La soumission à l’autorité
Jusqu’où doit-on obéir ?
Tous, nous avons été amenés à donner des ordres et à en recevoir. Comme tant d’autres j’ai eu à m’interroger sur la légitimité et le bien-fondé d’un ordre. Un ordre par définition suppose qu’il soit exécuté. C’est sa finalité. Jusqu’à quel point cependant doit-on obéir ? Bien sûr, c’est une question personnelle à laquelle on ne peut répondre pour les autres. Doit-on obéir à sa conscience ou à l’autorité à laquelle on accorde une légitimité ? Voici quelques exemples tirés de l’Histoire ou encore de la vie quotidienne pour tenter de poser les limites acceptables de l’obéissance.
Tout d’abord, il est clair que les révolutions sont toutes des refus généralement collectifs, même si ce sont quelques leaders seulement qui déclenchent le mouvement contre l’autorité en place. Les exemples nombreux dans notre histoire montrent clairement que lorqu’une situation - en général une situation sociale - est devenue insupportable il faut en changer et c’est pourquoi, après bien des péripéties, nous sommes en démocratie. L’Histoire et la société nouvelle issue des révolutions légitiment par la suite les changements intervenus et les insèrent au plus vite dans un corpus législatif et réglementaire, qui devient la loi qui, elle, doit être respectée, devient légitime à son tour et ne doit pas être ignorée.
Les situations individuelles sont plus intéressantes à examiner. On peut tout d’abord penser au général de Gaulle refusant les ordres du gouvernement de Vichy cependant légitimé par l’élection constitutionnelle du 10 juillet 1940 donnant tous pouvoirs au maréchal Pétain. Mais que penser de tous ceux qui, civils ou militaires, ont agi conformément aux ordres du chancelier Hitler, lui aussi élu démocratiquement en 1933 ? Que penser également du colonel Paul Tibbets aux commandes de l’Enola Gay larguant la première bombe atomique de l’Histoire sur une ville japonaise désormais tristement célèbre : Hiroshima. Plus près de nous enfin que penser des CRS qui chargent des grévistes, délogent des sans-abri ou de l’huissier de justice qui expulse une famille sans ressources de son logement ? Ils obéissent à l’autorité légitime.
Que penser enfin de tous ceux qui se sont mis au service des génocidaires. Le XXe siècle en regorge. Génocides arménien, juif, tzigane, cambodgien, ukrainien, tutsi pour ne citer que les plus connus. Sans oublier les millions de victimes du stalinisme. Combien d’exécutants ont obéi peut-être au nom d’un tyran à mettre en place ou d’un système à instituer ?
La meilleure explication semble résider dans le processus de Stanley Milgram. Stanley Milgram (né le 15 août 1933 à New York - décédé le 20 décembre 1984 dans la même ville) est un psychologue social. Il est principalement connu pour ses expériences sur la soumission à l’autorité. Il est à cet égard l’un des psychologues les plus importants du XXe siècle.
L’une de ses expériences est parfaitement décrite dans une scène d’I comme Icare un film français de Henri Verneuil sorti en 1979 qui a eu un grand succès. Voici la description de l’expérience de Milgram réalisée à l’université Yale à New Haven (Connecticut) dans les années 1960 qui demeure d’une réalité surprenante.
L’objectif réel de l’expérience est de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre même contraire à la conscience de celui qui l’exécute. Présentée comme une étude scientifique destinée à améliorer la mémorisation, en associant des substantifs à des adjectifs, elle met en scène trois intervenants :
- un élève, qui doit s’efforcer de mémoriser des listes de substantifs et d’adjectifs qui doivent rester associés. Il recevra une décharge électrique, de plus en plus forte, en cas d’erreur ;
- un moniteur qui dicte les mots à l’élève et vérifie les réponses. En cas d’erreur, il enverra une décharge électrique destinée à faire souffrir l’élève certes, mais lui permettre d’améliorer ses facultés de mémorisation : cette décharge sera de plus en plus forte pouvant lui laisser à penser qu’il infligera une punition extrêmement sévère en cas d’erreur ;
- l’expérimentateur enfin, universitaire, représentant officiel de l’autorité, vêtu de la blouse blanche du chercheur, qui arbitre l’expérience, donne les ordres et est le garant de la légitimité de l’expérience et du protocole. Ils sont en général deux et au cours de l’expérience ils expriment sur un point technique un désaccord, marquant de la sorte une faille dans le processus autoritaire.
Ainsi au cours de l’expérience le moniteur énonce les couples de mots à mémoriser, adjectifs (exemple : blanche) auxquels l’élève devra associer un substantif (exemple : barbe). A chaque erreur, il enclenche une manette et l’élève reçoit un choc électrique de puissance croissante (15 volts supplémentaires à chaque décharge) qu’il administre. La graduation va de 15 volts (une légère réaction de l’élève) à 450 volts (un hurlement laissant pressentir la mort possible) en passant par toutes les étapes intermédiaires (à 75 volts il gémit, à 150 volts il demande au moniteur d’arrêter l’expérience, à 300 il supplie qu’on le délivre et est dans un état de choc inquiétant, etc.).
En fait, l’élève est un comédien qui simule les souffrances reçues, le moniteur a été tiré au sort selon un tirage truqué faisant suite à une annonce passée dans la presse locale, mais il ignore que l’élève est comédien et qu’en fait les chocs électriques qu’il administre sont fictifs puisque l’appareillage électrique qui relie l’élève au moniteur est factice. En fait, tous ceux qui répondent à l’annonce se retrouvent dans le rôle du moniteur. C’est essentiel car c’est lui qui est l’objet de l’expérience, mais il l’ignore.
Le but de l’expérience est d’évaluer jusqu’à quel voltage vont les sujets (les moniteurs). A quel moment le conflit moral va apparaître chez le sujet ? A quel moment va-t-il décider de rompre avec l’autorité et désobéir. L’expérience montre par ailleurs que dès que cette dernière semble être en contradiction ou dès qu’elle présente une faille, le sujet remet plus facilement en cause cette autorité.
Quelques temps après l’expérience, les personnes qui avaient été « enseignant » recevaient un questionnaire et devaient donner une motivation à leur attitude ou tout au moins l’expliquer voire la justifier.
Il est intéressant de noter que près de 63 % d’entre eux menèrent l’expérience à terme en infligeant même à plusieurs reprises des électrochocs de 450 volts.
Milgram a lui-même reconnu ces résultats « inattendus et inquiétants ».
La leçon de l’expérience est cruelle : dans une démocratie, plus de 60 % des individus - honnêtes citoyens en tous points - sont prêts à infliger à leurs semblables, même s’ils ne leur ont rien fait, même s’ils ne les connaissent pas, des punitions pouvant parfois aller jusqu’à la mort. Ainsi en 1940 - on n’était plus tout à fait en démocratie, mais elle n’était pas encore très loin - en ne faisant qu’obéir, des policiers ont arrêté des juifs, des conducteurs d’autobus les ont emmenés dans des camps de regroupement (le Veld’hiv, Drancy, Compiègne, Pithiviers), des conducteurs de trains les ont emmenés dans des camps de concentration et des camps d’extermination (Auschwitz, Bergen-Belsen, Buchenwald, Dachau, Gross Rosen, Mauthausen, Ravensbrück, Treblinka et autres lieux du même type). Policiers, conducteurs d’autobus et de locomotives, commandants de camp n’ont fait qu’obéir aux ordres reçus. Ils n’ont fait que leur métier et avec compétence. Ils ont été comme fonctionnaires les bons exécutants d’une politique criminelle, sans le savoir, à des niveaux différents. Bien entendu, les actes les plus barbares et les exterminations finales dans les camps ont été confiés aux pires, aux détenus criminels, ceux qui n’avaient aucune conscience et étaient déjà des condamnés de droit commun. Certainement ceux qui auraient envoyé 450 volts !
49 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON