Et si la crise sanitaire faisait vaciller notre démocratie ?
L'état d'urgence sanitaire et l'utilisation accrue des technnologies de contrôle (géolocalisation, vidéo-protection, biométrie...) remettent en cause certaines libertés individuelles et collectives.
La sécurité sanitaire est au cœur des préoccupations depuis le début de l’année 2020.
La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 votée pour faire face à l'épidémie de covid-19 a permis au gouvernement de créer un état d’urgence sanitaire. Cet état d'urgence a ouvert la voie à un régime d'exception. De nombreuses mesures liberticides ont été mises en œuvre.
Il est légitime de se demander si les technologies de contrôle (caméras, géolocalisation, biométrie, reconnaissance faciale), ne pourraient pas conduire à la mise en place d'un état totalitaire. La peur et l'argument de la sécurité contribuent à restreindre nos libertés. Le terme de sécurité est d’ailleurs souvent utilisé de façon récurrente afin de justifier l’utilisation de technologies de contrôle ou le recours à des situations d’exception.
Ainsi, entre autres, la liberté d’aller et venir a été limitée ; le droit de mener une vie privée et familiale pourtant consacré par l’article 8 de la CEDH, a été ignoré.
Le 10 juillet 2020, bien que la fin de l’état d’urgence sanitaire ait été votée, des restrictions importantes sont encore imposées notamment en ce qui concerne les rassemblements et le port du masque. Ces restrictions interpellent dans un état supposé de droit. En effet rien n’indique que ces exceptions temporaires, entraves à nos libertés individuelles et collectives, ne deviennent à l’avenir des règles permanentes. https://bit.ly/3lqUa9W
Répondre à la peur des citoyens ?
L’acceptation de ces entraves est fortement liée au sentiment d’insécurité perçu pendant et en sortie de crise. La peur de mourir, d’être malade, de perdre un proche contribue fortement à cette acceptation. Un environnement perçu comme imprévisible et sans contrôle, peut alimenter des peurs. Chaque individu construit ce sentiment d’insécurité, notamment en fonction de ses valeurs, son éducation, ses lectures et ses échanges. Il s’agit de la perception sociale du risque. D’autres éléments interviennent dans l’émergence de la peur : des éléments sociodémographiques, culturels, géographiques[1].
La philosophie nous apprend que la notion d’autrui intervient probablement également dans la construction de la vision du monde, dans la peur et la perception de l’insécurité. De nombreux philosophes ont écrit sur ce thème : Sartre, Husserl, Descartes. L'altérité est une des catégories fondamentales de l'esprit. Autrui, c'est l'autre, c'est à dire le moi qui n'est pas moi... Autrui, c'est celui qui n'est pas moi et que je ne suis pas [2]. C'est au 19ème siècle, avec Hegel, que la notion d'autrui apparaît dans la réflexion philosophique : sans autrui, je ne peux pas exister. Je dépends de l'autre. Sartre (L'être et le néant, 1943) prolonge la pensée de Hegel en interprétant le conflit humain tel qu'on le vit à travers le regard de l’autre : c'est l'agression du regard d'autrui qui exprime le mieux ma dépendance par rapport à l'autre. Quand autrui me regarde, il me transforme en chose, il me met en danger car je me découvre en position d'objet. L'insécurité nait de la peur de l'autre.
La mise en œuvre d’un état d’urgence ne répond pas néanmoins à une authentique demande sociale de sécurité sanitaire mais illustre un choix d’élus cherchant à faire valoir leur rôle dans la mise en place de cette politique de sécurité et de protection.
Un environnement anxiogène peut permettre de légitimer la mise en œuvre de mesures restrictives, l’utilisation de technologies de contrôle. Souvent dénoncés par les partenaires sociaux, ces technologies sont strictement encadrées par la loi.
C’est le cas de la géolocalisation et de la vidéo-protection.
https://bit.ly/2EDX9e8 https://bit.ly/3hDSdES
L’application stop COVID, même si elle a fait débat, a obtenu un avis préalable de la CNIL https://bit.ly/2FW4tCq, afin d’assurer la pleine conformité du traitement au règlement général sur la protection des données (RGPD). Bien que la CNIL ait émis plusieurs observations sur le projet de décret qui lui a été soumis et sur les conditions opérationnelles de son déploiement, StopCovid est disponible depuis le 2 juin.
Le Coronavirus a donc légitimé la mise en place d’un système panoptique pourtant décrié avant la crise. Les technologies de contrôle (biométrie, géolocalisation, caméras ) sont semblables au fonctionnement du modèle carcéral imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIème siècle. Le propre du panoptique est d’induire une forme d’autocontrôle, « celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir [3] ». Le mécanisme d’ensemble permet d’« imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque [4] ».
Notre état de droit est-il mis en danger avec l'exploitation des technologies de contrôle ?
Les dispositifs de contrôle incarnent une technologie de pouvoir bien spécifique, inscrite dans une lignée historique et culturelle donnée. Les sociétés contemporaines, qui cherchent à se rassurer en ayant recours à ces dispositifs, produisent les conditions de leur propre fragilité ; la peur crée sa propre réalité[5].
Laurent Mucchielli[6] avait dès 2008 alerté sur une « frénésie sécuritaire ». La stratégie politique s’appuie sur un bouc émissaire (le virus) pour justifier la mise en place d’un régime d’exception. La peur des citoyens peut être utilisée pour prolonger cette situation exceptionnelle.
Dans une démocratie, les normes sont légitimées par le législateur. Les comportements anormaux sont appréciés en fonction de valeurs morales, du contexte, des individus.
Du côté des entreprises, des restrictions sont également instaurées (port du masque ou gestes barrière par exemple). La cour de Cassation a retenu que « l’employeur ne peut apporter aux droits et libertés individuelles et collectives du salarié des restrictions non justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but poursuivi »[7].
Et dans les entreprises, peut-on tout se permettre ?
La loi du 4 août 1982[8], en déterminant que le règlement intérieur ne peut apporter de restrictions aux droits et liberté individuelles qui ne soient justifiées par la nécessité des missions et la proportionnalité au but recherché, a limité le pouvoir des employeurs. Ainsi, l’installation d’une technologie telle que la vidéo protection ou la géolocalisation ne doit pas conduire à une mise sous surveillance généralisée et permanente du personnel.
L’employeur doit veiller l’adaptation constante des mesures de prévention afin de tenir compte du changement des circonstances. La situation sanitaire implique une mise à jour du document unique d’évaluation des risques. Les mesures de prévention qui découlent de l’actualisation du document unique d’évaluation des risques doivent être portées à la connaissance des salariés. Cette démarche est conduite avec l’intervention des instances représentatives du personnel (CSE) ainsi que le service de santé au travail. L’utilisation de l’application StopCovid, dont l’emploi repose sur le volontariat ne peut être rendue obligatoire, ce conformément aux garanties qui ont été apportées devant le Parlement sur le respect des principes fondamentaux et valeurs de la République française.
Les employeurs, dans le cadre de la prévention des risques d’exposition au Covid-19, sont certes invités à faire connaître ce dispositif et encourager le téléchargement de l’application. Mais ils ne peuvent pas l’imposer à leurs salariés, que ce soit par le biais du règlement intérieur ou par tout autre moyen qui serait dès lors entaché d’illégalité.
Néanmoins, le masque étant considéré comme un EPI (équipement de protection individuelle), le salarié pourra être sanctionné.
Notre liberté longtemps nous l’avons gardée mais devant les nécessités et les peurs collectives nous avons soumis nos habitudes et nos vies au contrôle de nos dirigeants.
Les restrictions actuelles, bien que justifiées laissent à penser que nos libertés pourraient être rapidement remise en cause et la démocratie mise à mal.
La grande faiblesse des régimes de liberté, c'est que chacun y est libre de clamer qu'on ne l’est pas (Jean Rostand).
[1] Roché. S, « Expliquer le sentiment d’insécurité : pression, exposition, vulnérabilité et acceptabilité », Revue française de science politique, vol. 48, n° 2, 1998.
[2] Sartre 1943, L'être et le néant.
[3] Ibid., p. 236.
[4] Deleuze Gilles, Foucault, Minuit, Paris, 2004, p. 41.
[5] de la surveillance à l’identification modalités de développement et enjeux sociaux d'une technologie sécuritaire rapport final - projet biorafale 2011 Nicolas horvat.
[6] Sociologue, directeur de recherches au CNRS, auteur de nombreux travaux sur la délinquance, son traitement pénal et le débat public sur la sécurité, « la frénésie sécuritaire, retour à l’ordre et nouveau contrôle social », Ed la découverte, 2008, 138 p.
[7] Cour de Cass, Chbre Soc, 17 juin 2009, n°07-44.029.
[8] Article L 4122-1 :
Le règlement intérieur est un document écrit par lequel l'employeur fixe exclusivement :
- les mesures d'application de la réglementation en matière d'hygiène et de sécurité dans l'entreprise ou l'établissement, et notamment les instructions prévues à l'article L. 230-3 ; ces instructions précisent, en particulier lorsque la nature des risques le justifie, les conditions d'utilisation des équipements de travail, des équipements de protection individuelle, des substances et préparations dangereuses ; elles doivent être adaptées à la nature des tâches à accomplir ;
- les conditions dans lesquelles les salariés peuvent être appelés à participer, à la demande de l'employeur, au rétablissement de conditions de travail protectrices de la sécurité et de la santé des salariés dès lors qu'elles apparaîtraient compromises ;
- les règles générales et permanentes relatives à la discipline, et notamment la nature et l'échelle des sanctions que peut prendre l'employeur.
Il énonce également les dispositions relatives aux droits de la défense des salariés, tels qu'ils résultent de l'article L. 122-41 ou, le cas échéant, de la convention collective applicable.
Il rappelle les dispositions relatives à l'abus d'autorité en matière sexuelle, telles qu'elles résultent notamment des articles L. 122-46 et L. 122-47 du présent code.
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