La délation et le président Sarkozy : faire confiance à l’administration ou à la responsabilité de chacun ?
Pour avoir écrit récemment sur AGORAVOX un article intitulé, « France, patrie des droits... du délateur », comment ne pas applaudir le président Sarkozy quand, dans son discours devant le MEDEF à HEC en Jouy-en-Josas, jeudi 30 août 2007, il s’est écrié : « A quoi sert-il d’expliquer à nos enfants que Vichy, la collaboration, c’est une page sombre de notre histoire, et de tolérer des contrôles fiscaux sur une dénonciation anonyme, ou des enquêtes sur une dénonciation anonyme ? Si quelqu’un veut dénoncer, qu’il donne son nom et l’administration garantira son anonymat » ?
Sauf erreur, il est le premier président de la République à poser si ouvertement le problème de la délation dans notre démocratie. Cela mérite d’être salué.
Entretenir la confusion dans les esprits ?
À en juger par les réactions réservées voire négatives des milieux policiers et judiciaires dont Le Monde a fait état dans son édition du 1er septembre, on mesure à quel point la dénonciation est inscrite dans les mœurs de la société française. Commissaires et magistrats s’insurgent contre ce qu’ils perçoivent comme une menace pour l’élucidation des crimes et des délits : « Je ne vois pas comment on pourrait se passer de ce type d’informations, dans des affaires comme les stupéfiants, les affaires sexuelles, les violences dans les cités », déclare au Monde Patrice Ribero, secrétaire général adjoint du syndicat Synergie. « Si le seul objectif, c’est d’éviter la délation, c’est louable, renchérit un procureur, mais si c’est pour éviter que certaines affaires sortent, c’est plus embêtant. »
On voit bien comment la confusion est tout de suite entretenue dans les esprits sur un sujet aussi capital, à seule fin sans doute de défendre un statu quo qui fait de chaque Français un possible dénonciateur. Or quelle société de solidarité peut se construire sur un tel soupçon permanent de chacun à propos de chacun ?
Le rappel d’un principe et d’une expérience nationale tragique
De la réponse que l’on apporte à la question du rôle de la dénonciation dépend à l’évidence le type de société dans laquelle on veut vivre.
Le président de la République a le mérite de poser un principe et de rappeler une expérience nationale tragique : la dénonciation à tout va est le propre des sociétés totalitaires.
Même les enfants étaient appelés sous le régime nazi à dénoncer leurs propres parents. On embauchait sous Pétain pour traiter le flot de dénonciations qui se déversait chaque jour sur les bureaux de la Milice. Les polices politiques dans les pays de l’Est avaient des indicateurs partout : la Stasi en RDA était particulièrement performante. Mais dans des démocraties en crise, la dénonciation a aussi gangréné les relations sociales comme au temps du macarthysme aux USA ou au cours de la guerre anglo-irlandaise quand la recherche de l’information conduisait à infiltrer des agents au sein même des groupes ennemis ; un événement est venu récemment rappeler cette réalité : Denis Donaldson était un des amis de Bobby Sands, ce militant irlandais qui a mené en 1981 une grève de la faim mortelle avec ses compagnons sans pouvoir obtenir le statut de prisonnier politique revendiqué ; il a été retrouvé assassiné de plusieurs balles en avril 2006 ; il avait avoué, en décembre 2005, avoir travaillé pendant vingt ans pour les services secrets britanniques !
Un nécessaire encadrement de la dénonciation par la loi
Ceci dit, dans une démocratie, la lutte contre le crime ne peut se passer d’informations. La loi encadre précisément la dénonciation : elle en fait même un devoir au citoyen pour certains crimes particuliers avant comme après leur perpétration.
Seulement, chacun sait que ces dénonciations obligatoires représentent bien peu de chose dans l’immense prurit de délation qui démange tant d’ « honnêtes gens » et les poussent à saisir les autorités pour un oui ou pour un non. Un obscur inspecteur d’académie du Gard déclarait en novembre 2000 recevoir une « cinquantaine de dénonciations par semaine » ! Peut-on soutenir que ce sont toujours des sentiments estimables, civiques et moraux qui animent ces maniaques de la dénonciation ?
Ne faut-il donc pas cadrer ces initiatives qui peuvent nuire durablement à une personne ? On peut penser que l’expérience de « l’affaire Clearstream » où il a été dénoncé à tort, a fait toucher du doigt au président Sarkozy la malignité de ce système où tout le monde peut dire n’importe quoi sur tout le monde sans en assumer la responsabilité ? On ne croit finalement au bâton que quand on l’a reçu.
La sagesse de l’administration comme garantie ?
C’est pourquoi la solution que préconise le président Sarkozy paraît insuffisante. À l’en croire, il suffirait de faire confiance à l’administration dont la sagesse saurait faire le tri entre « le grain et l’ivraie », la bonne dénonciation et la délation calomnieuse. Outre que le délit de dénonciation calomnieuse est quasiment impossible à prouver grâce à la jurisprudence savamment restrictive concoctée par la Cour de cassation, peut-on être sûr que les autorités administratives chargées de cette discrimination entre les dénonciations ne seront jamais malveillantes ? L’expérience montre au contraire que ces dénonciations sont attendues comme pain bénit - quand elles ne sont pas suscitées - par des administrateurs qui ne tolèrent aucune opposition, et aujourd’hui, par temps de contre-pouvoirs démantelés, ils sont plus nombreux qu’on pense ! On imagine aisément ce qu’ils peuvent faire des dénonciations mettant en cause leurs amis et le traitement qu’ils réservent au contraire à celles qui dénigrent leurs ennemis.
La démolition secrète et concertée de la loi du 17 juillet 1978
Une règle avait donc été trouvée, il y a 29 ans, sous la présidence de V. Giscard d’Estaing, et on ne comprend pas qu’elle ait été abrogée, il y a 7 ans en catimini... par le gouvernement de la Gauche plurielle ! La loi du 17 juillet 1978 avait posé en principe dans son article 6 bis que tout document nominatif mettant en cause une personne par son nom lui était communicable de droit si elle en faisait la demande. Il s’agissait ni plus ni moins que de donner la possibilité à une personne dénoncée de pouvoir se défendre et au dénonciateur d’assumer la responsabilité de sa dénonciation. L’administration a très mal vécu cette loi, au point qu’on peut soutenir qu’elle a tout fait pour l’appliquer avec mauvaise grâce, voire en obtenir des modifications comme "l’anonymisation" du signataire de la dénonciation ou encore le droit... de perdre une lettre qu’elle ne voulait pas donner.
L’étape ultime de son combat pour l’opacité a été la loi du 12 avril 2000 dont on a décrit sur AGORAVOX tous les méfaits. Un nouvel article 6 a remplacé l’article 6 bis initial et a, par un jeu de mots, rendu impossible la transmission d’une lettre de dénonciation à sa victime, au motif que sa divulgation pourrait porter préjudice... au dénonciateur ! Il faut le faire ! Le sort de la victime préoccupe moins la loi française que celui de son éventuel agresseur !
Interrogés depuis sept ans sur ce scandale, tous les ténors politiques ou bien ont nié en chœur et en toute mauvaise foi la réalité des faits, ou bien l’ont approuvée chaudement.
La République sérénissime de Venise a fait régner la terreur dans la ville pendant des siècles par un réseau d’indicateurs omniprésents : une « Bocca di Leone » dans chaque quartier et au Palais des Doges était à disposition pour recueillir dans sa gueule grimaçante les billets de dénonciation attendus. On en était venu à faire durer le plus longtemps possible le Carnaval tant l’air de la délation était devenu irrespirable : sous les masques les langues pouvaient au moins un peu se délier. On voit encore aujourd’hui ces « Bocca di Leone » en se promenant dans Venise. Mais les touristes se soucient-ils de ce que signifient ces curieuses boîtes aux lettres en pierre ? (Voir la photo ci-contre)
Sans doute n’en voit-on pas dans les rues en France, mais la société française n’en accorde pas moins un régime favorable aux dénonciateurs puisqu’ils n’ont pas à craindre d’avoir à assumer la responsabilité du préjudice qu’ils peuvent causer à leur victime par leur dénonciation quand elle est calomnieuse.
Si le président Sarkozy veut montrer, comme il l’a dit devant le Medef, qu’il croit vraiment à la nécessaire éducation des citoyens en temps de paix civile pour que ne se revoie plus la frénésie de délation qui s’est emparée des Français sous le régime de Pétain, il n’a qu’une simple mesure à prendre : soumettre au Parlement l’abrogation du funeste article 6 de la loi du 12 avril 2000 et le rétablissement de l’article 6 bis originel de la loi du 17 juillet 1978. Ce sera la pierre de touche de sa volonté de réformer la société française en matière de délation.
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