Peut-on démontrer de façon indiscutable que la dégradation de l’enseignement des mathématiques est une catastrophe pour notre société ?
J'ai récemment comparé les programmes de mathématiques de la classe de terminale scientifique de 1971 à ceux de 2013, et insisté sur la disparition de plus de la moitié du programme, remplacée par la loi normale et des statistiques inférentielles.
A cette occasion, j'ai pu lire la réaction suivante qui n'est pas dénuée d'intérêt. J'ai légèrement modifié la citation, mais l'idée de l'intervention est respectée et la critique sévère :
« Vous écrivez de bons articles mais ils n’apportent pas assez d’éléments de preuves et vous restez dans le microcosme de l’enseignement. En clair qui pourrait s’inscrire en faux ? Vous énoncez un constat, l’enseignement des mathématiques est allégé, et pour le reste vous affirmez que les conséquences en sont graves pour le monde hors éducation. Mais on doit vous croire sur parole.
Quels sont les résultats recherchés dans l’enseignement et comment mesurer leur achèvement ? Comment peut-on voir de façon indiscutable que la dégradation de l’enseignement des mathématiques est une catastrophe pour notre société ? Je comprends bien que nos sociétés sont essentiellement scientifiques (surtout technologiques) et que les mathématiques sont importantes, mais à ce point ?
Vous ne pouvez pas vous contenter de ne vous adresser qu'à des matheux : vous devez montrer les conséquences de ces choix en matière d'éducation. La mortalité augmente ? Les gens meurent de faim ? Les avions tombent ?
Pour ce qui concerne l’enseignement vous avez raison, mais l’enseignement n’est pas une fin en soi. Vous n’avez ni montré ni démontré la catastrophe, ce qui est paradoxal dans un article qui aborde la démonstration ! »
Je voudrais ici répondre un tant soit peu à ces questions.
Je commencerai par dire que mon interlocuteur a raison sur ce point : l’enseignement ni la connaissance ne sont une fin en soi. On peut très bien vivre, et vivre heureux, sur une île déserte du moment que l'on a un temps idéal et de quoi manger.
Je suis désolé de jouer les Cassandre dans un débat qui, de plus, est déjà tranché. On désire maintenant travailler sur des compétences et ne plus parler de connaissances. On n'a pas besoin de connaissances scientifiques pour allumer sa télévision ou son téléphone intelligent. Juste un savoir-faire et cela suffit. Il est inutile d'avoir des connaissances scientifiques pour vivre, respirer, cuisiner des plats, vendre des vêtements, obéir à son patron, créer une secte, entrer en religion, suivre des instructions pour utiliser une machine… J'accorde donc que les « conséquences ne seront pas graves pour le monde hors éducation », et je peux nous rassurer : on continuera à respirer.
Je n’arriverai pas à démontrer « de façon indiscutable que la dégradation de l’enseignement des mathématiques est une catastrophe pour notre société ». Vous me demandez là quelque chose d’impossible puisqu’il existe de nombreuses sociétés qui n’étaient pas scientifiques depuis la nuit des temps. Il n’y a d’ailleurs eu que ça. On a eu droit à des groupes d’individus, des clans, des groupes plus imposants et plus structurés, des approches magiques à la pelle, et des sociétés soudées autour de tout autre chose que les sciences : une terre, un chef, une économie, une religion… Ces sociétés étaient des réussites suivant le point de vue adopté. Ces « réussites » sont autant de contre-exemples. Et entre nous, si les avions tombent, on peut s’en accommoder car ces véhicules ne sont essentiels ni à la vie sur Terre, ni au bonheur : il n’y a qu’à regarder mon chat.
Je ne prendrai pas le temps à essayer de démontrer qu'il est utile, pour notre société et pour le progrès de l'humanité, de préparer au mieux des adolescents de 16 ans qui en ont la possibilité et qui désirent faire carrière dans un domaine particulier (scientifique, technique, littéraire, professionnel ou autre) en leur offrant une formation adaptée à ce domaine, une formation qui ne leur fasse pas perdre de temps sur des apprentissages futiles. Je sais que tout est relatif, et que ce qui est futile aux uns est indispensable aux autres. Mais n’y a-t-il pas de place pour tous les talents ? N'est-ce pas de notre responsabilité d'encourager et de permettre à des jeunes de se former sur une durée raisonnable, et pour cela de se spécialiser un tant soit peu à partir de 16 ans ?
Je suis désolé de ne m’intéresser encore une fois qu’aux enseignements scientifiques, surtout quand je sais que tous les autres enseignements souffrent énormément depuis l’accélération des réformes dans l’éducation. Mais c'est là où j'en connais le plus ! Il faudra donc transposer et parler des autres disciplines, soin que je laisse à d'autres spécialistes qui ne manqueront pas de s'exprimer, je l'espère. Donc je vais quand même poser cette question que beaucoup trouveront abusive :
« Qu’est-ce qui justifie que l’on impose des heures de morale et à nouveau des heures d’histoire-géographie en terminale scientifique ? »
Dès qu'on entend cette question, on a envie de répondre ce qui nous vient immédiatement à l’esprit : ces enseignements laissent une place aux humanités et permettent de construire le citoyen de demain en lui donnant les moyens de comprendre le monde qui l'entoure. Ne devoir travailler que des sciences, c’est oublier que nous sommes dans une société humaine plus complexe. Tout est dit.
Ce n’est pas faux, et j’aurais moi-même tendance à acquiescer car, comme beaucoup, j’adore lire des livres historiques, suivre des émissions sur les chaînes Histoire ou Encyclopédie, et m’intéresser à la géopolitique. J'aurais donc tendance à répondre mécaniquement que cette pluridisciplinarité est une bonne chose, et demander que l'on continue d'étudier la géographie en terminale.
Réagir ainsi ne signifie-t-il pas que l'on a acquis des automatismes et que l'on va bien vite en besogne ? Car avant de décider quoi que ce soit, on devrait se poser certaines questions :
1) Pendant combien de temps doit-on rester dans un tronc commun ?
2) A-t-on encore besoin de scientifiques, d’ingénieurs et de médecins ?
3) Prend-on un risque à reculer autant le moment d'un début de spécialisation ?
4) Prend-on tous les élèves pour des tèbès qui ne sauront jamais dans quels domaines s'orienter ? (NDA : « tèbè » est un mot créole qui signifie « idiot », dérivé du français « hébété ».)
5) Que faire de ceux qui sont attirés par un domaine particulier et ont le niveau ?
6) Peut-on tout enseigner en sciences sur les trois seules années de licence ? Quand on sait que le niveau L1 (première année de licence) de la faculté des sciences est appelé à devenir généraliste, avec de la méthodologie et de l’interdisciplinarité à hautes doses pour permettre les réorientations, que le ministère propose d'augmenter l'interdisciplinarité des L2, et que les stages en entreprises en L3 sont obligatoires et n'apportent souvent aucun approfondissement dans le domaine enseigné, la question mérite d'être posée.
7) Que deviendra le vivier des scientifiques de demain si on ne les forme pas dès le lycée ?
C'est en répondant à ces questions que l'on saura s'il est souhaitable de repousser toute spécialisation aux calendes grecques.
En instituant un tronc commun au lycée, on se prive d'un temps d’étude que l’on ne retrouvera jamais. L’université ou les classes préparatoires aux grandes écoles n'y pourront rien.
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On pourra lire l'article de Céphale intitulé
La dégradation de l'enseignement. Publié sur Agoravox en 2007, cet article montrait déjà les conséquences néfastes des choix idéologiques et pédagogiques effectués plus en amont. L'aventure continue en 2013 !