le médecin du rectorat fut outré... Elle n'aurait jamais aucune excuse.
À la rentrée suivante, mon épouse avait obtenu une mutation à vingt minutes de mon établissement de rattachement. Elle ne pourrait malheureusement pas retravailler avant un an et était très affaiblie. Toujours TZR, je fus affecté à l'année à plus d'une heure de mon établissement de rattachement. Je fus très surpris, puisqu'à nouveau, nous avions convenu avec le rectorat et le proviseur d'un lycée où j'avais enseigné il y a deux ans, que j'y assurerais un temps plein en lettres classiques.Le proviseur m'appela en catastrophe me demandant pourquoi j'avais demandé à ne pas travailler cette année dans son établissement. Je lui répondis bien entendu que je n'avais jamais rien demandé de tel. Son lycée, qui était tout proche de mon Rad, avait deux services complets à pourvoir, des premières passant le bac, et des terminales en latin et en grec sans professeur ! Ce lycée était mon premier vœu...
S'il avait été attribué à un collègue, c'eût été tout à fait normal, mais en l'espèce, aucun TZR n'y serait nommé cette année-là.
J' appelai alors la DIPE, nous étions fin août avant la rentrée : j'expliquai à nouveau la situation, mon épouse malade, ma fille, la vacance de postes proches de notre domicile... rien n'y ferait. On me répondit qu'on avait autre chose à faire que de satisfaire nos caprices ! Je raccrochai, non sans quelques insultes...
La prérentrée dans ce collège perdu loin de chez moi fut au demeurant hilarante : pas de principal, rien de prêt, ni les classes, ni les services, rien.
L'année suivante, je fus à nouveau nommé en collège, cette fois dans mon RAD. Nous étions à la rentrée 2015-2016 et c'était l'année de la réforme du collège. Je lus beaucoup : d'abord les lois, dans le détails, puis les projets de programmes, puis les programmes. J'étais et suis encore très opposé à ces nouvelles disposition de l'enseignement secondaire, mais compris assez vite que l'autonomie laissée à chaque CA pouvait nous être favorable localement, bien qu'elle fût une calamité nationale.
Nous étions deux à mener la fronde : nous subissions des pressions de la part de notre principal. Mais il s'aperçut vite que nous en avions vu d'autres lui et moi, et que nous n'avions peur ni de lui, ni de l'institution.
J'allais alors encore être témoin de la malignité de ces petits chefs à qui l'on a donné trop de pouvoir. Il s'empara d'abord du cas d'une élève de troisième : une plainte pour harcèlement sexuel fut déposé contre mon collègue à la gendarmerie. Notre principal autorisa immédiatement l'adolescente à ne plus suivre les cours de ***. Ce collègue, qui travaillait ici depuis quinze ans sans aucun problème, avait alors sa propre fille scolarisée dans le collège en classe de cinquième. Il s'effondra et tomba en dépression. L'affaire se tasserait petit à petit et l'adolescente finirait par avouer qu'elle le trouvait simplement trop exigeant : pas une trace de propos ou de gestes déplacés, tout avait été agencé par notre principal et un parent bien naïf. Personne n'en doutait tant *** était sain et sérieux. Un de moins.
À mon tour désormais. Je fus arrêté en mars quatre semaines par mon médecin. Je remplis cependant les bulletins de mes quatre classes. Durant mon absence, nous avions, le principal et moi des échanges à ce sujet. Lors de mon retour, un lundi à 8h, la secrétaire m'annonça alors qu'elle n'avait pas mon arrêt de travail ! Je lui demandai pourquoi elle ne m'avait pas écrit ou appelé avant : silence. Je courus lui chercher les volets un et deux de mon arrêt. Je montai en classe, où les élèves furent heureux de me revoir. Au milieu de l'heure, un étudiant sérieux me demanda pourquoi je n'avais pas rempli les bulletins. Je lui répondis alors qu'ils étaient bien entendu remplis et, le vidéo-projecteur étant allumé, j'ouvrai pronote afin qu'il vit de lui-même. À mon grand étonnement, toutes mes notes et appréciations avaient disparu !
À 10h, j'étais dans le bureau de mon principal, exigeant une explication. Il me rétorqua devant témoins, qu'il n'y avait rien, parce que je n'avais rien rentré. Il savait qu'il mentait. Malheureusement pour lui, j'en avait la preuve via nos échanges de mails. Il était confondu en public et renvoya alors la faute sur son adjoint.
Le lendemain matin les notes et les appréciations réapparurent comme par magie. Mais le mal était fait : les parents avaient écrit au recteur pour se plaindre de mon absence d'évaluation, et je ne le saurais que plus tard, à la demande de mon principal.
Je fus convoqué par la directrice de la Dipe qui jubilait de me tenir enfin ! Elle me menaça de licenciement, m'agonit de critiques sur l'absence d'évaluation de mes élèves. Mais nous le savions elle et moi, le fond du problème était tout autre : il s'agissait de faire taire les opposants à la réforme du collège qui avaient quelque effet sur la situation. Je me défendis faits à l'appui, mais rien n'y fit.
Je subis alors une sanction financière de 28 jours de traitement (2500 euros) pour service non fait, pour la période où j'étais en arrêt maladie !
Le tout étant légalement possible grâce à la disparition du volet 3 de mon arrêt...
Assez curieusement, la seule personne légalement en faute dans ces deux incidents n'encourut aucune sanction : notre principal qui avait le devoir de nous protéger contre les calomnies et de soutenir nos droits. Dans les deux cas, il avait excité les rancoeurs de parents en les manipulant et en leur mentant.
Je terminais cependant l'année de manière combative, et donnais de mon temps pour sauver ce qui était sauvable. L'échec fut complet : exit le latin et le grec. En juin, je savais avoir ma mutation dans ma ville d'origine, en lycée.
***
De ces quinze années rapidement évoquées, je garde l'amour de ma discipline et le respect de mon métier et de mes élèves. Mais, j'ai aussi acquis la certitude que l'institution est atteinte gravement des symptômes de la maladie de notre temps : lâcheté, incompétence, inhumanité, faux semblants.
Si d'aucuns se demandaient encore quelle serait la première réforme à opérer dans notre système d'éducation nationale, je leur suggérerais alors fortement de regarder vers ses cadres.
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