Lors de chaque débat politique, lors de chaque intervention des représentants des différents partis français, nous remarquons une constante, et une seule : il s’agit de prendre des mesures démocratiques, parce que nous sommes en démocratie, et parce qu’il ne faut pas, surtout, que le pouvoir soit absolu. Depuis le Parti Socialiste, qui dénonce à tout va les pointes d’autorité de l’UMP au pouvoir, incompatible selon lui avec sa conception de la démocratie, jusqu’au parti présidentiel, qui s’insurge régulièrement contre les mouvements de grève, qui restreignent les libertés de ceux qui veulent travailler (par exemple, les grèves des cheminots), tout le monde s’estime démocrate, mais à sa façon... Au final, qui est mystifié, sinon le peuple ?

C’est en opposition à la démesure de la monarchie absolue que la France entrait, officiellement en 1789, en démocratie, sous-entendu : l’idée que les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, étaient contrôlés par une seule personne, en l’occurrence Louis XVI, ne semblait plus acceptable (c’est la théorie qu’émet Montesquieu dans L’Esprit des Lois). Désormais, le peuple entier, fossoyeur de l’arbitraire royal symbolisé par la Bastille, serait maître de son destin. Bel idéal, hélas jamais réellement accompli. D’où l’enjeu historique majeur en France : l’achèvement de la Révolution.
La notion d’arbitraire : l’origine et la finalité
Dès l’origine, un problème de fond était posé. En effet, il était impossible de conclure que parce que le Roi gouvernait seul, son action n’était pas orientée à l’avantage du peuple. Comme l’affirme Aristote dans le Politique, dans la Royauté, "un seul individu a en vue l’avantage commun" et seule la tyrannie, "déviation" de la Royauté, est mauvaise en tant qu’elle "vise l’avantage du monarque". Ainsi, cette accusation d’arbitraire, qui consiste à dire que le pouvoir ne doit pas être laissé à une seule personne, quand bien même cette personne connaîtrait les besoins de son peuple, est essentiellement négative, et n’offre aucune garantie s’agissant de la réussite d’un pouvoir commun.
C’est ce que dit Platon dans la République, quand il prend fait et cause pour une forme de gouvernement où des philosophes rois auraient le pouvoir : "Aucun homme, quel qu’il soit, en aucune fonction de direction, dans la mesure où il exerce cette direction, ne considère ce qui est son intérêt propre, ni ne le prescrit, mais bien ce qui est utile à celui qu’il dirige et par rapport auquel il est l’expert en son art". Aristote, quant à lui, va jusqu’à certifier "que par nature les uns soient libres et les autres esclaves, c’est manifeste, et pour ceux-ci la condition d’esclave est avantageuse et juste".
Bien sûr, il n’est aujourd’hui pas question de considérer les paroles de ces illustres penseurs comme un exemple à suivre, mais il importe toutefois de noter la confusion qui a pu être établie entre le fait d’être le seul à gouverner et le résultat de ce pouvoir, comme si un homme qui conduisait seul un bateau ne s’intéressait pas au sort de tous les marins, mais uniquement au sien. Tout cela est absurde, et s’il fallait que tous les marins se mêlent de s’essayer chacun au gouvernail, la situation ne pourrait qu’empirer.
La conception occidentale de la démocratie : la liberté doit primer
L’idée de démocratie fut donc entendue dès les commencements par "le gouvernement du peuple pour le peuple" (à noter qu’Aristote considérait la démocratie comme une dérive, en tant qu’elle vise selon lui "l’avantage des gens modestes"). Garantissant l’égalité devant la loi et les libertés individuelles (presse, opinion, propriété privée - un principe que ne reconnaît le Parti Communiste...), elle reste un idéal et est devenue une idéologie en elle-même : une proposition considérée comme antidémocratique serait immédiatement rejetée car vue comme tyrannique...
Cependant, il y a à vrai dire autant de conceptions de la démocratie qu’il y a de démocrates sur cette terre, certains s’intéressant plus à la liberté, d’autres davantage à l’égalité. En France, et, de toute évidence, dans l’Occident, c’est la liberté qui domine (la devise de la République française place la liberté en première place). Ainsi, par opposition aux régimes socialistes de l’Est pendant la Guerre Froide, qui privilégiaient nettement l’égalité, vu le sort qui était réservé aux libertés individuelles (de culte, d’opinion, de déplacement...), l’Occident a tout misé sur la liberté et, à ce titre, on parle de démocraties libérales pour caractériser les Etats-Unis, le Japon et les pays de l’Union européenne.
Cette insistance sur la liberté n’est pas simplement électorale et morale, mais aussi économique. Dans la lignée d’Adam Smith, il s’agit de promouvoir le libéralisme économique, autrement dit de faire jouer la concurrence, dans la limite de règles de moins en moins contraignantes (sauf en temps de crise, le protectionnisme est l’ennemi numéro 1...), sans s’inquiéter des réels besoins des peuples et sans que l’Etat intervienne pour redistribuer l’argent perçu par les entreprises.
Les individus contre le peuple
On l’a compris, la démocratie libérale est plus spécifiquement celle des individus. La défense des libertés individuelles (on peut penser l’inverse de ce que met en oeuvre l’Etat ; on peut faire tout ce qu’on veut, tout et n’importe quoi, du moment que cela ne gêne pas autrui ; ) et la passion des contre-pouvoirs, comme s’il était malsain que le pouvoir remis par le peuple -qui a la souveraineté- à ses représentants, soit trop important, entraînent inévitablement un rejet de tout ce qui n’avantage pas à tout moment les individus (les impôts ont beau garantir une certaine redistribution des richesses, ils sont mal vus par les citoyens les plus modestes), de tout ce qui ne correspond pas à leurs attentes à eux (ainsi, Yannick Noah, qui prétendait vouloir quitter la France si Nicolas Sarkozy était élu président de la République, ce qu’il n’a d’ailleurs pas encore fait).
En effet, on constate aujourd’hui une augmentation vertigineuse des inégalités dans notre pays, ce qui a une incidence pernicieuse sur le troisième pilier de la France, la fraternité. En revanche, la passion de la liberté, vue comme absence d’obstacles à nos caprices, est sans cesse poussée un peu plus loin.
Oui, sur le modèle des Etats-Unis d’Amérique, tandis que la communauté se disloque, conséquence de l’égoïsme et des rancoeurs exacerbées par le creusement des inégalités, tandis que le communautarisme se développe, tandis que chaque groupe, chaque lobby, qu’ils défendent les bouddhistes de France ou les traders en crise, veulent que leurs droits à eux soient reconnus, au mépris de la communauté nationale et de l’intérêt général, se prépare dans les démocraties libérales la crise la plus grave, peut-être, qu’aura connue l’histoire. Marcel Gauchet avait vu, dans son article Quand les droits de l’homme deviennent une politique, que la défense des droits des individus avant tout était une impasse : "On aurait peut-être davantage de latitude pour les individus, mais certainement moins de capacité à délibérer en commun. Constituer les droits de l’homme en politique, c’était se promettre à l’impuissance collective".
La démocratie libérale, voulue par la bourgeoisie de 1789, a contribué à saper l’autorité et la solidarité des groupes : "L’éternelle ironie de l’histoire s’est chargée de solenniser cette intronisation, en faisant se téléscoper le bicentenaire de 1789 et la débandade de l’Empire soviétique. Par la grâce d’une nouvelle révolution des droits de l’homme, les vertus retrouvées de la révolution bourgeoise ont dressé leur autel sur les ruines de la révolution prolétarienne".
Il ne s’agit pas d’être contre-révolutionnaires, vous l’aurez compris, mais d’être révolutionnaires pour de bon, exaltant, en fait d’égalité, une juste adéquation de nos conditions de vie à nos besoins psychiques et physiologiques, et en fait de liberté, non pas cette ignoble mise en avant du caprice et de l’inconstance, mais l’obéissance à la loi naturelle de l’homme, au-delà des errances du temps et des humeurs, la sujétion docile et comprise à l’autorité, car dans la démocratie rêvée, l’autorité de l’Etat est tout sauf un ennemi, tout sauf un obstacle : c’est l’appui indispensable pour vivre bien - en communauté.
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