(Encore) une futile étude sociologique
J’habite dans la région de Fontainebleau, une petite ville traditionnelle peuplée en grande partie de petits-bourgeois. Il y a quelque temps, je suis allé à un rallye (=rassemblement de jeunes bourgeois et bourgeoises de "bonne famille" espérant trouver leur futur époux ou épouse) pour voir comment c’est et surtout parce que je n’avais rien d’autre à faire...
Cela m’a permis de faire une pseudo-étude sociologique d’une espèce que je croyais en voie de disparition, mais qui est encore très présente à Fontainebleau : le jeune catholique héritier du modèle social faussement révolu de l’"avant 68".
Je ne sais pas pourquoi je vais à un rallye. Ces soirées très organisées et un peu austères de catholiques ne sont pas quelque chose pour moi (d’après la description que l’on m’a faite). Cependant, j’ai accepté l’invitation de Marie et je suis ici, à 8 h 30, à l’adresse qu’on m’a donnée. J’ai accepté pour deux raisons : le thème de la soirée est « hippie » et il faut bien que je regarde à quoi ressemble un rallye une fois dans ma vie.
Je ne pense à rien, je fais le vide dans mon esprit et j’ouvre la grosse porte en bois qui donne sur une grande salle décorée pour l’occasion.
« Salut Yoann ! C’est sympa d’être venu… », me dit Marie dès qu’elle me voit.
« Ouais. Salut tout le monde. »
Je fais la bise par-ci par-là, je serre deux ou trois mains et je me plante dans un coin. Je fais mes premières observations : le thème de la soirée c’est les hippies, mais il y a une bonne dizaine d’invités en costume cravate. Les jeunes filles et jeunes hommes présents se tiennent droit, un verre de punch à la main. Ils discutent entre eux calmement, toujours avec le sourire. L’ambiance Woodstock n’est pas concevable ici et n’importe quel "vrai" hippie se serait déjà barré en courant depuis longtemps.
Dans un coin, il y a un poster de Jimi Hendrix… Je pense que c’est une offense à sa mémoire de placer Jimi parmi cette foule catholique et austère aux cheveux gominés et bien peignés. Les types en costume ont même une raie bien dessinée, comme dans les années 50.
Je tiens à préciser que mon point de vue n’est absolument pas objectif étant donné que mon cerveau a tendance à caricaturer. Cependant, malgré la chronologie des événements qui sera sans doute un peu hasardeuse, les faits que je vais relater seront authentiques.
La musique : Goldman, Indochine… Toute la variété française pourrie des années 80, mais pas de musique hippie ou même des années 65-70. Le fait qu’ils ne mettent pas de Jefferson Airplane me démoralise complètement. Une envie de gueuler « Merde ! C’est quoi cette musique de kéké ?! » me monte à la gorge, mais j’ai peur de la réaction des parents. Oui, plusieurs parents sont là. Je suppose que c’est normal qu’il y en ait quelques-uns qui surveillent leur fils ou fille quand on participe à un rallye, mais j’ai du mal à accepter qu’il y ait également des petits enfants qui se baladent en polo Ralph Lauren.
« Tout va bien ? », me demande Marie qui passe devant moi.
« Ouais, bien sûr. »
« Je sais que tu te fais chier… Tu peux partir si tu veux. »
« Non, non. J’attends juste Martin et François et j’aurais quelque chose à faire. »
« OK… Promets-moi que tu ne fumes pas de pétard. »
« Je fumerais pas. J’en ai même pas de toute façon. »
« Merci. »
« Il va y avoir cette musique pourrie toute la soirée ? »
« Oui. »
« C’est pas de la musique de hippie ! »
« C’est comme ça. »
« C’est fou ! »
Marie s’éloigne et je m’allume une cigarette, mon avant-dernière. Je regarde encore un peu autour de moi. Des couples cathos commencent à danser, Marie danse avec son père et A. (un type dans ma classe d’allemand) danse avec une jolie fille bien coiffée. Les jeunes bourgeois sont heureux, les parents sont heureux, les petits enfants se font chier et regardent les ados danser et boire leur punch. J’attends Martin, je me sens tellement seul parmi tous les croyants conservateurs. (Oui, c’est un peu dévalorisant et je sens que je suis intolérant.)
« Salut les mecs ! »
« Yoann ! »
« Trop bien comment t’es déguisé Martin ! »
« Toi tu t’es pas foulé, t’es comme d’habitude », réponds Martin.
« C’est un hippie dans l’âme », dit François, qui est, soit dit en passant, très bien déguisé, avec son képi « flower power » et sa chemise disco à col truelle.
« Y en a un de vous qui veut fumer un pet avec moi ? L’ambiance est trop horrible », je montre la poche dans laquelle j’ai le pétard pré-roulé.
« Non. »
« Plus tard peut-être… »
« Non, merci. »
Matin, François et Noé posent leurs manteaux et découvrent à leur tour la salle, sa décoration, la musique et l’ambiance. Ils le font avec le sourire, je ne sais pas si c’est un sourire hypocrite ou si tout ça les fait vraiment marrer…
On discute quelques minutes et François confirme que l’ambiance est pourrie.
« Il faut mettre de la vraie musique de hippie », nous dit-il.
« Ils veulent pas la changer. »
« Mais si… On leur dit qu’on a du Jimi Hendrix et White Rabbit. »
« Bah vas-y. Je suis d’accord pour mettre du Jefferson Airplane. »
Les catholiques dansent comme des fous. Ils dansent le rock en couple, tous de la même manière avec les mêmes mouvements… Nous avons décidé sans vraiment le dire d’appeler les jeunes qui dansent le rock et sont bien coiffés « catholiques ». Ils tournoient follement en affichant de grands sourires.
« On dirait qu’ils sourient tous comme des robots », me dit Martin.
« Ouais, j’ai parlé avec A. et il m’a dit qu’ils dansent toujours le vieux rock et que c’est génial et aussi qu’il n’est pas homo quand j’essayais de danser avec lui et de le décoincer un peu. »
« C’est comme si tous les catholiques étaient obligés d’être heureux et de le montrer », constate Martin.
« Comme s’ils étaient tous surveillés par leurs parents et que c’était un des meilleurs moments de leur vie qu’ils passaient ici avec leurs parents contents. »
« Ils expriment toutes leurs pulsions sexuelles refoulées quand ils dansent. Regarde là-bas, tu vois le décolleté ? Ils ont tous d’énormes pulsions sexuelles. »
« C’est vrai. »
Il a tout compris ce cher Martin. Freud aurait été très heureux d’analyser notre fantastique brochette de cobayes, j’en suis sûr.
On reste quelques minutes à raconter des conneries jusqu’au moment où l’un de nous dit :
« On va en mission de changement de musique ? »
« Ouais. »
« Ils vont pas accepter. »
« On essaye ! »
Le petit groupe se dirige vers le « coin disc-jockey », d’un pas hésitant et sans aucun espoir. Arrivés devant le type qui s’occupe de la musique (un de ces jeunes hommes en costume cravate, je tiens à le préciser), on se dégonfle tous. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne me sens pas capable d’engager une discussion avec une cravate qui se balance sous mes yeux et c’est sûrement la même chose pour Martin et François… Où est Noé ?
Il a dû trouver des gens en chemin.
Alors on reste là, devant le disc-jockey. Je recommence à regarder partout autour de moi pour, peut-être, apercevoir quelque chose d’intéressant. Je pense à l’homophobie, à l’alcool, aux parents présents, à de la bonne musique. Je m’imagine que je suis allongé dans mon lit en écoutant Rock‘n’ Roll Suicide…
« Viens, on boit autant de punch qu’on peut et, si on a de la chance, on sera un peu bourrés. »
« Pas con, avec 2 % de rhum, si on boit autant de punch qu’on peut… »
Ces paroles viennent de loin. C’est Martin et François qui sont allés vers le buffet. Je vois François qui verse du punch dans son verre, puis dans le verre de Martin, puis encore dans son verre… J’attrape un autre petit verre et je le tends à François.
« Moi aussi. Peut-être que ça marchera. »
On boit chacun quatre ou cinq verres et le gros saladier est vide.
Il me semble que François commence à sourire. Martin sourit tout le temps, je ne peux pas savoir s’il commence à être bourré. Pour ma part, je ne sens rien, mais j’en ai eu un peu moins qu’eux.
Ah ! D’autres amis arrivent ! Thibault, Paul et deux ou trois touristes qui vont très bientôt se faire chier. Y a aussi Patouille, il est venu en gros manteau hippie avec un bandeau à la Hendrix.
« Un pet, ça te dit mec ? »
« J’ai mal au bide », répond Patouille.
« Tu me dis si t’as envie. Plus tard peut-être. »
« Ouais… C’est bizarre ici. »
« Je pense comme toi. Martin et François font un marathon de punch : ils vident tous les saladiers qu’ils trouvent. »
Je me retourne et je vois que ce que je dis se confirme : François est en train de se diriger rapidement vers le saladier que la mère de Marie vient de mettre à disposition de tous. Il est à disposition de François et Martin maintenant. Elle fait quoi Marie ?
Je décide de chercher Marie parce que je n’ai rien à faire et que les deux zouaves ont déjà vidé le nouveau saladier. Elle est train de parler avec des gens et j’ai pas envie de faire chier alors je vais voir Ambroise. Il danse avec une fille plutôt mignonne et je m’incruste :
« Yo Ambroise ! »
« Salut, tu t’amuses ? »
« Bonjour mademoiselle… Oui oui, je m’amuse. »
La fille disparaît. Peut-être parce que je suis arrivé en dansant comme un idiot joyeux…
« Tu danses plus ? »
« Bah elle est partie », me répond-il.
« T’as pas forcément besoin de fille pour danser. »
« J’suis pas gay ! », répond violemment A.
« Eh ! Je danse tout seul ou avec des potes et j’suis pas gay non plus. »
Il me regarde comme si j’étais un fou.
« Tu veux fumer un pétard ? »
« T’en as un ? »
« Ouais, tu veux ? »
« Oui. »
Génial. Je ne m’attendais pas à ce qu’A. accepte, mais tant mieux. On se dirige vers la sortie… On croise Patouille, il accepte de venir aussi.
On est dehors, assis sur le petit escalier. J’attends deux minutes qu’il n’y ait plus personne qui passe et j’allume mon petit joint. Je commence à fumer un peu puis je le passe à Patouille qui tire dessus deux secondes et le passe à A. qui tire une fois et tousse.
« Tu fumes pas souvent… Tu tires une fois et t’as l’air malade. »
« Non, j’suis bien. »
« Ok. »
Je fume encore un peu et je passe la fin à Patouille. On retourne dans la salle.
La piste de danse est pleine, les catholiques sont à l’apogée de leur bonheur. Moi je suis bien : je vois des formes bizarres là où il n’y a que des lumières en réalité, je sens l’euphorie artificielle qui monte et j’oublie presque que je ne supporte pas l’ambiance. En fait j’aime bien l’ambiance… Parce que je suis drogué ? Je ne le saurais probablement jamais.
Au fait, je tiens à dire que le cannabis n’est pas pire que l’alcool. En fait, je pense que c’est à peu près la même connerie, sauf que les fumeurs de cannabis se souviennent de tout ce qu’ils font (en tout cas, je me souviens de tout ce que je fais). Ô lecteurs adeptes de l’herbe, vous me comprenez !
Je me balade un peu partout dans la salle. Je dis bonjour aux amis à qui je ne l’ai pas encore dit et je danse vite fait avec Martin. Je sens qu’il est un peu bourré, François aussi. Ils ont réussi !
« Eh Yoann ! Je dois essayer de me serrer une catholique ce soir ! », me dit Martin.
« Ok, je t’aide si tu veux. »
« En fait, j’en ai une qui ne me regarde jamais et je ne comprends pas. »
Je vois des lumières partout. L’herbe me fait voir et sentir des choses qui ne sont pas réelles. J’ai l’impression de vivre dans un poème de Rimbaud… Un poème comme Le Bateau ivre… Je ressens tout comme un film qui défile devant moi, sans que je puisse faire quoi que ce soit. L’envie d’appuyer sur « pause » ou « rembobinage » me prend souvent, mais je n’ai jamais réussi à le faire.
« Regarde là-bas ! »
« Quoi ? », me demande Martin.
« Ta catholique, elle est là-bas et elle t’a regardé ! »
« C’est vrai ? »
« Je sais pas. »
Je m’allume ma dernière cigarette.
« Elle est folle… Les filles ne m’ignorent jamais. »
Je ne continue pas la discussion. Martin me ressemble trop et je n’aime pas m’identifier à d’autres.
J’ai envie de fumer une cigarette, mais je n’en ai plus. J’ai remarqué, il y a quelques minutes, qu’il y a un coin où tous les gens qui ne veulent pas danser s’installent. Les gens qui ne veulent pas danser et ne se sentent pas bien à cette soirée sont tous fumeurs. On pourrait faire exactement la même critique envers le « club » des fumeurs que moi je fais pour les catholiques coincés. Il faudrait que j’écrive un jour quelque chose sur les fumeurs : cette catégorie de personnes qui, au début au moins, ont une certaine fierté d’être fumeurs alors que c’est, au contraire, quelque chose d’idiot et enfantin.
L’inventeur de la cigarette mérite un gros coup de pied au cul et les fumeurs dépendants (je suis dans ce cas) en méritent un encore plus gros.
Je me déplace lentement, mais joyeusement, vers ce coin de fumeurs. J’y trouve Thibault. Je lui demande gentiment une clope et il me l’offre. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense à Axel quand il me tend la cigarette.
Je remercie Thibault et je retourne à l’endroit ou les gens dansent, avec ma cigarette. Je suis heureux et je cherche Martin.
« Martin ! Viens, on va faire chier des catholiques. On cherche les filles les plus coincées et on danse comme des fous devant elles ! »
Je lui dis ça en le pensant sérieusement. Il est d’accord et me montre un groupe de filles qui dansent et s’amusent bien.
Je cours vers elles et je reproduis les pas de danse de John Travolta dans Saturday Night Fever. Elles rient un peu. Avec moi ou de moi ? Martin fait la même chose (en un peu moins ridicule) et nous avons un petit fou rire.
« J’ai envie de pisser », me dit Martin.
« Moi aussi. »
Nous allons ensemble aux toilettes. Pour cela, il faut d’abord monter à l’étage, puis passer devant les parents qui s’occupent de la cuisine, puis arriver aux toilettes sans se casser la figure. C’est difficile, mais nous arrivons au but sans trop nous faire remarquer. Il urine en premier, j’attends devant la porte.
« Fais vite ! »
« C’est bon, j’ai fini… »
Il sort, j’entre.
Après êtres redescendus, nous nous retrouvons devant le poster de Jimi Hendrix.
« C’est une honte de mettre Jimi Hendrix juste devant les catholiques qui dansent sur de la musique de merde », dit Martin.
« Je pensais exactement à ça quand j’ai vu ce poster avant ! »
« On le bouge ? »
« Ouais. »
Nous décrochons le poster et nous le posons sur un fauteuil près du « coin des fumeurs ». L’honneur de Jimi Hendrix est presque sauvé et je découvre que Martin est complètement bourré quand il tombe par terre, attrape une petite guitare et commence à jouer n’importe quoi…
Je sens les effets du pétard qui changent. Les lumières sont redevenues normales, mais j’ai l’impression d’avoir l’ouïe surdéveloppée.
François nous rejoint. Il est encore plus ivre que Martin : il fait le salut militaire à tous les gens qu’il croise. C’est assez amusant de voir un ado (qui ressemble à Pétain à cause du déguisement) faire le salut militaire avec son képi « flower power ».
« Gaaaarde à vous ! », gueule François.
« A vos ordres ! »
« Rien à signaler ? »
« Rien mon caporal ! »
« Pas de hippies bourrés qui font des conneries ? », demande François avec une voix très étrange.
« Juste vous, caporal. »
« Je suis général. Vous me ferez cinquante pompes ! »
« À vos ordres général ! »
Il est bientôt une heure du matin. Je dors chez Martin ce soir, je dois partir en même temps que lui et il doit être chez lui à 1 h 30. On dit « au revoir » à tout le monde et on se casse, avec François.
Nous marchons tous les trois pendant quelques minutes et François ne raconte que de la merde. J’ai appris à ne pas prendre les gens bourrés au sérieux.
« Je t’aime Martin… Je t’aime Yoann ! », dit François.
« Nous aussi on t’aime beaucoup. »
« N’oubliez jamais votre général ! »
« On ne l’oubliera pas… »
« Vive Jimi Hendrix ! »
« Oui ! »
« Bonne nuit les mecs… »
« Toi aussi ! »
François part dans une autre direction. Il ne marche pas droit, il gueule quelques conneries que j’ai du mal à comprendre.
49 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON