La présentation par « France 2 » de « La journée de la jupe » : indigence ou malhonnêteté intellectuelle ?
Voudrait-on un exemple de l’indigence intellectuelle ou, à défaut, de la malhonnêteté intellectuelle d’un média officiel ? Il suffit de voir la présentation que le Journal Télévisé de France 2 a faite du film de Jean-Paul Lilienfeld, « La journée de la jupe », dimanche soir, 22 mars 2009. Olivier Bailly l’a mise en ligne sur Agoravox, le lendemain, pour illustrer son article : « Adjani s’explique sur la journée de la jupe ».
Le reportage est une sorte de sandwich où sont mêlées entre les commentaires journalistiques en voix off des scènes extraites du film et des bribes d’interview du réalisateur et d’une jeune actrice. (3)
L’effet ou le but de cette présentation est de détourner l’attention du problème posé par ce film que l’on a résumé, dans un précédent article, en y voyant une terrible fable sur la folie contrôlée de l’Éducation nationale (1). Le leurre de diversion mis en œuvre est lui-même une combinaison de plusieurs autres leurres.
1- La stimulation du voyeurisme
Le premier leurre est l’exhibition de quelques scènes de violences mises hors-contexte : la dispute autour du revolver tombé d’un sac d’élève, le coup de boule de la professeur à un élève, la professeur dominant des élèves à plat ventre, revolver au poing. La particularité du réflexe de voyeurisme stimulé est de paralyser la réflexion par la sidération que provoque le spectacle du malheur d’autrui.
Sous prétexte que des « tensions extrêmes ou (des ) situations drolatiques (l’)émaillent » est-il dit encore, ce film peut « être vu comme un thriller », catégorie vague à souhait relevant du sabir anglo-américain pour désigner des films souvent policiers fondés essentiellement sur l’attente fébrile de la conclusion d’une enquête ouverte en général après une mort violente. On ne saurait mieux ici désorienter le spectateur.
2- Le leurre de l’ambiguïté volontaire
Pour expliquer sans doute cette violence dans un établissement scolaire, le film fait alors l’objet d’une bizarre mise en garde : « Attention ! film politiquement incorrect ! » prévient France 2 qui le traite encore d’ « œuvre gonflée ». Est-ce un compliment ou un reproche ? L’ambiguïté volontaire n’insinue-t-elle pas une exagération, un culot déplacés de nature à discréditer le film ? Mais à quel propos ? On n’en sait rien. France 2 se donne seulement un air anticonformiste. Car, avec le cliché à la bouche, la chaîne se montre plutôt politiquement correcte : non seulement le film est un « thriller », mais c’est aussi un « huis-clos », formule creuse mais savante qui doit son succès au titre d’une pièce de Sartre, mais qui ne dit strictement rien sinon que l’action se passe entre des personnages enfermés dans un lieu. Avec ça on est bien avancé !
3- Le leurre de la mise hors-contexte
Mais France 2 entend manifestement insister sur une supposée exagération en s’empressant de corriger le réalisateur qui présente son film comme un « constat violent » conforme à la réalité, prétendant même qu’ « on peut aussi être un bourreau tout en étant victime » : « Un constat, concède la chaîne, même si le trait est forcé, c’est une fiction » se presse-t-elle d’ajouter. Par cette mise hors-contexte, elle se garde de préciser de quelle genre de fiction il s’agit et quel rapport elle entretient avec la réalité. Or ce n’est pas un roman, mais une fable dont l’originalité est d’user de symboles – forcément stylisés par nature - pour représenter dans une même histoire de nombreuses autres qui entretiennent avec elle une relation de ressemblance. Mais, pour être schématique, la fable n’en est pas moins porteuse d’une représentation fidèle de la réalité : qu’on relise les « Fables » de Jean de La Fontaine !
4- Le leurre de diversion proprement dit
L’attention est en même temps systématiquement détournée de l’essentiel. On souligne la performance « tout simplement époustouflante » d’Adjani : la star sert d’écran commode. Ou encore c’est une jeune actrice qui voit le film comme « une sonnette d’alarme » au sujet de la triste situation familiale de certains élèves. France 2 prétend, de son côté, que ce film visent exclusivement les professeurs. Il s’agirait, dit la chaîne d’ « une prof de français (qui) pète les plombs » et « ce film politiquement incorrect (…), du jamais vu, » aurait « de quoi faire grincer quelques dents professorales. » Et pourquoi donc ? On n’en sait pas plus.
On retrouve ici la simplification outrancière chère aux médias des relations dans l’École qui se limiteraient à un face-à-face entre professeurs et élèves. C’est oublier la grande ordonnatrice de ce face-à-face, l’administration elle-même. Cela change tout, puisqu’elle peut faire en sorte que le face-à-face soit facilité ou au contraire sévèrement contrarié. Mais les médias officiels, par une sorte d’allégeance tacite traditionnelle, se font un point d’honneur à ne jamais mettre en cause l’administration de l’Éducation nationale, forcément au-dessus de tout soupçon.
5- Le leurre de la vaccine
France 2 en apporte une preuve supplémentaire par le dernier leurre, le leurre de la vaccine. « On l’a compris, dit la voix off, le propos aborde les ratés de l’enseignement dans les lycées difficiles. » Va pour le mot « lycées », bien que le film mette en scène un collège. La différence n’est pas si grande : les mêmes problèmes se posent dans des lycées si on se souvient du lycée d’Étampes où une jeune professeur a failli mourir sous les coups de couteau d’un élève en décembre 2005.
C’est le mot « ratés » qui intéresse ici. Il a la même fonction que le mot « bavure » quand il s’agit de ne pas imputer à la police une faute inhérente à son fonctionnement. Comme un vaccin suscite des anticorps par inoculation de germes inactivés, le leurre de la vaccine, analysé par R. Barthes, vise à admettre un peu de mal pour faire accepter un grand bien. France 2 convient donc qu’il existe des « ratés » - l’erreur est humaine ! - , mais pour implicitement soutenir qu’ils ne remettent pas en cause le bon fonctionnement général de l’institution. En somme, des exceptions n’invalident pas la règle.
Or, c’est tout le contraire que montre ce film-fable : la crise soudaine que vit la professeur est le résultat d’une dénégation de la réalité par une administration qui ne prend aucune mesure pour rendre possible l’acte d’enseigner. Le symbole de la fuite du principal en pleine prise d’otages révèle cette démission ahurissante de l’administration. Il ne reste donc à celle-ci qu’à supprimer les symptômes qui risqueraient de l’amener à devoir qualifier sa conduite de folie institutionnelle : la responsabilité exclusive est rejetée sur les professeurs, qui, c’est vrai, pour avoir leur part de responsabilité dans le désastre, sont de bons boucs émissaires. Si, heureusement, à la différence de la professeur Sonia Bergerac, ils échappent à l’élimination physique, on sait leur réserver au besoin les bons soins de la psychiatrisation. Le Pr Henri Baruk (2) dénonçait déjà l’usage abusif de la psychiatrie dans l’Éducation nationale, le 5 février 1985, dans Le Quotidien du médecin.
Est-ce par souci de ménager l’intérêt du spectateur, ou l’image de l’administration de l’Éducation nationale, que France 2 a désorienté ainsi son public ? En tout cas, truffée de leurres, sa présentation du film ne permet pas de soupçonner que c’est une fable sur la dénégation obstinée de la réalité par une administration qui conduit l’École au désastre, en en faisant payer le prix à ses professeurs les plus lucides. Paul Villach
(1) Paul Villach, « « La journée de la jupe », une terrible fable sur la folie contrôlée… de l’Éducation nationale », AGORAVOX, 23 mars 2009
(2) Le professeur Henri Baruk, décédé le 14 juin 1999, était neuropsychiatre, membre de l’Académie de médecine, ancien directeur de la clinique universitaire de la Maison de Charenton. :
« J’ai vu, disait-il, des sujets refusant d’obéir à un ordre injustifié considérés comme « paranoïaques », tout sujet réclamant étant qualifié de « paranoïaque » sans savoir si ses réactions sont justifiées ou si elles sont délirantes. Certains sujets en butte à ces accusations ou à ces éliminations injustifiées peuvent finalement ne pas avoir la force de résister et tomber malade de dépression naturelle. » (in Le Quotidien du médecin, 5 février 1985.)
(3) Voix off du reportage de France 2 diffusé au JT de dimanche soir, 22 mars 2009 :
(Scène de la dispute autour du revolver)
« Ce sac contient un revolver. Attention, film politiquement incorrect. Une bagarre, un coup de feu et le prof de français pète les plombs, prend ses élèves en otages. Du jamais vu. De quoi faire grincer quelques dents professorales. On l’a compris, le propos aborde les ratés de l’enseignement dans les lycées difficiles. »
(Jean-PaulLilienfeld :
"Je n’ai pas cherché à faire quelque chose de violent. Je crois qu’il s’avère juste. Si on essaie de dresser un constat à peu près réel, il est extrêmement violent ".)
« Un constat, même si le trait est forcé, c’est une fiction, un huis-clos qui peut se voir comme un thriller. »
(Jean-Paul Lilienfeld :
"On est à la fois victime, oui, les gens qui habitent les quartiers défavorisés sont victimes avant de commencer plein de choses et en particulier du racisme qui existe, et on peut aussi être un bourreau tout en étant victime.")
(Scène du coup de boule)
(Une actrice élève :
"Je pense que ce film pourrait au contraire tirer la sonnette d’alarme, expliquer qu’il y a un réel problème, un fossé, quand on voit Isabelle Adjani avec toute cette force parler avec un très bon français, il est vrai quand à la maison on se retrouve avec des parents qui ne peuvent pas vraiment communiquer avec nous, qui ne peuvent pas nous apporter tout ce qu’on recherche, oui, il y a un fossé qui se crée.")
(Scène de la dénonciation du viol collectif)
« Tensions extrêmes ou situations drolatiques émaillent cette œuvre gonflée habitée par une Isabelle Adjani tout simplement époustouflante. »
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