Je me souviens...
Lorsque j’étais gamin, nous vivions à Paris, mes parents, mes sœurs et moi. Nous habitions à la limite des 13e et 14e arrondissements, au deuxième étage d’une vieille bâtisse insalubre condamnée à être démolie. Une impasse, faite de gros pavés, longeait notre maison. Elle aboutissait à une cour secrète, cernée d’ateliers vétustes et de cabanons délabrés envahis par les acacias et les sycomores. Ces constructions de bric et de broc étaient, elles aussi, vouées à la démolition. Un sculpteur au poil broussailleux vivait pourtant là. Témoins de sa présence, d’innombrables débris de plâtre jonchaient le pavé de la cour. L’homme était du genre bourru ; nous évitions de l’approcher, de peur qu’il ne nous découpe en morceaux et nous fasse disparaître dans l’une de ses statues monumentales.
Au-delà de cette cour, d’autres maisons, encore plus vétustes que la nôtre, avaient d’ores et déjà été détruites par les pioches des démolisseurs. Elles avaient laissé la place à un terrain vague parsemé de débris, au pied des murs noirâtres de la prison de la Santé. Des tas de gravats en formaient les collines ; des vestiges d’escaliers, plongeant dans les caves, en constituaient les grottes souterraines. En quelques mois, buddleias, sureaux et acacias s’y étaient développés avec une surprenante volubilité en formant des îlots touffus de végétation où l’on pouvait facilement se dissimuler. C’est là, dans ce dangereux abri de verdure ceint par une palissade, que nous partions à l’aventure, mes potes et moi. Ce mystérieux territoire nous était pourtant interdit, sous peine de recevoir une paire de taloches. Il n’en avait que plus d’attraits : une fois découverts les points faibles de la palissade, nous en avions fait, malgré les rats, les tessons de verre et les débris de métal rouillé, notre terrain de jeux préféré. De temps à autre, au milieu d’une partie de cache-cache ou d’une guerre sans merci entre Indiens et cow-boys, un détenu de la Santé nous interpellait gentiment depuis sa cellule ; nous lui répondions d’un signe amical de la main avant de reprendre nos jeux, sans avoir conscience du réconfort que ce simple geste apportait au prisonnier.
Nous étions en 1957. J’avais 10 ans.
Je me souviens que mes premiers contacts avec le 7e art datent de cette période. Chaque jeudi, ma mère nous emmenait, mes sœurs et moi, galoper au parc Montsouris ou au jardin des Plantes, en escomptant que la fatigue de nos courses incessantes nous assommerait rapidement le soir venu. Jusqu’au jour où notre mère nous a entraînés pour la première fois dans la minuscule salle de cinéma du Muséum d’histoire naturelle. On y projetait un documentaire en noir et blanc sur la faune montagnarde.
Je me souviens être resté scotché sur mon siège devant l’espièglerie des marmottes, les spectaculaires piqués des rapaces et surtout l’impressionnante virtuosité des bouquetins. Dès lors, j’ai attendu chaque semaine avec impatience le retour du jeudi, en espérant très fort que nous irions au jardin des Plantes. Par chance, nous y sommes retournés très souvent. De cette époque, datent sans doute les milliers d’images animalières qui trottent encore aujourd’hui dans ma tête.
Naturellement, j’aurais bien aimé aller voir un film de cinéma, un vrai, avec des acteurs et des actrices comme dans Cinémonde. Mais le moment n’était pas encore venu. Et voilà que, miracle !, une équipe de cinéastes tourne un film sous les marronniers du boulevard Arago, à deux pas de ma communale. Avec des acteurs en chair et en os, une grosse caméra sur pied, des projecteurs et tout le toutim ! Sitôt la classe finie, les copains et moi, nous sommes sortis de l’école en hurlant comme d’habitude malgré les interdictions réitérées du concierge. Mais au lieu d’entamer une partie de foot sur le trottoir avec une balle en papier, ou d’aller tirer des sonnettes comme un jour ordinaire, nous sommes partis en courant vers le lieu du tournage.
Je me souviens que les techniciens, la clope au bec, s’affairaient au milieu des câbles et des projecteurs. Dans le même temps, la maquilleuse pomponnait une actrice, une blonde plutôt bien balancée. Sur le coup, on a été déçus que ce ne soit pas Brigitte Bardot ou, mieux encore, Gina Lollobrigida dont les roploplos alimentaient nos fantasmes. Quand même, on trouvait la fille* vachement classe. Jusqu’au moment où un redoublant du CM2 a déclaré qu’elle avait l’air d’une bêcheuse. Et c’est vrai qu’à bien l’examiner on aurait dit la fille du boulanger, une pimbêche qui se croyait supérieure depuis qu’elle avait décroché son CAP de coiffure. Du coup, on s’est intéressé au grand type en blouson à col d’aviateur qui s’impatientait en faisant des ronds comme les loups du jardin des Plantes. À proximité de lui, assise sur une cantine en métal, une petite femme à lunettes, genre secrétaire, notait des tas de trucs sur des blocs de papier sans se préoccuper du reste. Celle-là, elle n’était vraiment pas terrible, mais bon, ce n’était pas une actrice.
Au bout d’un moment, il ne s’était toujours rien passé. Mes potes et moi, nous étions d’autant plus déçus qu’on allait finir par se faire appeler Arthur en rentrant à la maison. En attendant que ça démarre, nous avons entrepris de sauter par-dessus la corde qui délimitait le plateau pour nous amuser. Au début, ça s’est bien passé, on rigolait bien. Jusqu’au moment où quelqu’un a tiré sur la corde au moment précis où je sautais. Résultat : une gamelle sur le macadam et un KO pire que si j’avais pris un uppercut d’Alphonse Halimi. Lorsque je me suis réveillé, la moitié de l’équipe de tournage se penchait sur moi. Quant à mes salauds de potes, ils s’étaient tous carapatés. Je me suis senti devenir rouge comme une écrevisse après la cuisson. J’ai bondi sur mes pieds, récupéré mon cartable et filé en courant avant que le producteur ne vienne me demander des comptes. Le film s’appelait À pied, à cheval, en voiture. Il n’a pas laissé une grande trace dans la filmographie française.
Enfin, quelques semaines après cet incident, la bonne nouvelle est tombée : le lendemain samedi, promis-juré, pendant que notre père irait travailler, notre mère nous emmènerait tous les trois pour la première fois de notre vie au cinéma. Un vrai cinoche, avec des vrais fauteuils et un vrai rideau rouge, pas la petite salle de 50 places du Muséum. Ce cinéma se nommait le Petit Denfert. On y projetait Jeux interdits.
Je me souviens avoir été surpris de découvrir un film en noir et blanc, alors que la couleur se généralisait. D’après le fils du dentiste, le noir et blanc, c’était carrément nul : la preuve, les Amerloques, ils ne faisaient plus que des films en couleur ! Fastoche de critiquer quand on y va souvent, au cinéma. Moi, même en noir et blanc, ça me paraissait génial. Et puis j’étais tout de suite entré dans cette histoire tragique. Entre ce gamin qui me ressemblait et la petite orpheline, si jolie et si craquante avec ses croix de bois et son désespoir, j’écarquillais tout grand les yeux pour ne pas en perdre une miette. Ce jour-là, malgré tous mes efforts, je me souviens avoir pleuré comme une madeleine, bien que ce soit indigne d’un garçon. Après la projection, je suis resté très longtemps obsédé par la détresse de la petite Paulette et par la mélodie envoûtante de la guitare. Aujourd’hui encore, j’éprouve de l’émotion à les retrouver dans ma mémoire, et je ne peux pas voir Brigitte Fossey sur un écran sans avoir une pensée émue pour la merveilleuse petite fille qu’elle a été.
Quelques semaines plus tard, un autre film était programmé au Petit Denfert : Hans Christian Andersen et la danseuse. Par chance, il a fait le dimanche un temps de chien, peu propice aux jeux d’extérieur. Après un temps d’hésitation, notre mère s’est résignée, malgré la dépense, à nous emmener une nouvelle fois au cinéma pour ne pas nous avoir dans les pattes durant tout l’après-midi.
Pour être franc, je ne me souviens plus très bien du film. Je n’ai qu’une certitude : celui-là était bel et bien en couleur. Il racontait l’histoire d’amour du conteur danois pour une belle danseuse, en mêlant la vie d’Andersen à celle de ses héros. Je n’en ai gardé que quelques images en mémoire, notamment celle de la petite marchande d’allumettes, désespérée sur le trottoir enneigé d’une ville scandinave. Cette fois-là encore, j’ai beaucoup pleuré. Par chance, il n’y avait aucun de mes copains dans la salle... Si je me souviens peu du film, la musique est en revanche restée gravée dans ma tête, à tel point que je me surprends parfois à la fredonner, si longtemps après. Et puis surtout, je me souviens avoir craqué pour la danseuse, assurément la plus belle femme du monde. Je crois bien que c’était Zizi Jeanmaire, mais je n’en suis pas très sûr. Quoi qu’il en soit, elle m’a durablement ébloui, et j’ai longtemps rêvé de son sourire et de ses yeux pétillants.
Un demi-siècle plus tard, il m’arrive encore de rêver d’elle. Ou plus exactement du souvenir émerveillé qu’elle a gravé dans la mémoire d’un gamin de 10 ans.
* Sophie Daumier
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