La laïcité et la séparation du corps et de l’âme
Les diverses conceptions parfois antinomiques de la laïcité proviennent-elles d’une identité culturelle fondée ? Qui des rationalistes, des matérialistes ou des spiritualistes sont les tenants d’une laïcité conforme à l’intention première de la République ?
Il est de coutume en France, aujourd’hui, de séparer les tenants d’un certain rationalisme qui serait issu des Lumières, d’un courant spiritualiste, qui serait soi-disant issu d’un obscurantisme religieux.
En bref, d’un côté la science et les esprits rationalistes, et de l’autre les mystiques et autres irrationnels.
Pourtant, la réalité historique, culturelle et philosophique de notre pays est tout autre.
L’existence de l’âme indépendamment du corps est un
phénomène-clé qui permet de comprendre les enjeux de la question
spirituelle autant que de l’orientation d’une civilisation.
Une civilisation, qui considère que l’âme n’existe pas,
que l’homme est un accident cellulaire, le produit d’une chimie
intrinsèque à la nature, a des orientations absolument différentes de
celles d’une civilisation qui reconnaît à l’homme son essence
spirituelle distincte de la matière.
En général, nos civilisations se trouvent quelque part
entre ces deux extrêmes, car les individus qui les composent favorisent
chacun l’un ou l’autre aspect qui deviendra proéminent sans être absolu.
La raison pourtant n’a pas toujours été du côté des
matérialistes, au contraire. Bien souvent le scientifique se dit
cartésien, et confond rationalisme avec matérialisme. Le matérialisme,
quoi qu’ayant existé dans le monde depuis des milliers d’années (voir
les joutes oratoires entre les différents courants hindouistes bien
avant notre ère), a commencé son essor en Europe au XIXe siècle (l’un
des plus célèbres matérialistes de cette époque fut Karl Marx).
Descartes, lui, parangon de la rationalité, plaidait
sans retenue pour une existence de l’âme distincte de celle du corps.
Dans le Discours de la méthode, il écrivait :
"Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et
voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y
avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais
pas feindre pour cela que je n’étais point... Je connus de là que
j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de
penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune
chose matérielle ; en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par
laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et
même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne
fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est."
Du côté des Lumières, Voltaire lui-même attribuait la
cause de la matière à une force non matérielle, une force distincte du
corps. Dans une lettre au roi de Prusse (Frédéric II) d’avril 1737, il
écrivait :
"Mais quelle sera la raison de l’existence des
corps ? Il n’y a certainement que deux façons de concevoir la chose :
ou les corps sont tels par leur nature nécessairement, ou ils sont
l’ouvrage d’un libre et très libre être suprême. Il n’y a pas un
troisième parti à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des
difficultés bien grandes à résoudre. Quelle sera donc l’opinion que
j’embrasserai ? Celle où j’aurai, de compte fait, moins d’absurdités à
dévorer. Or je trouve beaucoup de contradictions, de difficultés,
d’embarras dans le système d’existence nécessaire de la matière ; je me
range donc à l’opinion de l’existence de l’être suprême, comme la plus vraisemblable et la plus probable... Je la crois cette vérité, mais je
la crois comme étant ce qui est le plus vraisemblable ; c’est une
lumière qui me frappe à travers mille ténèbres."
Le combat des Lumières était un combat contre
l’obscurantisme, mais absolument pas un combat contre le spirituel ou
le religieux. De la même manière, la laïcité était et doit rester un
combat contre une Église qui imposerait sa pensée aux citoyens d’un
pays, et non un combat contre l’aspect religieux ou spirituel de
l’homme.
Certains attribuent les racines philosophiques de la France à la philosophie greco-romaine.
Pythagore, cauchemar ou joie de nos premiers cours de
mathématique, considérait l’âme immortelle. Il la disait évoluant d’un
corps à un autre, mort après mort, et est l’auteur du célèbre "sema soma" (le corps est le tombeau), signifiant que l’attachement de l’esprit au corps était une prison qui empêchait l’âme de vivre pleinement.
De la même manière, Platon donnait à la
philosophie le but ultime de délivrer l’âme de son assujettissement au corps :
"Tant que nous avons un corps, et qu’un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que
nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l’affirmons, ce à quoi nous aspirons, c’est le vrai."
Deux siècles après Jésus-Christ à Rome, le philosophe Plotin déclarait dans la première Ennéade : "Supposons
l’âme, comme le veut sa nature, placée dans le corps, soit au-dessus de
lui, soit en lui ; et formant avec lui tout ce qu’on nomme l’animal.
Dans ce cas, l’âme, en se servant du corps comme d’un instrument, n’est
pas forcée de participer à ses passions, pas plus que les artisans ne
participent à ce qu’éprouvaient les instruments. Quant aux sensations,
il est nécessaire qu’elle les perçoive, puisque pour se servir de son
instrument, il faut qu’elle connaisse, au moyen de la sensation les
modifications que cet instrument peut recevoir du dehors."
Bref, une culture qui n’a cessé de mettre en avant
l’existence de l’être en tant qu’entité distincte du corps, et
l’existence des corps comme outils, ou tout au plus habitacles.
Si certains ont à juste titre insisté sur l’importance
d’avoir un corps en bonne santé pour se permettre une élévation
spirituelle (de la même manière que Siddartha Gautama, il y a 2 500 ans,
découvrit après des années d’ascétisme la vanité de la mortification),
l’inversion qui conduisit la vieille Europe (et la France) à considérer
les hommes comme des cellules organisées ayant accédé à l’intelligence
par hasard ou destin est assez récente. Et ce n’est pas la culture
intellectuelle française.
A ce point du raisonnement, certains se demanderont
encore le lien entre la laïcité et la séparation de l’âme et du corps.
Par-delà le jeu de mot facile qui met en balance cette dernière avec la
séparation de l’Église et de l’Etat, il m’a semblé dernièrement que
l’évocation par des membres du gouvernement et le chef de l’État de la
dimension spirituelle de l’homme a soulevé une indignation (bien
souvent feinte) qui n’avait pas lieu d’être.
Evoquer la dimension spirituelle est parfaitement dans
la lignée de notre culture fondée sur la raison et totalement dans la
tradition philosophique de notre pays.
Imposer une vision religieuse à l’exclusion de toute autre serait liberticide.
Mais imposer une vision non spirituelle est tout aussi
liberticide, et est à mon sens une réelle violation des principes
fondamentaux de la laïcité. Athées, croyants, matérialistes,
spiritualistes et idéalistes doivent tous avoir liberté d’expression et
de pensée.
Refuser à un homme public le droit de s’exprimer sur une
conception spirituelle de l’homme fait de l’athéisme une religion
d’Etat. Et ça, c’est la mort rapide et définitive de la laïcité, dernier bastion de la liberté de conscience.
32 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON