Porter un masque pour démasquer
À l’exemple de Günter Wallraff avant elle ou d’Anne Tristan (2), Florence Aubenas a usé d’un leurre, le quiproquo, pour explorer l’univers d’une chômeuse réduite à courir des emplois de femme de ménage. Ainsi face aux employeurs, administrateurs et employés rencontrés dans ses démarches comme dans ses vacations, elle a offert un masque qui a eu pour effet de démasquer ses interlocuteurs : devant une inoffensive chômeuse/femme de ménage, ils n’ont pas cru devoir prendre de gants avec elle, ils ont montré leur visage sans fard. Ils se seraient maquillés à leur avantage, on l’imagine, si F. Aubenas s’était présentée en journaliste venue enquêter sur les chômeurs en quête de travail. Du coup, la chasse n’aurait pas été aussi giboyeuse. C’est ce que le lecteur conteste vigoureusement. « Rien ne prouve, proteste-t-il, que des informations "extorquées" d’une manière ou d’une autre aux employeurs seraient de meilleure qualité que celles qui seraient données, de leur plein gré, par les salariées elles-mêmes à une journaliste qui viendrait, en tant que telle, enquêter. »
Il a l’air d’ignorer la puissance du réflexe de la peur qui tient les langues pour éviter des représailles.
Cette technique du quiproquo, on est confus de devoir le rappeler, est pratiquée par tous les services de renseignements du monde, policiers, militaires ou résistants : c’est celle de l’infiltration qui permet à un agent, à l’insu et contre le gré de ceux qu’ils fréquentent quotidiennement et qui pour cette raison ne se méfient pas de lui, d’obtenir d’eux et sur eux les informations les plus confidentielles et de les transmettre à ses responsables. Le métier est risqué : Denis Donaldson, un ami du héros républicain irlandais Bobby Sands mort en 1981 dans une grève de la faim, a été ainsi retrouvé, en avril 2006, assassiné criblé de balles : il avait avoué, en décembre 2005, avoir infiltré le mouvement républicain irlandais et travaillé pendant 20 ans pour les services secrets britanniques.
« L’information extorquée » dans les expériences de psychologie sociale
Les expériences de psychologie sociale offrent, d’autre part, un bel exemple pour réfuter l’objection naïve de ce lecteur : afin d’accéder à une information fiable, elles se doivent, en effet, de neutraliser l’autocensure des sujets qu’elles étudient. Un documentaire (3) a récemment rappelé utilement, par exemple, les expériences menées entre 1960 et 1963 par Stanley Milgram à l’Université de Yale à New Haven aux USA. Or, comme Solomon Asch avant lui pour observer la pression du groupe sur l’individu, quelle stratégie Milgram a-t-il dû mettre au point pour obtenir des sujets étudiés une information fiable sur leur soumission à l’autorité ? Pouvait-il se contenter de l’information donnée par simple interrogatoire comme on le pratique dans les sondages ? En aucun cas, parce que les intéressés 1- ou ne savaient pas quel était leur degré de soumission à l’autorité, 2- ou, s’ils le connaissaient, auraient pu le minimiser ou refuser de le révéler, car avouer une soumission aveugle de valet n’est pas valorisant.
- Un leurre de diversion
Milgram a donc conçu une stratégie visant à obtenir à l’insu et/ou contre le gré des sujets étudiés l’information la plus fiable possible : c’est ce qu’on nomme une information extorquée par opposition à l’information donnée qui, elle, est livrée volontairement par l’émetteur et qui, pour être filtrée par son autocensure, n’est pas fiable du tout. Il fallait donc que les sujets ignorent qu’ils étaient l’objet des expériences. Milgram leur a donc fait croire, par un leurre de diversion, qu’ils participaient à une étude des effets de la punition sur le processus d’apprentissage et la mémoire, et que leur partenaire était l’objet de toutes les attentions
- Le leurre de l’information donnée déguisé en information extorquée
Il ne fallait pas non plus que les sujets soupçonnent un instant que ce partenaire, jouant le rôle de l’élève à qui ils infligeaient des décharges électriques croissantes à chaque erreur, était un comédien de l’équipe de Milgram qui ne recevait en fait aucune décharge : dans le film « I comme Icare » d’Henri Verneuil qui retrace quatre des 18 variantes des expériences, on voit donc le professeur Nagarra - qui joue le rôle de Milgram - se tromper volontairement sur l’identité d’un des deux participants quand il le salue pour la première fois ; ou encore, un tirage au sort truqué permet de répartir les rôles de l’élève et du moniteur de sorte que le sujet soit à son insu obligatoirement le moniteur.
On est ici à chaque fois en présence d’un leurre particulier que la distinction entre information donnée et information extorquée permet de comprendre : c’est le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée qui pousse la victime à se tromper elle-même en lui fournissant une hypothèse autovalidante pour vicier son raisonnement. Le schéma est le suivant :
1- l’information donnée par le professeur : je ne connais aucun des deux participants ;
2- l’hypothèse autovalidante tirée des idées reçues : en général, quand une personne se trompe sur l’identité d’un individu d’un groupe de deux, c’est que les deux individus lui sont inconnus ;
3- l’information extorquée obtenue par le sujet en conclusion de son propre raisonnement : le professeur m’a attribué l’identité de mon partenaire ; donc il ne nous connaît ni l’un ni l’autre.
L’information donnée peu fiable est ainsi déguisée en information extorquée plus fiable puisque c’est le sujet qui l’obtient par lui-même.
Il en est de même du rôle de moniteur tenu par le sujet.
1- L’information donnée par le professeur : chacun des deux participants peut être ou élève ou moniteur ;
2- l’hypothèse autovalidante tirée des idées reçues : un tirage au sort entre deux options confère à chacune d’elles 50 % de chances d’être choisie.
3- L’information extorquée obtenue par le sujet en conclusion de son propre raisonnement : puisque le rôle de moniteur m’a été attribué par tirage au sort, j’aurais très bien pu être l’élève.
Seulement le tirage au sort est truqué : les deux papiers portent la même mention « moniteur » et c’est le sujet qui a été invité à en choisir un.
Le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée pendant la Seconde Guerre Mondiale
Or, c’est exactement ce leurre que le lecteur indisposé relève à son insu en croyant avancer un autre argument décisif pour réfuter la notion d’information extorquée qu’il qualifie étourdiment d’ « absurdité » : « Rappelons d’abord, écrit-il, que le summum de l’intoxication est obtenu par la révélation, sous la torture, d’informations fausses par un émetteur de bonne foi : (cela a été l’un des épisodes de « l’Opération Fortitude » pendant la 2e guerre mondiale). » Il faut vraiment tout ignorer du mécanisme d’information mis en oeuvre dans ce cas d’espèce pour soutenir pareille ineptie.
Une des « Opérations Fortitude » a été, en effet, montée dès 1943 par les Alliés pour faire croire aux Nazis à un débarquement dans le Pas de Calais et les écarter des plages de Normandie retenues. Des agents à qui on avait fait croire à ce débarquement dans le nord de la France, ont été sciemment livrés aux mains des Nazis pour que sous la torture ils révèlent ces faux lieux du débarquement. L’information donnée sur les plages du Pas-de-Calais a été ainsi déguisée sous la torture en information extorquée, puisqu’elle a été obtenue à l’insu et contre le gré des malheureux que l’État-Major allié n’a pas hésité à sacrifier pour tenter d’alléger le dispositif de défense nazi en Normandie.
Un remarquable film de Gérard Vergez, « Bras de fer » (4) s’inspire d’une de ces opérations et en relate une sous le nom de code « Judas » : un agent français, envoyé de Londres, est ainsi livré à Paris à la Gestapo par son propre ami très lié avec l’Occupant, dont il ignore qu’il est aussi résistant et même son chef de réseau. On imagine sa stupeur quand il entend cet ami qui assiste à la torture qu’on lui inflige, le sommer de révéler les caches d’armes constituées dans le Pas-de-Calais car il lui a été intimé par son chef de Londres l’ordre d’obéir strictement à celui qui lui ferait entendre le mot de passe qu’ils sont tous deux seuls à connaître : « Sans Judas pas de Christ » !
On a eu l’occasion d’évoquer aussi « l’Opération Mincemeat » à plusieurs reprises sur AgoraVox. Elle a eu pour objectif de détourner les Nazis des plages de Sicile qui, vu d’Afrique du Nord, apparaissaient trop comme des plages de débarquement idéales (5).
On y retrouve là encore, manié avec virtuosité par les services britanniques, le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée.
« Pluralisme de sources » et « enquête critique méthodique » pour accéder à une « information extorquée »
Il est entendu cependant que l’information extorquée n’est pas seulement obtenue par les seuls usages de la violence ou de la ruse. Ce lecteur indisposé et naïf paraît l’ignorer en opposant la fiabilité de témoignages donnés volontairement devant un tribunal et celle des aveux : « L’exemple le plus frappant, écrit-il, se situe dans le domaine pénal, où des témoignages concordants, donnés de leur plein gré par les témoins ou des experts, ont une valeur probante infiniment supérieure à des aveux, lesquels ne l’ont précisément, qu’à la mesure de la bonne volonté avec laquelle ils ont été faits ! Très exactement le contraire de ce que prétend Villach… »
On est bien évidemment ici en présence de l’enquête critique méthodique, policière, judiciaire ou journalistique qui réunit un pluralisme de sources pour, dans la confrontation de celles-ci, établir la représentation de la réalité la plus fidèle possible. Mais ce n’est pas le témoignage donné volontairement qui rend fiable l’information. C’est de la confrontation entre les témoignages recueillis que peut être extorquée, contre le gré même de leurs auteurs, une représentation plus fidèle de la réalité : certains témoignages peuvent être invalidés ou, au contraire, confirmés par d’autres.
Ainsi trois méthodes permettent-elles d’accéder à l’information extorquée : 1- l’enquête critique méthodique avec un pluralisme de sources recueilli ; 2- la ruse avec divers leurres comme l’infiltration ou les écoutes de toutes sortes ; 3- et la violence avec l’intimidation, le chantage et la torture morale et/ou physique. Mais on convient volontiers que la torture n’est pas le moyen le plus assuré d’accéder à une information extorquée fiable, parce que n’importe quel aveu peut être arraché sous la souffrance infligée
Il ressort de ces exemples que l’information présente bien deux variantes de fiabilité inégale : 1- l’une est l’information donnée qui est livrée volontairement par l’émetteur ; soumise à son autocensure, elle n’est pas fiable sans être systématiquement erronée ; 2- l’autre est l’information extorquée qui est obtenue à l’insu et/ou contre le gré de l’émetteur : échappant à son autocensure, elle acquiert pour cette raison une plus grande fiabilité ; aussi est-elle la seule à être traquée par tous les services de renseignement de la planète.
Le lecteur indisposé croit voir dans cette notion d’information extorquée l’indice d’une mentalité de « complotiste ». Il faut être le jouet de « l’illusion de la transparence » dans la relation d’information pour oser porter pareille accusation. Les performances des médias ont beau être aujourd’hui prodigieuses ; tant que loups et agneaux ne paîtront pas amicalement dans de verts pâturages, elles ne changeront rien au principe fondamental qui régit la relation d’information : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. Même ce lecteur se soumet à ce principe à son insu et s’il fait preuve d’une ignorance susceptible de lui nuire, c’est bien involontaire de sa part. On prête à Churchill une traduction de ce principe qu’on a trouvée justement en exergue du film « Bras de fer » de Gérard Vergez : « En temps de guerre, aurait-il dit, la vérité est si précieuse qu’elle devrait être toujours protégée par un rempart de mensonges ». N’y a-t-il qu’en temps de guerre que l’on doive éviter de s’exposer aux coups d’autrui ? Le secret et l’information donnée avec ses leurres offrent les moyens de se protéger. C’est justement la raison pour laquelle l’information extorquée est si convoitée. Elle est souvent vitale : dans la fable de La Fontaine, « Le Lion malade et le Renard » (VI, 14) les renards lui doivent la vie sauve. On conseille à ce lecteur peu averti la lecture des fables de La Fontaine : c’est une bonne école pour apprendre la complexité de l’information. Paul Villach
(1) Paul Villach,« Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas : le courage de "l’information extorquée" », AgoraVox, 24 février 2010
(2) Günter Walraff, « Tête de Turc », Éditions La Découverte, 1986.
Anne Tristan, « Au Front », Gallimard, 1987,
(3) Christophe Nick « Le jeu de la mort », France 2, 17 mars 2010
(4) Gérard Vergez, « Bras de fer », film, 1985
(5) Paul Villach, « La désinformation, un leurre des médias traditionnels », AgoraVox, 27 mars 2007.
Paul Villach « Une idée à rendre chèvre… de M. Seguin : la mesure officielle de la qualité de l’information ! » AgoraVox, 19 octobre 2009.
(6) Critique d’un lecteur écrivant sous le pseudonyme de Léon.
« Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas et l’imposture de l’« information extorquée ».
Ceux qui lisent les articles de Paul Villach sur Agoravox connaissent ses classifications de l’information. Celle qu’il appelle « l’information extorquée », c’est à dire qui n’est pas révélée de son plein gré par son émetteur étant, selon lui, celle qui a le plus de valeur, qui est la plus « intéressante », la plus fiable.
On lui avait été fait à maintes reprises des objections multiples à une telle absurdité.
Rappelons d’abord que le summum de l’intoxication est obtenu par la révélation, sous la torture, d’informations fausses par un émetteur de bonne foi : (cela a été l’un des épisodes de l’opération fortitude pendant la 2e guerre mondiale).
Ensuite, ce que les gens révèlent dans le cadre d’une information « extorquée » ne donne à cette dernière aucune valeur a priori. En effet, si elle doit être "extorquée", c’est qu’elle a de la valeur pour son émetteur, mais cela ne préjuge en rien de la valeur qu’elle pourrait avoir pour son récepteur.
Enfin, il est facile de démontrer qu’une même information peut, en de multiples circonstances, être obtenue de manières multiples : en l’extorquant d’une personne qui ne voudrait pas la révéler de son plein gré ou facilement d’une autre qui n’aurait aucun intérêt particulier à la cacher.
Pour dire les choses d’une manière plus simple, il n’existe aucun rapport, pour le récepteur, entre l’intérêt, la pertinence, la réalité, la fiabilité, la valeur de l’information et la manière dont celle-ci a été obtenue : avec l’agrément de son émetteur ou contre son gré.
L’exemple le plus frappant se situe dans le domaine pénal, où des témoignages concordants, donnés de leur plein gré par les témoins ou des experts, ont une valeur probante infiniment supérieure à des aveux, lesquels ne l’ont précisément, qu’à la mesure de la bonne volonté avec laquelle ils ont été faits ! Très exactement le contraire de ce que prétend Villach…
Cette imposture intellectuelle est particulièrement frappante lorsque ce dernier prétend en tirer un argument pour donner de la valeur au livre-témoignage de Florence Aubenas, « Le quai de Ouistreham » où celle-ci, se faisant passer pour une femme de ménage, partage leur dure vie entre employeurs-exploiteurs et pantalonnades au Pôle-Emploi.
Après avoir lu ce livre, je suis revenu sur l’article que Paul Villach lui a consacré. D’abord, j’ai des doutes sur le fait qu’il l’ait lu ; ensuite l’usage qu’il en fait comme illustration de ses théories est éminemment contestable.
On se demande bien, en effet, où est "l’information extorquée" et surtout à qui elle a été extorquée…
En effet, s’il s’agit de décrire par le menu l’activité de ces femmes de ménages, rien n’indique qu’un système d’interview plus classique ou d’approche plus traditionnelle n’aurait pas donné des résultats équivalents voire meilleurs en terme d’information. L’enquète aurait été probablement plus longue.
J’ai en mémoire le livre de Sylvie Péjut « Scènes de la grande pauvreté », témoignage sur la vie quotidienne à la cité de 4000 de la Courneuve qui remonte aux années 80. Elle ne s’était pas crue obligée de se faire cogner par un mari ou devenir alcoolique pour la décrire, ni même d’y habiter en continu ou de dissimuler son travail et son identité. Mais son « immersion » y a duré deux ans…
Il s’agit ici de connaître les conditions de travail de ce femmes, travailleuses précaires et sans qualification. Qui a « intérêt » à les dissimuler ? plutôt leurs employeurs évidemment. Mais, pour les connaître, il suffit d’interroger les salariées… Rien ne prouve que des informations "extorquées" d’une manière ou d’une autre aux employeurs seraient de meilleure qualité que celles qui seraient données, de leur plein gré, par les salariées elles-mêmes à une journaliste qui viendrait, en tant que telle, enquêter. On peut faire exactement la même remarque sur les pratiques des Pôles-emploi, autre sujet du livre.
Certes, on se rend mieux compte de la fatigue à exercer soi-même un travail qu’à se le faire raconter par ces femmes. Mais pour certaines informations qu’elle a obtenues en se faisant passer pour l’une d’elles, combien Florence Aubenas n’en a-t-elle pas manquées à cacher son identité ?
D’une certaine manière, la seule information extorquée qu’on trouve dans ce livre concerne cette pratique des Pôles-emplois qui consiste à convoquer les chômeurs à des formations-bidon qui n’ont d’autre objectif que de radier ceux qui n’y viennent pas. Parce qu’il s’agit là, effectivement, d’une pratique secrète ; mais ce n’est pas son « déguisement » qui a permis à Florence Aubenas de le savoir…
Bref, loin de moi l’idée de dire que le livre de Florence Aubenas n’a aucune valeur ou aucun intérêt, mais il n’en a certainement pas plus qu’un autre qui aurait utilisé une manière journalistique plus classique d’obtenir l’information. Cela n’aurait pas été le même livre, certes. Mais aurait-il été moins bon en termes de qualité de l’information ? cela reste largement à prouver.
Bref, lorsque Villach prétend s’appuyer sur cette pratique de l’immersion incognito dans un milieu pour le connaître, comme exemple-type de « l’information extorquée », et pour nous démontrer qu’elle est la meilleure ou la plus fiable, il nous prouve, au contraire, que sa classification n’a aucun sens ni aucun intérêt…
Etrange conception du monde et du réel que de le voir constitué de secrets et de mensonges qu’il s’agit de percer. Au fond et à sa manière, différente des cinglés qui sévissent sur le net, Villach est également un complotiste. Léon
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