L’impasse comme horizon
Eu égard à la crise actuelle, nombreux sont les doigts à pointer des coupables. Parmi ceux-ci, l'État prédateur, le marché livré à lui-même, la grande fratrie des banquiers, les éternels assistés, les spéculateurs de tous poils ou encore les ennemis du "libéralisme". Et s'il y avait un peu de tout cela à la fois ? Si le problème n'était pas écoomique, ni même politique, mais avant tout anthropologique ? Si la remise en question se devait d'être bien plus profonde qu'il n'y paraît ? À l'heure où l'Occident se réjouit aveuglément que les révoltes arabes semblent vouloir lui emboîter le pas dans la course effrénée au confort, il n'est pas inutile de rappeler certaines choses.

Une personne décide de s’investir dans l’élaboration et la promotion d’un certain type de produit. Après avoir constaté un créneau porteur au moyen d’une étude de marché rigoureuse, cette personne dévoue son temps, son argent et son énergie à rendre viable son projet ; elle devient entrepreneur. Que ledit produit soit de l’ordre d’un bien matériel ou d’une prestation de service, si tant est que l’entreprise ainsi établie soit à but pleinement lucratif, notre entrepreneur attend naturellement de voir ses efforts et ses sacrifices payés de retour. Son objectif premier est donc d’engendrer de la vente de son produit des bénéfices substantiels, et de rendre ceux-ci pérennes, réguliers, voire croissants. Peut-être alors pourra-t-il songer à de nouveaux produits pour fidéliser ou diversifier sa clientèle. De la quantité d’articles vendus (biens ou services) dépendra la santé de son entreprise, de sa faculté à proposer une offre soutenue résultera l’assurance d’un avenir sur ce secteur. Pour ce faire, l’entrepreneur aura dû se prémunir contre le sombre effet de redondance (même à bas coût), le risque de désuétude précoce et, a contrario, contre l’innovation trop en avance sur son temps. En somme, il lui faut être en permanence en adéquation optimale avec la double conjoncture économique et culturelle.
En vis-à-vis, une demande prend connaissance, par des moyens publicitaires, de la nature et du prix de vente des biens ou services proposés. Il serait vain d’y déceler un mouvement tout à fait rationnel, hasard et coïncidences y tiennent un rôle non négligeable. Toutefois, lorsque le produit en question est destiné à un emploi régulier et qu’il est mis sur le marché à prix modique, pour peu qu’il s’ajuste au besoin du moment avec un niveau de qualité décent, il met toutes les chances de son côté pour rencontrer rapidement son public. S’agissant d’un article somptuaire, ou, sans même parler de luxe, d’un produit auquel la nouveauté et le degré de sophistication confèrent un prix de base inabordable pour la plupart des bourses, l’entrepreneur devra compter pour commencer sur des clients aussi « marginaux » que le snob, l’esthète, le féru ou le professionnel. C’est alors seulement qu’opère toute la magie de l’époque. Réservé au départ à un cercle fermé de happy few (l’anglais a son importance, le français tombe à plat pour tout ce qui est commercial), le produit inaccessible va rayonner dans les médias, donnant à voir en quoi il participe de la vie des gens qui comptent, à savoir ceux dont on parle le plus. De superflu, cet article va peu à peu devenir opportun, son prix également, permettant une démocratisation du In et du High-tech, élément de distinction pour le premier, de confort pour le second. Le temps aidant, son emploi va percoler à travers la société, voir la distinction se généraliser, faire du confort une habitude commune. Ainsi ce produit, du superflu à l’opportun, va-t-il bientôt se rendre nécessaire. Ce mimétisme intégral fera subir en conséquence une métamorphose aux règles et modes de vie, au point d’incliner toutes les institutions et les relais sociaux (employeurs, services, commerces ou autres) à faire d’un tel article une évidence et à l’inscrire, en quelque sorte, au patrimoine irréversible de la consommation de masse. Dès lors, notre produit devient indispensable.
Lorsque la massification est achevée, il n’est plus question de s’interroger sur le besoin réel auquel répond le nouvel article. L’indigence inclut dorénavant la privation de celui-ci. Ainsi la fraction sociale à ne pouvoir y accéder par manque de ressources est-elle amenée à se considérer comme nécessiteuse et hors-caste. Elle s’en convainc d’autant plus aisément que tout concourt à faire de cette privation un retard eu égard au confort, un confort toujours croissant car adossé au progrès de commande. Sont par exemple incorporés comme autant de nouvelles nécessités l’accès généralisé aux moyens de locomotion, aux techniques de communication, ainsi que le renouvellement de produits censés se périmer de plus en plus tôt (progrès galopant, vétusté programmée ou simple effet de mode). Les fameuses classes moyennes, mieux nanties, ne sont pourtant pas sorties d’affaire, car une fois qu’elle s’est généralisée, par définition, la distinction s’estompe, se détache de l’objet naguère convoité. Elle réapparaît néanmoins sous les espèces d’un nouvel article qui entamera à son tour un cycle d’assimilation sociale, et ainsi de suite. Par conséquent, et dans cette optique, non seulement la stratification de la société en classes successives prend tout son sens, mais elle met en mouvement le processus de la consommation perpétuelle. Le dénuement s’en trouve contextualisé – celui d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui – et s’avère pourtant de plus en plus insupportable en regard de l’obscénité de certaines grandes fortunes. Mais de la base au sommet, le confort graduel est la passion commune. Que celle-ci soit concevable ou inconvenante, le long cortège des biens à posséder est sans limite et permet à la production et à la consommation de se courtiser mutuellement pour enfanter la croissance. Et la croissance, c’est l’alpha et l’oméga de l’homo mercator, le concept autour duquel pactisent les frères ennemis, le libéral et le socialiste, dont les regards se croisent. Le premier voit en l’entrepreneur le véritable moteur de la croissance et en l’offre une motivation de la demande. Le second maintient que c’est la demande qui motive l’offre et qu’une consommation coûte que coûte est le va-tout de la croissance. L’un et l’autre se persuadent mutuellement que si la croissance économique périclite, tout s’écroule, ce que tend à vérifier le monde que nous nous sommes aménagés.
Il tombe sous le sens que plus les agents économiques sont nombreux à prendre part à l’univers marchand (en intervenant soit dans la chaîne de production, soit dans la chaîne de consommation ou, mieux encore, dans les deux tour à tour), plus le marché prospère, donc plus le capitalisme a sa raison d’être. Encore faut-il s’entendre sur une définition commune de ce dernier, ce qui est trop rarement fait : le capitalisme est un système économique et social axé sur la maximisation des profits par le biais de la libre concurrence des entreprises, de la concentration des capitaux ainsi que de la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Toutes choses qui ne peuvent être garanties que dans un État de droit apte à écarter tout risque de guerre suffisamment longtemps pour voir s’épanouir de solides échanges commerciaux, sans quoi « liberté d’entreprendre », « concentration de capitaux » et « propriété privée » sont de vains mots. Ce qui laisserait à penser, ou plutôt à confirmer qu’un agencement politique, dans la perspective arbitrale du législateur, est le préalable à toute action commerciale. Mais ce n’est pas tout. La particularité socio-économique de l’immédiat après-guerre crée un précédent. Jamais auparavant l’Occident ne s’est trouvé en mesure de céder à une telle foison marchande, ce que furent les fameuses Trente Glorieuses. En amont, nous avons vu qu’un travail préparatoire avait contribué peu à peu à délivrer les êtres du carcan de l’ordre ancien et à faire émerger les volontés individuelles comme autant de gouvernails. En réduisant les fins communes à tous aux seules dispositions à la conservation, soit les plus abordables, l’âge moderne faisait le choix de sacrifier la verticalité à l’horizontalité, la transcendance à l’œcuménisme ; tout jugement de valeur devenait assimilable à une affaire de goût. Atomisation sociale, profusion des agents économiques, relativisme utilitaire, restait en aval un profond dégoût pour la guerre et ses horreurs en 1945, suivi d’un nouvel essor démographique, d’une reconstruction matérielle participant d’une reconstruction morale, et d’un besoin incontestable de noyer dans la consommation les souvenirs de la plus grande abomination de l’histoire de l’humanité pour attester le caractère inédit de cette période de prospérité économique. Comment Marx, Weber ou Schumpeter auraient-ils pu présager une telle conjoncture, aboutissant fatalement à plus ou moins long terme au triomphe du capitalisme ? Comment le communisme aurait-il pu flatter autant les masses dans la situation paradoxale qui était la sienne d’un matérialisme prônant le partage par le vide ? Comment, enfin, ne pas considérer le capitalisme à maturité comme un système propre à l’histoire contemporaine, concomitant de l’émergence de sociétés entièrement vouées à la consommation, à la satisfaction des besoins assimilés et à la génération sans fin de nouvelles demandes ?
Voyons tout de suit en quoi il peut paraître légitime de voir primer la demande sur l’offre. Le bon sens veut qu’une communauté cherche à satisfaire ses besoins premiers par elle-même et que sa condition primitive dans un environnement hostile lui aliène tout superflu en faveur du strict nécessaire. Si cette communauté échoue à vivre en autarcie et à trouver quelque succédané pour sa survie, elle se tourne alors vers une communauté voisine dont elle a éprouvé l’existence et cherche à troquer son surplus en une chose contre l’objet de son manque en une autre. Autrement dit, s’il peut toujours y avoir surplus (ou, plus généralement, superflu), celui-ci ne peut être perçu que comme le moyen de combler un manque futur, soit au sein même de la communauté dont il est question, soit chez le voisin en contrepartie d’un besoin comblé. C’est parce qu’il y a manque réel ou anticipé que le surplus est initialement constitué ; c’est pour satisfaire une demande vitale préalable que l’offre se présente. En focalisant sur l’universalité des besoins, en faisant du contentement incessant de tels besoins le mobile de la vie sociale, la modernité, celle de Machiavel, de Hobbes, de Locke, de Smith comme de Marx , perpétue la société bourgeoise, émancipatrice de l’individu. Mais cette émancipation sociale et politique se double d’une aliénation nouveau genre au désir insatiable, au point, nous l’avons vu, de transformer le superflu en indispensable. Lorsque le désir devient une raison de vivre et la consommation un leitmotiv, le libéral est en droit de prétendre que l’offre guide la demande ; il est cependant dans l’erreur lorsqu’il considère cet état de fait comme une vérité éternelle. L’emprise entrepreneuriale est pour ainsi dire datée, elle entre en conjonction avec l’émergence de pratiques somptuaires au sein de la bourgeoisie européenne, les nouveaux débouchés issus des colonies (mercantilisme et économie de comptoirs au XVIIe siècle), et le coup de main sans précédent du progrès technique dans la confection et la diffusion des produits. Les cotonnades en provenance des Indes sont, à cet égard, emblématiques. Importées en Europe par les Anglais dès le XVIe siècle, les « indiennes », ces étoffes de coton légères, peintes ou imprimées, ont rapidement du succès. Il ne s’agit pas d’un bien de première nécessité – pas encore – mais d’un article de coquetterie très prisé de l’aristocratie et de la bourgeoisie luxuriante, réceptives aux modes vestimentaires. En 1686, Louvois prend une mesure protectionniste : il en interdit et le commerce, et le port. Face à la demande, la confection s’intensifie dans les pays protestants et un marché clandestin s’instaure. Malgré de nombreuses lois somptuaires durant toute la première moitié du XVIIIe siècle, le succès est immense, à telle enseigne que le peuple dans son entier en adopte l’usage à des prix, il est vrai, qui baissent au gré de la massification. Finalement, les mesures restrictives sont suspendues en 1759 et l’indiennage redevient légal. Les filatures se déploient, la demande devient commune et, pour y répondre, quelques grands noms de la proto-industrie textile vont rivaliser de génie (John Kay, Vaucanson, Jacquard), mettant au service du commerce leur inventivité et leur savoir-faire. La révolution industrielle s’amorce ici. Pour la première fois, le luxe devient nécessité, le marché libre fait plier l’État le plus centralisé qui soit, et l’offre, véritablement, s’impose dans les esprits, se déploie et suscite une demande massive, totale, subjuguée. L’industrialisation fera le reste et répondra au nombre par le nombre, à l’affluence de la demande par la reproduction illimitée d’articles convoités.
C’est seulement au cours du grand XIXe siècle que l’économie se désincarne, rompt toutes amarres avec la politique. Au mieux celle-ci devient-elle une science annexe chez les marxistes, un élément de superstructure au service de l’homo mercator. Selon l’expression de Karl Polanyi, l’économie se désenchâsse, elle n’a plus vocation à n’être qu’une activité imbriquée parmi tant d’autres, elle vole de ses propres ailes. De même que l’individu s’est peu à peu désolidarisé de la chaîne de ses semblables, l’économie s’est défaite de ses liens fonctionnels. Suite logique. Devant ce constat, deux attitudes prévalent et se disputent l’apanage de l’individualisme, la bonne façon de s’y conformer. Les libéraux assument totalement l’atomisation engendrée. Ne jurant que par les libertés accordées à l’individu, assorties toutefois des responsabilités qui lui incombent, ils savent dans le fond que le désintérêt vis-à-vis de leur prochain fait partie de leurs droits inaliénables. Quant aux socialistes, ils revendiquent également le confort des atomes mais ne parviennent pas à faire le deuil de la molécule et des liaisons organiques. Le tout-social est donc pour eux le moyen de retisser les liens rompus. Les premiers voient en l’État l’ultime surgeon du despotisme d’antan, les seconds le messie multipliant les pains et les distribuant ad libitum : ennemi des libertés dans un cas, champion de l’égalité dans l’autre. Or, tous sont enfants du Léviathan, tous ont fait le choix de l’utilitarisme économique, tous auront à assumer le monde tel qu’il vient.
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