L’arme de la religion
Lorsque Bruno Gaccio et moi avons écrit, sous forme de dialogue, notre livre sur la liberté d’expression, sa nécessité et ses limites, je me souviens d’échanges très vifs sur la religion et le catholicisme. Pour être franc, ce n’était pas seulement la dérision dont usait mon interlocuteur qui me mettait mal à l’aise, c’était aussi ce que je découvrais en moi et qui me mettait en état de fragilité. J’ai tenté, alors, d’approfondir les raisons de cette crispation qui nous faisait sortir de la joute intellectuelle pour nous faire entrer dans un monde infiniment plus obscur. Je ne suis pas parvenu à tirer des leçons décisives de cette expérience. J’ai seulement perçu, à cette occasion, l’obligation de ne pas tout mettre sur le même plan et de savoir distinguer, en particulier, l’idée de la croyance.
Il m’a toujours semblé que la finalité d’une idée était non seulement d’être exprimée, mais d’être éventuellement discutée, voire contredite. Une idée perd son sens si elle ne s’insère pas dans un espace qui lui permettra de s’affronter au feu de l’intelligence d’autrui. La liberté de l’esprit, de la parole et de l’écrit est naturellement consacrée à ce type de controverse. Une idée, cela se discute. Une croyance, c’est une conviction qui est composée d’impalpable et de mystère, elle ne vous place plus dans le champ de la rationalité, mais vous constitue de manière si forte et si intime que la mettre en cause, c’est vous attaquer vous-même dans votre être, dans vos profondeurs. Une croyance, cela se laisse tranquille.
Il n’empêche qu’au regard de la liberté d’expression, qui ne peut pas s’assigner des limites qui tiendraient seulement aux subjectivités souffrantes et blessées de telle ou telle communauté, aux offenses faites à la foi de ceux pour qui la religion devrait demeurer intouchable, à l’abri de la critique, de la moquerie et du sarcasme, il faut bien accepter que les religions elles-mêmes soient passées au crible du scepticisme moderne et soumises à la dérision contemporaine.
Je reconnais que j’aurais pu plus aisément soutenir cette thèse qui, dans la pureté des principes, me semble cohérente, si je n’avais pas senti longtemps que l’offensive anti-religieuse ne s’attachait qu’au catholicisme et au pape, alors que les religions juive et musulmane étaient épargnées. Cette exclusivité de l’agression venait sans doute aussi du fait que la hiérarchie catholique, par sa tolérance revendiquée, ne faisait peur à personne, et même appelait l’attaque, à cause de cette tendance qui conduit à s’en prendre volontiers à la faiblesse au lieu de la laisser en paix. Les temps heureusement ont changé, et le catholicisme se rebiffe !
Il est normal que les religions se servent des règles de l’Etat de droit pour défendre leur honneur, ce qui les fonde et ce qui les fait respecter. Un certain nombre de procédures ont été engagées parce qu’en telle ou telle circonstance, une communauté de croyants s’est sentie avilie et méprisée. La loi est précisément l’outil qui permet la conciliation entre le principe nécessaire de la liberté d’expression pleinement entendue et les éventuelles souffrances causées à telle partie de la société. La loi est une arme de pacification et de restauration.
Les protestations dans le monde arabe, à la suite de la publication de douze caricatures du prophète Mahomet, dépassent, et de très loin, les polémiques habituelles. J’ai pu voir ces caricatures, et je ne me prononcerai pas sur le fond de la doctrine. Je note tout de même que des esprits autorisés affirment que l’islam n’interdit pas la représentation du prophète et que ces caricatures, si elles peuvent apparaître blessantes, sont sans commune mesure avec l’indignation internationale que les tenants de cette religion propagent. Pour des raisons, à l’évidence, politiques.
Ce n’est plus le droit qui est une arme, même si d’aucuns, tardivement, songent à l’utiliser. La religion, elle, est devenue l’arme suprême, et c’est parce que ce combat nous entraîne bien au-delà du débat classique sur la liberté d’expression qu’il convient, pour les démocraties, de présenter un front uni et une solidarité sans faille. Ce qui se cache derrière ces fureurs apparemment religieuses, c’est une volonté politique de détruire ce qui donne sens et légitimité à nos sociétés. J’ai l’impression qu’à intervalles réguliers, on cherche à tester nos forces, notre capacité de résistance et la qualité de notre adhésion à nos propres valeurs. Sans cesse, on cherche à voir "jusqu’où on peut aller trop loin". Si la démocratie recule dans cette lutte capitale, si elle affaiblit son discours par une compréhension qui altèrera la vigueur de sa position, elle perdra. Il y en a assez de ces démocraties, ce régime le plus exemplaire qui soit, qui s’excusent d’être ce qu’elles sont.
Une démocratie a le devoir de se battre. Elle a le droit de se défendre. Elle peut le faire sans se renier. Les démocrates n’ont pas vocation à être des moutons. Dans l’arme de la religion, il faut voir l’arme.
25 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON