Etude socio-historique de l’eschatologie judéo-nazaréenne (suite 2)
L’éruption du Vésuve dans l’apocalypse selon Jean
Des allusions à l’éruption du Vésuve semblent également se trouver dans l’apocalypse johannique. Après ce qui pourrait être une évocation des maux qu’eurent à subir les Juifs durant la première guerre judéo-romaine[1],
« Je regardai, quand l’agneau ouvrit un des sept sceaux, et j’entendis l’un des quatre êtres vivants qui disait comme d’une voix de tonnerre : Viens. Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc ; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre.
Quand il ouvrit le second sceau, j’entendis le second être vivant qui disait : Viens. Et il sortit un autre cheval, rouge-feu. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’enlever la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgeassent les uns les autres ; et une grande épée (machaira) lui fut donnée.
Quand il ouvrit le troisième sceau, j’entendis le troisième être vivant qui disait : Viens. Je regardai, et voici, parut un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance dans sa main. Et j’entendis au milieu des quatre êtres vivants une voix qui disait : Une mesure de blé pour un denier, et trois mesures d’orge pour un denier ; mais ne fais point de mal à l’huile et au vin.
Quand il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième vivant qui disait : Viens. Je regardai, et voici, parut un cheval verdâtre. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l’accompagnait. Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par le glaive (rhompia), par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre[2]. »
apparaît un topos[3] qui nous fait immédiatement penser aux effets dévastateurs d’une forte éruption volcanique :
« Je regardai, quand il ouvrit le sixième sceau ; et il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière devint du sang, et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme lorsqu’un figuier secoué par un vent violent jette ses figues vertes. Le ciel se retira comme un livre qu’on roule ; et toutes les montagnes et les îles furent remuées de leurs places. Les rois de la terre, les grands, les chefs militaires, les riches, les puissants, tous les esclaves et les hommes libres, se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes. Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous, et cachez-nous devant la face de celui qui est assis sur le trône, et devant la colère de l’agneau ; car le grand jour de sa colère est venu, et qui peut subsister ?[4] »
Bien entendu, l’univers tout entier ne s’est pas littéralement effondré en l’an 79 ap. J.-C. Mais c’est vraisemblablement l’impression qu’eurent les habitants de Pompéi et de ses environs lorsque de violents séismes ébranlèrent leurs luxueuses villas, que la nuée obscurcit le ciel et qu’une pluie de lapillis et de pierres ponces s’abattit sur la Campanie :
« La cour par où l'on entrait dans son appartement commençait à s'encombrer tellement de cendres et de pierres, que, s'il y fût resté plus longtemps, il lui eût été impossible de sortir. On l'éveille. Il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil, et délibèrent s'ils se renfermeront dans la maison, ou s'ils erreront dans la campagne : car les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements de terre qui se succédaient, qu'elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place. D'un autre côté, on avait à craindre, hors de la ville, la chute des pierres, quoiqu'elles fussent légères et minées par le feu. De ces périls, on choisit le dernier. Chez mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible ; chez ceux qui l'entouraient, une crainte l'emporta sur une autre. Ils attachent donc avec des toiles des oreillers sur leurs têtes : c'était une sorte d'abri contre les pierres qui tombaient. Le jour recommençait ailleurs ; mais autour d'eux régnait toujours la nuit la plus sombre et la plus épaisse, sillonnée cependant par des lueurs et des feux de toute espèce[5]. »
Une autre allusion à cette catastrophe historique figure au chapitre 8 de l'Apocalypse. Aux versets 2 à 6, nous lisons :
« Je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et sept trompettes leur furent données. Et un autre ange vint, et il se tint sur l’autel, ayant un encensoir d’or ; on lui donna beaucoup de parfums, afin qu’il les offrît, avec les prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône. La fumée des parfums monta, avec les prières des saints, de la main de l’ange devant Dieu. Et l’ange prit l’encensoir, le remplit du feu de l’autel, et le jeta sur la terre. Et il y eut des voix, des tonnerres, des éclairs, et un tremblement de terre. Et les sept anges qui avaient les sept trompettes se préparèrent à en sonner. »
L’auteur de ce texte que la tradition chrétienne a identifié comme étant l’apôtre Jean[6] - mais qu’il convient d’assimiler à un membre influent de la mouvance judéo-nazaréenne - semble avoir établi un lien de cause à effet entre les prières des saints et l’éruption du Vésuve[7]. La voix de Yahvé correspondant aux sons très spécifiques, prolongés et musicaux, produits par les gaz éruptifs, s’était une nouvelle fois fait entendre. Des éclairs dus au frottement des poussières volcaniques entre elles avaient illuminé le sommet du Vésuve. Enfin, un violent séisme avait accompagné la phase phréatomagmatique de l’éruption.
La première trompette
Il survint ensuite la phase plinienne au cours de laquelle plusieurs milliers de tonnes de cendres et de pierres ponces s’abattirent sur Pompéi et sa région :
« Le premier sonna de la trompette. Et il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang, qui furent jetés sur le pays (gè)[8] ; et le tiers du pays (gè) fut brûlé, et le tiers des arbres fut brûlé, et toute herbe verte fut brûlée[9]. »
Étouffés par les gaz toxiques, nombre d’habitants s’effondrèrent à terre. D’autres qui s’étaient réfugiés dans les caves de leurs maisons périrent écrasés par l’effondrement de leur toit.
La seconde trompette
Jean évoque ensuite la nuée ardente qui, lors de la seconde phase de l’éruption, emporta l’antique cité d’Herculanum :
« Le second ange sonna de la trompette. Et quelque chose comme une grande montagne embrasée par le feu fut jeté dans la mer[10]. »
La coulée pyroclastique noya les maisons, s’infiltra dans tous les interstices, brûla les arbres, les poutres, le mobilier et quelques centaines de corps. La population qui s’était en majeure partie regroupée dans des locaux proches de la plage trouva instantanément la mort lorsque la nuée atteignit la côte.
Puis il poursuit :
« Le tiers de la mer devint du sang, et le tiers des créatures qui étaient dans la mer et qui avaient vie mourut, et le tiers des navires périt[11]. »
Jean faisait peut-être allusion aux mugissements de la mer et à l’effet de l’appel du tsunami qui, selon Pline le Jeune, avait laissé une multitude de poissons morts sur le rivage[12].
La troisième trompette
Notre visionnaire écrit encore :
« Le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux fut changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux, parce qu’elles étaient devenues amères[13]. »
Il est probable qu’en tombant dans les rivières et fleuves de Campanie, la cendre volcanique rendit leurs eaux amères (goût métallique) et impropres à la consommation. Lorsque Dion Cassius rapporte que « d’autres fléaux fondirent aussi au hasard sur les hommes et les troupeaux » (voir supra), nous pouvons supposer que nombre d’entre eux furent en fait atteints de fluorose.
La quatrième trompette
Plus loin dans le texte, Jean évoque l’obscurcissement du ciel par le nuage de cendres :
« Le quatrième ange sonna de la trompette. Et le tiers du soleil fut frappé, et le tiers de la lune, et le tiers des étoiles, afin que le tiers en fût obscurci, et que le jour perdît un tiers de sa clarté, et la nuit de même[14]. »
Une telle perturbation atmosphérique occasionnée par une forte éruption volcanique a été observée à maintes reprises dans l’histoire. Outre celle liée au Vésuve et relevée par Dion Cassius (voir supra), la plus ancienne description de ce phénomène a été décrite par Plutarque dans sa Vie de César :
« Un second signe, ce fut l’obscurcissement du globe solaire, qui parut fort pâle toute cette année-là, et qui chaque jour, à son lever, au lieu de rayons étincelants, n’envoyait qu’une lumière faible et si languissante, que l’air fut toujours épais et ténébreux ; car la chaleur seule peut le raréfier ; son intempérie fit avorter les fruits, qui se flétrirent avant que d’arriver à leur maturité[15]. »
Plus près de nous, l’éruption du volcan islandais Laki (1783) engendra un épanchement de plusieurs millions de tonnes de dioxyde de soufre et d’acide fluorhydrique qui donna naissance à travers l’Europe à ce qui est connu sous le nom de « brouillard de Laki ».
Depuis la ville d’Auxerre, l’abbé Jean-Louis Giraud-Soulavie (1751-1813) décrivit d’une manière météorologique l’obscurcissement du soleil qu’il avait pu observer :
« Le nuage que j’ai prouvé occuper un grand espace en longueur, largeur et profondeur sur la surface de notre sol, est encore bien élevé au-dessus de nos plus hautes montagnes : sur le plateau supérieur d’où sort la Seine, j’ai vu le soir et le matin le soleil s’obscurcir et devenir très rouge. A l’abbaye de St. Seine, observant ces faits avec les Religieux de la maison, nous avons longtemps fixé le soleil sans que l’œil en ait été fatigué, et je ne puis mieux exprimer la modification de ses rayons par le brouillard, qu’en rapportant notre remarque : « le soleil serait bien visible aujourd’hui au télescope sans préparer les verres ». Ceux qui savent qu’on les noircit jugeront combien ce singulier nuage retient les rayons solaires, et les Physiciens qui s’occupent dans ce moment avec tant de succès des couleurs, pourront rechercher la cause de cette couleur, qui seule reste sans scintillation : enfin plusieurs personnes qui ont vu le soleil pour la première fois dans cet état, ont cru voir la lune[16]. »
Ce phénomène qui rappelle l’enténèbrement de l’Égypte, provoqué jadis par Moïse, sur l’ordre de Yahvé[17] est aussi rapporté par les prophètes israélites dans des textes qui n’ont pas toujours été compris :
« Voici, le jour de l’Éternel arrive, jour cruel, jour de colère et d’ardente fureur, qui réduira la terre en solitude, et en exterminera les pécheurs. Car les étoiles des cieux et leurs astres ne feront plus briller leur lumière, le soleil s’obscurcira dès son lever, et la lune ne fera plus luire sa clarté […] C’est pourquoi j’ébranlerai les cieux, et la terre sera secouée sur sa base, par la colère de l’Éternel des armées, au jour de son ardente fureur[18]. »
« Quand je t’éteindrai, je voilerai les cieux et j’obscurcirai leurs étoiles, je couvrirai le soleil de nuages, et la lune ne donnera plus sa lumière. J’obscurcirai à cause de toi tous les luminaires des cieux, et je répandrai les ténèbres sur ton pays, dit le Seigneur, l’Éternel[19]. »
« Devant eux la terre tremble, les cieux sont ébranlés, le soleil et la lune s’obscurcissent, et les étoiles retirent leur éclat[20]. »
« Le soleil et la lune s’obscurcissent, et les étoiles retirent leur éclat. De Sion l’Éternel rugit, de Jérusalem il fait entendre sa voix ; les cieux et la terre sont ébranlés. Mais l’Éternel est un refuge pour son peuple, un abri pour les enfants d’Israël[21]. »
« Malheur à ceux qui désirent le jour de l’Éternel ! Qu’attendez-vous du jour de l’Éternel ? Il sera ténèbres et non lumière[22]. »
Jean connaissait probablement tant cette tradition que le langage métaphorique qui avait été employé par les prophètes pour décrire la manifestation de la souveraineté de Yahvé :
« Oracle sur l’Égypte. Voici, l’Éternel est monté sur une nuée rapide, il vient en Égypte ; et les idoles de l’Égypte tremblent devant lui. Et le cœur des Égyptiens tombe en défaillance […] Je livrerai l’Égypte entre les mains d’un maître sévère ; un roi cruel dominera sur eux, dit le Seigneur, l’Éternel des armées[23]. »
« Oracle sur Ninive […] L’Éternel est un Dieu jaloux, il se venge, l’Éternel se venge, il est plein de fureur ; l’Éternel se venge de ses adversaires, il garde rancune à ses ennemis. L’Éternel est lent à la colère, il est grand par sa force ; il ne laisse pas impuni. L’Éternel marche dans la tempête, dans le tourbillon ; les nuées sont la poussière de ses pieds[24]. »
En observant ou, plus vraisemblablement, en entendant parler de cet obscurcissement, il crut sans doute que le signe du Fils de l’homme venait de paraître dans le ciel afin d’annoncer (présage) l’arrivée imminente du Mashia’h[25] :
« Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors le signe du Fils de l'homme paraîtra dans le ciel, toutes les tribus se lamenteront, et elles verront le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et une grande gloire[26]. »
Mais, avant cela, d’autres fléaux allaient encore frapper les hommes non marqués du sceau de Yahvé :
« Je regardai, et j’entendis un aigle qui volait au milieu du ciel, disant d’une voix forte : Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre, à cause des autres sons de la trompette des trois anges qui vont sonner ! [27] »
[1] L’apocalypse johannique reprend certains thèmes du livre d’Ézéchiel. Les deux auteurs voient un rouleau de parchemin sur lequel sont écrits des lamentations, des plaintes et des gémissements (Ézéchiel 2, 9-10 ; Apocalypse 5). Ils reçoivent pour mission d’annoncer à la maison d’Israël de grandes calamités que l’Éternel a préparées. En ce qui concerne l’origine culturelle et religieuse de l’image des quatre cavaliers, voir Pierre et André Sauzeau, « Les chevaux colorés de l’apocalypse. I : L’apocalypse de Jean, Zacharie et les traditions de l’Iran », dans Revue de l’histoire des religions. Année 1995, volume 212, numéro 3, pp. 259-298.
[2] Apocalypse 6, 1-8.
[3] L’obscurcissement du ciel est un sujet récurrent dans l’eschatologie juive. Voir plus loin.
[4] Apocalypse 6, 12-17.
[5] Pline le Jeune, Lettres, VI, 16.
[6] Cf. Justin, Dialogue, 81, 4 ; Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V, 5, 2 ; V, 26, 1 ; V, 30, 3 ; Tertullien, De pudicitia, 20 ; Fragment de Muratori, 48-49, etc.
[7] Selon Jacques 5, 17-18, les nazaréens avaient reçu le même pouvoir qu’Élie.
[8] L’exégète français Claude Tresmontant a écrit : « Il faut faire attention à la traduction du grec gè, qui traduit l’hébreu eretz (…) Le mot français terre signifie d’une part la terre que l’on laboure, que l’on travaille, que l’on cultive, ce qui correspond à l’hébreu adamah. Le mot français terre, la terre, signifie aussi la planète Terre, depuis que nous avons une idée de ce qu’est une planète, de ce qu’est notre planète, sa configuration, etc., c’est-à-dire depuis peu de siècles. En traduisant l’hébreu eretz par le français la terre, on peut induire le lecteur de langue française en erreur, en lui laissant supposer qu’il s’agit de la planète Terre, ce qui est aussi étranger à l’auteur de l’Apocalypse qu’à l’auteur du livre de l’Exode, que cite constamment l’auteur de l’Apocalypse. Il faut donc traduire : le pays. L’auteur de l’Apocalypse va établir une analogie entre les catastrophes qu’il prévoit et qu’il annonce, et les catastrophes survenues en Égypte au XIIIème siècle avant notre ère » (C. Tresmontant, Apocalypse de Jean, Paris, 3ème édition, François-Xavier de Guibert, 2005, pp. 188-189).
[9] Apocalypse 8, 7.
[10] Apocalypse 8, 8.
[11] Apocalypse 8, 9.
[12] Pline le Jeune, Lettres, VI, 20.
[13] Apocalypse 8, 10-11.
[14] Apocalypse 8, 12.
[15] Plutarque, Vie de César, LXXV. Il s’agissait de l’éruption volcanique de l’Etna en 45 av. J.-C. L’éruption, attestée par les carottes glaciaires, fut contemporaine de la mort de Jules César. Voir P.Y. Forsyth, « In the Wake of Etna », 44 B.C., Classical Antiquity, 7, 1988, pp. 49-57.
[16] Soulavie Giraud, Journal de Paris, n° 202 du lundi 21 juillet 1783.
[17] Exode 10, 21-23.
[18] Ésaïe 13, 9-13.
[19] Ézéchiel 32, 7-8.
[20] Joël 2, 10.
[21] Joël 3, 14-17.
[22] Amos 5, 18.
[23] Ésaïe 19, 1-4.
[24] Nahum 1, 1-3.
[25] Mashia'h provient de la racine MS'H, signifiant « onction (d'un homme) avec de l'huile (d'olive) », selon la coutume ancienne.
[26] Matthieu 24, 29-30.
[27] Apocalypse 8, 13.
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